Le Crime de Monsieur Lange de Jean RENOIR (1936)

 

Soirée-débat jeudi 28 à 20h30Film français (janvier 1936, 1h24) de Jean Renoir avec René Lefèvre, Jules Berry, Florelle et Sylvia Bataille
Scénario : Jacques Prévert et Jean renoir
Musique : Jean Wiener et Joseph Kosma
Chansons : Jacques Prévert

Synopsis : Amédée Lange est recherché par la police. Alors qu’il a pris la fuite en compagnie de Valentine et a trouvé refuge dans un petit hôtel, il est démasqué par des clients. Valentine décide de leur raconter toute l’histoire et de les laisser juger du crime de M. Lange. Tout a commencé lorsque l’ignoble M. Batala, le patron de M. Lange a décidé de s’approprier les oeuvres écrites par ce dernier avant de s’enfuir et de se faire passer pour mort…

Reflet d’une époque bénie d’effusion collective qui conduira quelques mois après à la victoire du Front populaire, numéro d’acteur phénoménal de Jules Berry, méchant de service cauteleux et pourtant séduisant, « Le Crime de Monsieur Lange » de Jean Renoir, film libertaire tourné en 1935 et sorti en 1936, vaut aussi par sa fluidité et sa virtuosité techniques, ces mouvements de caméra poursuivant les personnages au cœur de cette cour intérieure du vieux Paris, où rayonnent petits commerces ou artisanats, blanchisserie et imprimerie et un fameux panoramique au moment crucial : la mise en scène suit en effet la sortie de monsieur lange (René Lefèvre) de l’atelier, la descente des escaliers, sa traversée de la Cour vers Batala l’odieux patron de la maison d’édition, scène un instant abandonnée au profit d’un panoramique de 360° qui nous ramène aux deux personnages et au meurtre de Batala par Lange d’un coup de revolver. Mouvement déconcertant, qui donne le vertige et suggère la folie pourtant motivée qui s’est emparée du bien nommé quoiqu’un peu fade Lange, auteur de Arizona Jim, revue populaire, histoire de western et de héros rachetant le morne quotidien du rédacteur-dessinateur, lequel ne peut supporter le retour d’un directeur sans scrupule, violeur et séducteur impénitent : cet homme d’affaires véreux s’est permis de défigurer son travail par des encarts publicitaires et revient… d’entre les morts pour reprendre ses droits face à la coopérative créée par ses ouvriers ; il a en effet disparu – ou plutôt est passé pour mort – dans un terrible déraillement de train, endossant l’habit d’un prêtre effectivement tué dans l’accident…Ce panoramique a cependant été préparé, dans l’œil et l’esprit du spectateur, par un effet de persistance mentale, avec la scène où le concierge, ivre, tourne sur lui-même en traînant les poubelles et en entonnant des airs hoqueteux, part dans une direction pour ensuite faire le tour de la cour dans l’autre sens : ce sont en fait deux plans raccordés par cut. Au fondement du scénario, d’abord intitulé « Sur la cour », cette cour intérieure, reconstituée dans les studios de Billancourt, offre un microscosme social familier et pittoresque, un fourmillement propice à la fois à l’interférence, voire la confusion des vies privée et professionnelle, comme dans l’appartement zolien de Pot-Bouille, et à la circulation des regards – intimité contrainte, surveillance du concierge et des voisins, observation par le regard omniscient de la caméra au centre de l’espace, tel James Stewart dans sa chaise roulante captant le réel quotidien et le fantasmant dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock.

Si la restauration du film peut décevoir, avec un son grésillant et parfois difficilement audible, l’éclat des dialogues, ciselés au cordeau par Jacques Prévert, portés par la musique de Joseph Kosma, une chanson – « A la belle étoile » interprétée par Florelle – n’en est pas altéré : les répliques font mouche, telle cette réponse de Batala à qui ne regretterait pas sa disparition : « Les femmes si ! » ou l’appel à un prêtre, à l’heure de sa mort, par l’escroc lui-même camouflé en ecclésiastique qui n’hésitera pas à arnaquer une marchande de revues…Malgré la rigueur du scénario, une large part d’improvisation fut laissée aux acteurs, dont les déplacements virevoltants et l’enthousiasme communicatif lors de la création de la coopérative nous paraissent particulièrement jubilatoires.

Le film est construit sur un long flash-back, procédé encore rare à l’époque, dans l’hôtel, près de la frontière belge, où, aidés paradoxalement par Meunier, un actionnaire humaniste, se sont réfugiés Lange et son amie Valentine, patronne de la blanchisserie, après le meurtre de Batala. Valentine, percevant à travers la porte de leur chambre les réactions haineuses et intentions délatrices des clients du café qui ont reconnu dans le nouveau venu l’homme recherché par la police, en photo dans les journaux, entame alors devant ces « braves gens » attablés le long récit de leurs souffrances et la genèse d’un meurtre qui ne ressemble certes pas à son auteur ! A l’issue de cette narration enchâssée, lorsque le récit premier reprend ses droits, les habitués du bar constituent un jury populaire qui a tôt fait d’innocenter le coupable, qu’un dernier plan montrera sur une plage, partant vers la frontière, la liberté et l’oubli du passé. Cette fin à la fois heureuse, humaniste et quelque peu immorale, si l’on songe qu’un criminel, si compréhensible que soit son geste, doit en rendre compte, voire en payer le prix devant la société, a au moins un mérite : montrer que la foule, souvent primaire ou déchaînée – on pense à Fury de Fritz Lang ou à Panique de Julien Duvivier – pour une fois, peut être intelligente, lorsqu’elle s’incarne dans un peuple sain et laborieux…

Pour autant, ce film, né de l’unique collaboration de Prévert l’anarchiste et de Renoir tenté par le communisme, ne me paraît pas absolument convaincant en termes idéologiques : certes, nous n’en sommes pas encore au Front populaire mais la coopérative, peu explicitée et mise en scène, relève plus dans le scénario d’une réponse dramatique à la fuite frauduleuse de Batala que d’un projet socio-économique. C’est d’autant plus dommage que ce fonctionnement a pu être inspiré au cinéaste par l’expérience de son père qui, adolescent, avait travaillé dans un atelier de porcelaine transformé en coopérative et que cette oeuvre se veut l’écho, la distribution en fait foi, de l’influence du groupe « Octobre » créé en 1932, troupe de théâtre d’agit-prop se produisant dans les usines en grève, qui comptait dans ses rangs Paul Grimault et Marcel Duhamel, ami des surréalistes en son atelier du 54, rue du Château. De même, l’interprétation remarquable de Jules Berry, tout d' »abjection papillonnante » selon le mot d’un critique, en qui le cynisme souriant le dispute à la séduction perverse, confère paradoxalement au film une dimension psychologique et policière qui tend à faire oublier un aspect collectif et un propos politique porté par un René Lefèvre assez falot et des comparses sans grande épaisseur humaine. A moins qu’il ne faille y voir une richesse cinématographique, une amusante hybridation des genres…

Claude

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