Qui chante là-bas?-Slobodan Sijan (2)

  Quelques fils rouges

Les nombreux fils rouges tissent la toile de la destruction finale de la société : 

-l’obsession du règlement de la part du patron du bus, jusqu’à l’absurde puisqu’il interdit même de chanter dans son bus (D’où le titre, « Qui chante là-bas ? »). Le chasseur, non autorisé à monter, en pleine lande, au motif qu’il n’y a pas d’arrêt, est abasourdi : « Vous n’êtes pas normal ». « C’est le règlement »

– la doctrine de l’ordre pour le notable germanophile, en réalité pronazi. Le militaire lui dit « Tu aimerais les voir venir hein ? » Et il confirme : « Au moins il y aurait de l’ordre et de la discipline ».

– la corruption (vendre les billets plusieurs fois, l’arnaque aux passagers sur le droit de péage, la mauvaise viande en vente forcée etc.)  

– L’individualisme (en particulier à travers le choix des places dans le bus).

– les préjugés racistes du notable créent un crescendo jusqu’au lynchage collectif. 

            D’abord son commentaire au patron du bus en montant dans le bus : « On ne va pas voyager avec des tziganes ». 

            Puis, quand le chanteur prévient le vétéran qu’il risque de se faire voler son portefeuille qui dépasse de sa poche,le notable montre du doigt les tziganes « ces deux-là sont « le genre qui vole devant ton nez ». S’ils touchent ma poche je les tue », le rejoint le vétéran.  

            Il va aussi mettre en garde la mariée contre les tziganes avec lesquels elle joue et gagne : « Soyez prudente ma fille, vous allez tout perdre ce sont des voleurs ». 

            Le préjugé raciste devient accusation directe quand le chanteur de charme ne retrouve pas son billet, le notable lui dit « Demande à ton collègue musicien où il est ». Le chanteur se défend d’être assimilé aux tziganes « C’est une insulte, je suis une vedette ». Et pourtant on comprend dans le film que les vrais musiciens sont les tziganes. Au mépris social du chanteur de charme répond le mépris artistique du tzigane : « Ce n’est pas avec ta voix que tu vas gagner de quoi vivre « .  

            Après la scène du chasseur expulsé du bus et trouvant le portefeuille du vétéran tombé à terre, la violence va éclater dans le bus contre les bohémiens accusés de vol sur la base de ces seuls préjugés que le notable a instillés chez les autres voyageurs, un par un (le patron de bus, le vétéran, les mariés, le chanteur de charme) : « Pourquoi perdre du temps à fouiller des gens honnêtes, nous savons qui vole ici », dit-il d’autorité quand le tuberculeux propose de fouiller tout le monde. 

– Une morale conventionnelle hypocrite. Le qu’en dira-t-on est le maître mot.  

Ainsi les mariés s’embrassant dans le bus, leur certificat de mariage va être vérifié : « Quelle honte. Devant tout le monde » dit le vétéran. Le patron du bus leur nie malgré tout ce droit mais amicalement. 

            Encore une situation poussée à l’extrême par le cinéaste, la scène des voyeurs : ils vont tous, sauf les tziganes, regarder cachés derrière les arbres les mariés impatients de consommer le mariage. « Ils devraient avoir honte. Devant tout le monde » dit le notable et au chanteur qui fait remarquer « C’est nous qui sommes venus les regarder », il répond : « quand même ». Les mariés se rhabillent et le notable leur crie « Quelle honte ».

            Puis le bus repart et le notable refuse la place que lui cède la jeune fille, notons que le marié entreprenant ne subit pas sa réprobation mais la mariée, le notable est donc aussi sexiste. Il réaffirme la bienséance liée à son idéologie pronazie : « C’est le résultat du manque de discipline et du chaos général, les gens honnêtes doivent rougir et baisser les yeux. Le chanteur de charme une fois de plus n’est pas d’accord : « C’est nous qui sommes mal élevés ». dit-il. 

