Journal de bord du festival de Prades (par Claude)
Samedi 19 juillet, 21 h 00 : soirée d’ouverture

On ne saurait rêver plus belle soirée d’ouverture, avec tous les officiels, les remerciements et la présentation du programme des Ciné-rencontres que Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, 11ème long métrage d’Emmanuel Mouret, véritable dentelle avec ses récits enchâssés, « d’une profondeur narrative, visuelle, dramatique et psychologique encore jamais vue dans son art », selon Positif. Les méandres du désir, la troublante porosité entre l’amitié et l’amour, les ondes du récit sentimental répercutées sur les narrateurs mêmes – thèmes récurrents et creusés d’oeuvre en oeuvre – dessinent une fois de plus un univers raffiné, à la limite de la préciosité, d’une sensibilité timide et d’une sensualité infinie, à l’image des deux actrices-phares du film : Camilia Jordana, dans le rôle de Daphné, qui attend son amant François (Vincent Macaigne) et reçoit en son absence le cousin de celui-ci, Maxime (Niels Schneider) pour des récits croisés et perturbants de leurs amours respectives ; Emilie Dequenne, étoile éteinte le 16 mars 2025, qui joue Louise en épouse sublime, découvrant la double vie de son mari François et lui jouant la comédie de la rencontre avec un autre homme, et même d’un repas en quatuor, pour le déculpabiliser de son infidélité et surmonter sa propre souffrance. Qu’importe que ce type de situation puisse paraître peu vraisemblable, on y croit tant les personnages, fins, cultivés, hyper-sensibles, semblent bienveillants et soucieux des autres.

Avec ses récits alternés et sa mise en scène tendrement manipulatrice (si l’on peut dire), ce film plus mélancolique que les précédents offre une mise en abyme de la création, comme narration de soi et des autres permanente, de la parole et de l’amour : la parole de l’un suscite en la développant et en l’approfondissant la parole de l’autre, et l’amour raconté au passé, et dont on se croit délivré, finit par ricocher sur le présent. La parole est performative, elle crée ce qu’elle exprime : à force de parler d’amour et de désir, loin de les conjurer, on les réactive, on les laisse s’insinuer et nous envahir à notre corps défendant. Tout se passe ici comme si le propos de Changement d’adresse, l’amitié proclamée dans son inaltérable pureté et irréversibilité, était radicalisé par la profondeur et la virtuosité narratives de Mouret, avec ses récits-gigognes : à parler d’amour, on finit par l’éprouver. Contagion que ce brillant moraliste du cinéma aime à placer sous le signe de La Rochefoucauld et de sa célèbre maxime : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » (Emmanuel Mouret, Entretien d’un rêveur en cinéaste, Maryline Alligier, p. 127).

