Contes du Hasard et autres fantaisies-R.Hamaguchi

Lecture du film CONTES DU HASARD ET AUTRES FANTAISIES de Ryūsuke Hamaguchi (au risque de la psychanalyse)

LE HASARD NE FAIT PAS TOUT

Le hasard dont il s’agit dans ce triptyque cinématographique, est présent dans les différentes rencontres, chacune dans sa contingence, sous tous les angles, reflets de miroirs qui basculent sur son axe, nous montrant des pans, jamais une réalité « entière ».

Il y a un dicton connu : « Il n’y a pas de hasard ». En tout cas, le hasard ne fait pas tout et la part qui lui revient nous fait parler (ou écrire). Essayons d’approcher la logique, la loi du désir chez les personnages des trois contes de Ryusuke Hamaguchi. 

Du point de vue de la psychanalyse, la loi du désir est dictée par le fantasme, dégagé par Sigmund Freud à partir de constats cliniques, dans son texte « Un enfant est battu » * Le fantasme fondamental, à l’intersection de l’imaginaire et du symbolique, est construit de manière inconsciente par le sujet, avec un scénario qui se répète et qui donne le cadre de la réalité à chacun. Il n’a pas le même statut que le rêve éveillé (les fantaisies).

Il se construit en trois temps, dont le second est inconscient donc efficace. Dans le premier, les sujets en analyse associent très souvent des scènes vraies ou imaginées qui se résument dans la phrase : Le père bat un enfant que je hais (le frère dont je suis jaloux).

Dans le deuxième : je suis l’enfant battu par mon père, il me bat parce qu’il m’aime.

Dans le troisième, il y a une généralisation des personnages ; on bat un enfant dont on ne connait pas l’identité…mais ce n’est pas le père sinon un substitut qui le fait, et le sujet prend plaisir à être à la place de spectateur

LES TROIS CONTES : 

Ce qui fait l’unité des trois récits, me semble être deux aspects à mettre en relation avec le fantasme : d’une part, la solitude des personnages- la jouissance du fantasme est toujours solitaire- et d’autre part, la blessure, mot qui se répète dans les trois contes : on peut constater que le fantasme est cicatrice d’une blessure, produit d’une blessure. La blessure qui, sous le modes actif, passif et pronominal (blesser-être blessée-se faire blesser) agit toujours chez les protagonistes…

« Magie »?

Dans le titre il y a la possibilité d’interroger l’illusion.

Dès le début, nous sommes dans la dimension de l’image : la séquence commence par une séance de maquillage pour des photos de publicité, où deux femmes sont « en miroir » à se regarder et se pouponner une en face de l’autre. On fait briller les cils qui entourent ce regard et toute une petite équipe cordiale regarde satisfaite le résultat de leur travail, ce que l’illusion a donné via la caméra, qui est un substitut de l’œil, qui fixe la place du sujet voyeur. 

Tout de suite, les deux femmes qu’on découvre très complices, entament un dialogue où la deuxième raconte à la première, en toute intimité, la nouvelle rencontre qu’elle a faite avec un homme, « hors temps », qui la tient en haleine, en état de jouissance et d’ignorance. En effet, elle ne sait pas que l’autre femme dont son nouvel ami lui parlait, est en face d’elle.

La première, jalouse, avec « rage et tristesse », « fâchée contre le destin » finit par avouer à son ex-petit ami que pour elle, aimer c’est blesser. Elle se sent « un produit défectueux », avec comme corolaire la honte suscitée par un sentiment de manque dans son être. 

Quelque qu’elles soient les issues proposées par le scénario, elle reste seule.

