Is it too real for you?

Jacques Prévert avait recommandé à l’enfant lunaire que j’étais:
Pour faire le portrait d’ un oiseau
Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple
Quelque chose de beau
Quelque chose d’utile pour l’oiseau
C’est à cette invitation au rêve que nous invite Andrea Arnold en mettant en scène Bailey, fille garçonne prépubère (Nikiya Adams). Les oiseaux, elle les filme avec son portable ; puis elle les projette sur les murs décrépis de sa chambre, le corps enfoui dans son sac de couchage-chrysalide d’où seul son regard magnifique et curieux émerge de la dévastation du squat où cohabitent son père Bug (Barry Keoghan) instable au possible, et son frère Hunter (Jason Buda). C’est un lieu de désolation où se croisent une faune bigarrée de junkies et d’animaux en tous genres…
« Is it too real for ya » (C’est trop réel pour toi ?) scande le groupe de rock irlandais Fontaines D.C. en ouverture du film. Et bien oui, beaucoup trop réel ce Kent des cités ruinées par la crise, entre Tamise et Manche, à deux pas de la côte balnéaire ; zones oubliées où tout peut arriver dans les quartiers d’infortune.
Andrea Arnold à la soixantaine, revisite son enfance et son adolescence là, dans sa région, caméra à l’épaule dans ces quartiers de lumpen-prolétariat post-punk qui bricole, trafique et vit de petits boulots pour tout juste survivre. Un père absent et totalement immature mais très aimant, une mère déconnectée de la charge de ses enfants, sont le point de départ du scénario de Bird, formidable film totalement engagé, ode à la liberté et aux projections oniriques de la pré ado qu’elle était et qu’elle fait incarner à l’écran par Bailey. Rien n’a vraiment beaucoup changé depuis les 70’s, à part la technologie qui rend les rêves visibles (téléphones, mini-video projecteurs…) que la jeune actrice utilise pour recréer ses images de liberté.
Voilà le décor naturaliste est planté, des Affreux, Sales et Méchants d’Ettore Scola (1976) à la sauce anglaise, où l’amour de la famille transcende la misère. L’amour, et le rêve dans l’apparition de Bird dont le film se garde de dire s’il est le fruit de l’imagination de Bailey, ou cet homme bizarre et solitaire (Franz Rogowski, perché au sens propre comme au sens figuré) à la recherche de figures parentales.
Le rythme des images se bouscule au son de rock-post-punk, entre plans fixes de la nature et saccades des traversées de zones désaffectées à pieds, en trottinettes… et à tire d’aile pourrait-on dire, parmi les enfants de la rue, les zonards de tout poil, et les chiens errants sortis du même tonneau, sur des passerelles rouillées au dessus des rails…
Andrea Arnold multiprimée —elle a reçu pas moins de quatre Prix du Jury à Cannes Bird (2024), American Honey (2018) Fish Tank (2009) Red Road (2006)— veut montrer ces classes sociales oubliées des « rust-belts » (périphéries « rouillées ») où la débrouille est l’absolue nécessité pour survivre ; transgresser pour vivre… où la magie (un crapaud à la bave hallucinogène signe d’argent facile), et le rêve d’une vie meilleure semblent les seules issues à la précarité.
La réalisatrice a connu ces modèles ; elle a grandi là. Elle n’a vu, jusqu’à sa majorité, que deux films [Mary Poppins (Robert Stevenson 1964) et Psychose (Alfred Hitchcock 1960) à la TV chez sa tante], et c’est en dansant —comme Bird— qu’elle a fait de la télévision à Londres puis a incorporé les studios comme assistante Dolly (grue sur rail où est fixé le siège de l’opérateur et sa caméra, et qui permet des plans panoramiques et des travellings surplombants).
Sa jeunesse rude ne la destinait guère au cinéma. La mère célibataire de la réalisatrice l’a élevée avec ses trois frères et sœurs, vivotant entre petits boulots et grands tracas. C’est Andrea l’ainée, qui a eu à s’occuper de sa fratrie. Plus tard elle suivra des études de cinéma aux Etats-Unis.
Bailey filme ses rêves avec son téléphone, mais elle témoigne aussi de la violence, elle a le courage que d’autres n’auraient pas à son âge de partager ce dont-elle est témoin, et de plus en plus encline à dénoncer. Ce monde lui est familier, elle est entourée d’amis, elle aime beaucoup ses petits frère et sœurs et voudrait tellement les voir échapper à la tyrannie d’un beau-père trop violent.

Peut-être que le conte permet cela ? La fantasmagorie d’un être salvateur mi-humain mi-animal rend les choses possibles. C’est à cet avenir “onirique » que s’accroche Bailey, et c’est une belle invitation à se dire que l’espoir d’une vie meilleure reste toujours possible fût ce dans le rêve et dans la projection d’images des animaux en liberté qu’elle chérit tant.
Pierre