Dans ce monde où seules comptent les apparences sociales, les tziganes sont, comme ils le chantent, les « infortunés ». Le vétéran lui n’accepte pas d’être traité de pauvre par le ténor et préfère payer cinq billets pour ne pas subir l’opprobre social. Pourtant, les pauvres ne sont pas ceux que l’on croit, les musiciens tziganes sont même payés par le patron du bus pour animer le repas et par le chanteur qui leur demande une valse.  Les voleurs ne sont pas non plus ceux que l’on croit, le patron du bus arnaque les voyageurs sur le droit de péage tout en n’acceptant pas que son fils et lui soient traités de « menteurs devant tout le monde » ; ce sont les tziganes qui sont traités à tort de menteurs et de voleurs. Le notable, qui se prétend savant, est celui qui a le plus mauvais jugement sur le pont, il note la sagesse populaire dans un carnet mais ne la reconnaît pas dans les chansons des tziganes. 

LE RÊVE ET LA REALITE

Tout le film interroge sur le rêve et la réalité. Ainsi, que vient faire le triangle amoureux qui s’installe dès que les mariés montent dans le bus et que le chanteur cède la place à la mariée et qui finit par un photogramme où chacun des mariés dort sur une épaule du chanteur ? On peut y voir, au moins pour un niveau de lecture, un jeu entre rêve et réalité. 

Le marié vit dans la réalité et au niveau le plus terre à terre. Quand les voyageurs se plaignent d’avoir faim, « On va crever de faim » dit le chanteur, le marié dit lui aussi qu’il a faim tout en mangeant et alors qu’il est le seul à voyager avec un panier de provisions sur les genoux ! Il n’y a aucune scène d’amour, il n’exprime jamais de la tendresse ou des sentiments. La mariée apparaît comme le cerveau du couple et lui parle comme une mère à un enfant, le marié n’exprime que des besoins corporels élémentaires. 

Le chanteur de charme, dans son jeu de séduction, va apporter ces sentiments à la mariée, qui va y être sensible, même si cela nous semble convenu et décalé vu la situation : lui céder sa place galamment, lui dédier une chanson romantique, l’inviter à une valse. On peut se demander ce qui attire la mariée chez lui, il vante son âge et son expérience, le marié n’étant qu’un gamin ( » Qu’est-ce que tu fiches avec lui la vie est brève « , ainsi qu’une position sociale qu’il espère conquérir… Mais ce qui me semble décisif c’est que le mari est incapable de s’élever au-dessus de la réalité primaire tandis que le séducteur vit dans le rêve qu’il va lui promettre d’incarner et de réaliser ensemble (avec force conditionnels dépeignant un bonheur ensemble, « si tu étais à moi, si j’étais à sa place, etc.). Il lui promet de l’emmener voir la mer tandis que le marié veut rebrousser chemin (« nous irons à la mer l’année prochaine »)

Et tous deux, la mariée et le chanteur vont se trouver bien ensemble au fil des conversations contre toute attente, en tout cas la mienne qui ne voyait dans le personnage du chanteur qu’un bellâtre égocentré, car ils vivent dans leurs projets, dans un avenir rêvé, pas dans la dure réalité présente : elle voyage pour aller voir la mer et on devine qu’elle s’est mariée pour pouvoir partir de chez ses parents dans ce but. Il voyage pour passer une audition et se croit déjà engagé et en haut de l’affiche. 

Les chansons qui structurent le film nous racontent la réalité comme un mauvais rêve, un cauchemar éveillé. « Ah ma douce maman, si ce n’était qu’un rêve ! »  Car un monde aussi horrible ne peut qu’être un rêve… »  Malheureusement Sijan nous dit que c’est bel et bien la réalité de cette société yougoslave. Et la nôtre ?

Les citations sont par force approximatives. Vous aurez remarqué les sous-titres en français : la traduction n’est pas forcément formidable non plus… 

Monica Jornet

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