Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof (4)

Téhéran, 2022, après la mort de Mahsa Amini : Iman (Missagh Zareh)  est nommé enquêteur au tribunal révolutionnaire, dernière étape avant de devenir juge d’instruction. Selon son épouse Najmeh (Soheila Golestani),  cette promotion va permettre au couple d’avoir une vie plus confortable, à savoir un appartement plus grand dans lequel leurs deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), la première étudiante, la seconde encore lycéenne, auront chacune leur chambre. Cette famille iranienne que l’on peut qualifier de privilégiée offre l’image d’une famille unie et bien policée. Chacun est à sa place, du moins en apparence, et chacun respecte les règles établies : Najmeh est une épouse parfaite, s’occupant des tâches quotidiennes, dévouée envers son mari,  inculquant à ses filles le respect du père et l’obéissance qu’elles lui doivent. Le réalisateur nous plonge dans un huis clos qui va s’avérer de plus en plus étouffant, et où l’apparente union familiale va voir ses certitudes se fissurer jusqu’à l’explosion totale des dictats familiaux, et brusquement voler en éclat : ce qui se passe dans la rue, à savoir les manifestations de septembre 2022, suite à la mort de Masha Amini, de jeunes femmes défilent scandant des slogans de liberté, réclamant la fin de la dictature des  mollahs :  elles veulent vivre comme elles le souhaitent, se débarrassant de l’autorité masculine, veulent une vie sans contraintes et sans voile, à l’image de cette jeune conductrice aux cheveux courts arborant tatouages et piercings dont le regard insolent défie celui de Iman qui finalement renonce à lui faire une quelconque remarque. Rezvan et Sana ne manifestent pas, mais elles suivent ce qui se passe à l’extérieur grâce aux vidéos qu’elles voient sur leur téléphone portable. Et elles aussi se sentent concernées : Rezvan est prise malgré elle dans les manifestations de ces jeunes étudiantes, son amie Sadaf ( Niousha Akhshi), y participant, est gravement blessée au visage par la police,  et Rezvan force sa mère à la recueillir pour la soigner, obligeant ainsi Najmeh à ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans la rue. Le visage défiguré de Sadaf peut être vu comme le premier point de bascule de cette vie ‘tranquille’, loin de la foule déchaînée, loin du bruit et de la fureur, et pourtant pas si loin que cela.  Najmeh qui d’ordinaire se range du côté de son époux, est ébranlée par ce jeune visage dont elle retire délicatement les chevrotines en pensant que peut-être il aurait pu être celui d’une de ses filles…. Puis, Sadaf disparaît, faisant partie, à n’en pas douter, des jeunes arrêtés de façon violente, frappés par la police et emprisonnés.

Puis vient une autre disparition, celle de l’arme qu’Iman s’est vu remettre afin de se protéger. Or Iman ne peut dire ouvertement que cette arme a disparu sous peine d’être lui aussi radié de ses fonctions et peut-être emprisonné comme traitre. Le film prend dès lors un tour très différent, celui d’une poursuite infernale, d’un homme, Iman, devenu totalement paranoïaque, obsédé par la restitution de l’arme de service, se méfiant de tout et surtout de ses filles et de sa femme, allant jusqu’à leur faire subir un interrogatoire par un ‘ami’ comme si toutes les trois étaient de dangereuses révolutionnaires. Iman devient l’inquisiteur sans pitié de sa propre famille, lui qui au début de ses fonctions d’enquêteur avait des scrupules à condamner sans avoir pris pleinement connaissance des dossiers qui lui étaient soumis. Iman n’est plus le même, Najmeh le lui fait remarquer, mais elle non plus n’est plus tout à fait la même, elle ne sait plus vraiment où se situer, essayant de ménager son mari et ses filles qui, elles, ont définitivement changé de camp, affirment désormais leurs opinions et leurs droits : elles sont entrées en résistance essayant dans le même temps d’entraîner leur mère avec elles et ainsi la sauver. 

On peut dire, sans exagération, que Les Graines du figuier sauvage sont à plus d’un titre un véritable tour de force. Par ce film, le réalisateur, exilé avant même que le film ne soit monté, force l’admiration. Comment est-il possible de réaliser une telle œuvre lorsque l’on n’a aucune autorisation pour filmer et qu’à chaque instant on risque d’être emprisonné ? Mohammad Rasoulof nous saisit dans un vertige hallucinant et haletant, passant de l’étroit appartement familial étouffant à une fuite dans des paysages montagneux écrasants et inquiétants, sur des routes poussiéreuses et désertes qui n’en sont pas moins menaçantes. Il ne s’agit pas là d’un road trip de liberté, mais au contraire d’un voyage vers l’enfer dans un village fantôme labyrinthique où la caméra tourne autour des protagonistes comme un tourbillon de la mort pour que la vie puisse renaître.

 Rasoulof nous montre ce qu’est le totalitarisme à l’intérieur même de la sphère familiale. L’évolution des personnages, du père et de la mère en particulier, est très subtile, comme si Rasoulof décortiquait ce qui se passe dans la tête de l’un et de l’autre. Les deux filles sont totalement acquises à la cause des manifestantes, elles représentent cette jeune génération de femmes qui osent résister et affronter l’autorité paternelle, la remettre en question, et qui oseront s’opposer à l’oppression d’une dictature.   

C’est par des touches tout aussi subtiles que le réalisateur nous montre ce qu’est un état totalitaire : les silhouettes des prisonniers enchaînés, vêtues de l’uniforme bleu rayé de noir que l’on conduit  dans une cellule,  celles énormes de dignitaires en carton devant chaque porte d’un couloir qui n’en finit pas, les portraits de mollahs tapissant les murs d’un bureau, enfin on comprend qu’il faut parler dans des lieux sûrs (voiture ou cantine) les bureaux étant sur écoute ;  le discours officiel présenté à la télévision et qui ment sur ce qui se passe réellement dans la rue, cette rue, théâtre des manifestations pour la liberté, étant incluse par des séquences réelles filmées par des portables ; enfin le mensonge, traqué dans les interrogatoires musclés de la police, ou au sein même de la famille, Iman menant lui-même les interrogatoires impitoyables de Najmeh et Rezvan et allant jusqu’à les enfermer : elles perdent leur identité et deviennent des prisonnières que l’on traite de façon inhumaine.

On notera, et ce n’est pas un hasard, que le film s’ouvre sur une séquence de nuit du village fantôme où Iman va prier après sa nomination et qu’il se referme sur ce même village labyrinthique écrasé de lumière, où s’élève la main d’un homme terrassé et enseveli qui rappelle ces statues déboulonnées de dictateurs lorsque les murs de l’oppression sont tombés. 

Rappelons qu’outre le réalisateur qui n’a eu d’autre choix que celui de l’exil, trois actrices, Mahsa Rostami, Setareh Maleki et Niousha Akhshi ont, elles aussi, fui l’Iran après le tournage, et que ces exilés arrivés au festival de Cannes ont exhibé les portraits de Missagh Zareh et Soheila Golestani qui eux n’ont pas pu fuir leur pays.

Un film courageux, fort et saisissant dans un monde miné par les extrêmes ressurgissant en Europe et dans les Amériques mais qui se termine malgré tout sur une note d’espoir.

Chantal

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