« La porte ouverte »

Un des premiers plans du deuxième conte fait apparaître une relation de soumission presque violente ; la position d’un maître « terrible » qui refuse un élève, sans que nous sachions de quoi il s’agit dans la scène. Cette relation finira par s’inverser : c’est le maître qui sera déchu, non sans l’intervention d’une tierce personne, à la place d’objet entre les deux : une femme. L’élève rejeté, éjecté de la scène est blessé dans son amour propre et blesse à son tour cette fille qui se laisse utiliser pour aller séduire le maître écrivain qu’elle admirait et dont certaines pages l’excitaient…Elle joue son propre scénario fantasmatique avec le professeur, et lui fait une proposition. Elle semble prendre une position de maîtrise mais ce faisant, elle court à sa perte, et entraîne l’autre dans sa chute, par un acte manqué où elle dévoile dans les réseaux, la relation érotico-auditive qu’ils ont instaurés, tout en laissant… la porte ouverte du bureau. Cette erreur d’envoi qui la sidère encore quelques années après, provoque l’éjection du professeur de son poste à l’Université autant que de son désir d’écrire et pour elle, de sa position d’épouse et mère. Cette mauvaise rencontre de deux êtres qui avouent souffrir d’une haine de soi, produit leur sortie de la scène. Mais ce n’est pas le cas pour celui qui en était l’instigateur et qui finit en maître de jeu, en jouissant de l’anéantissement de celui qui l’avait blessé. 

Dans la rencontre finale, hasardeuse, dans le bus, la fille semble avoir une réaction, un changement de position, voulant couper tout lien avec celui qui a gâché sa vie. Du haut de sa réussite professionnelle, il lui promet un travail au rabais et pour mieux la fixer à une place dénigrée, lui dit que pour se marier…il en choisit une autre ! Malgré la position qu’il lui assigne, elle finit par lui donner sa carte de visite. La suite n’est pas difficile à supposer : la répétition, le sans-issue de certaines relations. Le désert où elle vit ne suffit pas, il faut que la position de masochisme (moral) qui est la sienne, s’éprouve dans sa chair…

C’est elle qui laisse cette fois-ci « la porte ouverte » …au retour d’une relation fantasmatique, qui la fixe à une position rabaissée.

« Encore une fois »

Une autre jeune femme encore, qui se présente seule, blessée par un premier amour, « pas d’amies » va faire une rencontre occasionnelle avec celle qu’elle croît être une ancienne collègue de lycée. Elles semblent en parfaite empathie et très contentes de se retrouver. 

Il s’avère que l’autre n’est pas celle que chacune pensait : l’oubli ou la substitution du nom de la femme « retrouvée », permettent la confusion. Cela finit par se dévoiler. On n’est pas dans le malentendu, qui est un fait de langage. Dans les souvenirs de jeunesse respectifs, un trou est venu se présentifier pour chacune, comme le dit un des deux personnages. Est-ce ce trou qu’elles essayent de boucher, en se mettant à la place des personnages perdus jadis, et en jouant leurs rôles de manière à satisfaire le désir de l’autre ? Elles « réalisent » ainsi certains fantasmes qui étaient « en souffrance », auxquels elles sont restées fixées. Leur séparation faite des gestes de reconnaissance nous laisse penser que cette rencontre pourrait déboucher sur un mieux-être pour chacune. 

La « qualité » d’une rencontre est déterminée par ce qui de l’autre, va satisfaire l’idéal du sujet, à travers le fantasme.

Tout à fait par hasard je trouve ces jours-ci, dans mes lectures, des citations de Jacques Lacan à propos du sujet japonais **: la thèse de Lacan à ce propos est que « son appui identificatoire n’est pas seulement un signifiant maître mais que c’est tout un essaim-une constellation qui tient à ce que dans la langue japonaise, la lettre est faite chose, est faite référence. Il ne lui vient pas cette sottise d’ «occidenté » de penser Je suis moi…Même pas Je suis un autre, comme Rimbaud mais je suis les autres. Il est porté à s’identifier, à tout moment, à partir de l’autre auquel il s’adresse…Le japonais est conduit, par la langue qu’il habite, à prendre appui sur le Tu pour son identification, il ne peut pas le faire sur le Je.

Le résultat en est que, dans ce qu’il trouve amené à formuler dans sa langue (c’est évidemment très différent quand il s’exprime dans une autre langue), il tient généralement à vous faire plaisir »

                                                                                            Susana Sherar

*S. Freud : Un enfant est battu dans Névrose, psychose et perversion. P.U.F.

** J-A Miller : Comment finissent les analyses ? Page 165

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