Si le titre du film peut rebuter dans son aspect un peu démonstratif, ou le calque apparent de Rohmer, il renvoie bien à cette discordance, voire à cette dichotomie entre la parole et l’action que traduit le propos paradoxal du maître à penser de Mouret : « c’est quand le cinéma est devenu parlant qu’il est devenu muet ». La parole masque, embrouille, nous rend étrangers à nos propres sentiments. Et les gestes, les sourires ou les promenades au bord de l’eau de Daphné et de Maxime, leur étrange ballet fiévreux dans le cloître de l’abbaye, à Vaison-la-Romaine, souligné par des travellings avant, en disent plus que de longs discours pour laisser émerger l’indicible, l’émotion souvent suggérée par des vignettes, des images muettes de bonheur. Moments de silence où la musique classique prend le relais du marivaudage : une valse ou une berceuse de Chopin, une gnossienne de Satie, la barcarolle des Contes d’Hoffmann d’Offenbach ou la suite bergamasque du Clair de lune de Debussy.
Le cinéma de Mouret met en scène la surprise de l’amour, sans la cruauté de Marivaux, sans l’épreuve, la mise à nu, comme au scalpel, du sentiment qu’on se refuse à admettre, qu’on reconnaît ensuite en soi, et qu’on doit enfin se formuler à soi-même avant de le déclarer à l’autre. Ici, chez les amoureux de Mouret, pas d’aveu mais un baiser : c’est le désir qui s’exprime et sous sa forme la plus douce, la plus magique qui soit – le pari de ces lèvres jointes, une promesse diffuse et tremblante ou l’accomplissement d’une séduction ? Le désir fait loi : il fait même le scénario. La fin du film est à cet égard à la fois totalement surprenante et logique : alors que Daphné enceinte et François reconduisent à la gare Maxime, qui a craqué et couché avec la jeune femme, celle-ci, prétextant un mot à dire encore à l’ami-amant, remonte précipitamment l’escalier souterrain pour le rejoindre dans le compartiment et échanger avec lui un long baiser d’aveu bien plus que d’adieu – du moins le croit-on. Le train s’ébranle, tandis que François attend en vain, semble-t-il, sa compagne, jusqu’au moment où celle-ci remonte l’escalier. Le baiser a tout dit, l’amour impossible, le renoncement déchirant, « la petite seconde d’éternité / Où tu m’as embrassé / Où je t’ai embrassée / Un matin dans la lumière de l’hiver / Au parc Montsouris à Paris / À Paris » comme dirait Prévert dans « Le Jardin » (Paroles).
De même, Maxime, dans la narration à Daphné de ses amours passées, évoque l’étrange trio (mais non triangle) amoureux qu’il formait avec son ami d’enfance Gaspard (Guillaume Gouix) et Sandra (Jenna Thiam) dont le désir ne parvient pas à se fixer vraiment sur l’un des deux hommes, sans qu’elle renonce pourtant au couple : Sandra ne croit pas au couple prédestiné ni aux intérêts communs comme ciment de l’amour mais préfère laisser le hasard et le désir décider. Après avoir vécu un temps avec Maxime, elle s’installe avec Gaspard dans un superbe appartement bourgeois où les deux amants invitent leur ami commun à s’installer et partager leur quotidien. La situation pour le moins cocasse est le prétexte à des scènes savoureuses : une soiré télé où la jeune femme est assise entre les deux hommes, l’étalage de ses culottes en dentelle, mais aussi des moments plus orageux où, en digne personnage cultivé de Mouret, Sandra jette rageusement à la figure de Gaspard les livres de sa bibliothèque devant Maxime pour le moins embarrassé. Et comme le désir est triangulaire (on désire ici la femme de l’autre) selon l’analyse de René Girard intégrée par le réalisateur David (Louis-Do de Lencque-saing) à son montage, ce qui devait arriver se produit : Maxime et Sandra, Gaspard une fois parti, cèdent à leur désir. Pourtant, leur relation s’avère vite sans éclat – dans les deux sens du terme – peut-être parce qu’il n’y a plus de tiers, d’obstacle et d’interdit, donc de tentation. Le désir étant satisfait, et devant sans cesse se réinventer, l’amour est à nouveau en danger, d’autant que Maxime, rencontrant par hasard son ami Gaspard, apprend que celui-ci revoit Sandra, son ex-femme et que leur relation est repartie de plus belle, encore plus fougueuse. Ou quand la femme trompe son amant avec son mari, ou ex-mari et toujours ami ! Emmanuel Mouret excelle à tricoter ces chassés-croisés amoureux, ces revirements du désir, ces fluctuations de l’amitié et de l’amour où l’on ne fait plus la part de l’un et de l’autre : Sandra se promène bras dessus bras dessous avec Gaspard et l’embrasse tout en serrant discrètement la main de Maxime.

Si le désir est parfois surabondant et triangulaire, il peut aussi être à sens unique, comme celui de Daphné pour son professeur et réalisateur David, qui l’invite à dîner, lui fait des confidences sur une autre…rencontre sans comprendre qu’elle est transie d’amour pour lui…La créativité artistique ne donne pas forcément l’intuition amoureuse : inversement, Maxime, écrivain, trouvera plus l’amour que l’inspiration dans le Vaucluse et se contentera de raconter son histoire et de la vivre à défaut de l’écrire. Tout est bien qui finit bien pourtant, sur une note d’humour et d’émotion, Daphné, mariée à François se cachant derrière des sapins de Noël pour observer Maxime lui aussi en couple et embarrassé par l’arbre du renouveau.
Claude