Chronique d’une liaison passagère d’Emmanuel MOURET (2022)

Journal de bord de Prades (par Claude)

Dimanche 20 juillet, 9 h 00

On ne badine pas avec le désir…

Chroniques d’une liaison passagère, le 11ème long métrage d’Emmanuel Mouret, sorti en 2022, comédie légère et mélo discret, est un petit bijou d’humour, de tendresse et de mélancolie qui traite du désir et de l’amour avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité, dans une mise en scène à la fois épurée et sophistiquée de l’espace, du temps et surtout de la parole : peut-on dans une relation amoureuse, en l’occurrence adultère (sur laquelle le cinéaste n’adopte aucune position morale ni même passionnelle), en rester au désir, au plaisir, sans irruption d’un sentiment vrai, autrement dit sans tomber peu à peu (ou inéluctablement ?) amoureux ? Le simple désir, le plaisir de se voir, de faire l’amour de temps en temps – sans amour et encore moins cette passion ravageuse dont Charlotte, mère célibataire (irrésistiblement naturelle et drôle Sandrine Kiberlain), ne veut plus – comme elle l’explique au musée d’Arras devant des tableaux enfiévrés ou les corps alanguis du Sommeil peint par Gustave Courbet. A la passion de Scènes de la vie conjugale, film d’Ingmar Bergman, les deux amants opposent la légèreté de leur relation extraconjugale. Tout pour le plaisir, rien pour l’avenir, le corps ou le cœur – comme si les deux pouvaient être dissociés, vécus enfin séparément. Finie cette frustration sexuelle quand l’usure du quotidien ou la perte de la libido plombent la vie de couple – si fort que demeure pourtant le sentiment amoureux : finies aussi ces complications de l’amour – l’agacement du quotidien, l’attente angoissée de l’autre, la peur de ne plus être aimé, de ne plus savoir répondre au désir de l’autre – qui finissent par saper l’attirance et la complicité charnelles. Une liaison passagère, vécue dans l’instant par Charlotte, et plutôt dans la durée par Simon mais sans engagement ni passion. Une petite musique plutôt que les grandes orgues, à l’image de La Javanaise, ritournelle qui scande le film avec la voix de velours de Juliette Gréco : « Nous nous aimions / Le temps d’une chanson. »

Ainsi, Simon, homme marié, pétri de doutes et de scrupules (un Vincent Macaigne désarmant de gêne, de maladresse, de logorrhée sentimentale), n’a-t-il pas l’impression de tromper sa femme, mais de satisfaire ses deux moi, son besoin de tendresse et ses pulsions sexuelles. Une relation qui n’est ni une double vie désinvolte ou cynique, ni un déchirement passionnel et destructeur : Mouret sait à merveille se tenir sur une ligne de crête entre la séduction impénitente et les orages de la passion, par-delà toute considération morale sur la fidélité, dans le souci permanent, pourtant, de la souffrance de l’autre : ainsi, dans le cadre d’un plan à trois, Charlotte et Simon se retrouvent chez Louise et quand Charlotte, plus entreprenante que Simon, tombera amoureuse de Louise et quittera son ami de plaisir, parti en Grèce avec sa famille, pour la jeune femme (Georgia Scalliet), la tristesse de Simon fera de la peine aux deux amoureuses qui feront tout pour rester amies avec lui. Scène bercée par la musique de sitar de Ravi Shankar, désir triangulaire selon le schéma de René Girard évoqué par Mouret dans Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait (Charlotte désirant Louise désirée par Simon), ambiance feutrée et personnages empruntés avant de passer à l’acte dans ce salon bourgeois de la jeune femme mariée et bientôt divorcée – sources d’un vrai comique.

On notera que dans l’univers d’Emmanuel Mouret, l’être délaissé est rarement jaloux ou qu’en tout cas, il parvient à dominer en lui, voire à sublimer ce sentiment en ne le formulant pas (ou aussi peu que possible) ou en le transmuant en acceptation souriante et généreuse, en désir du bonheur de l’autre : le réalisateur, dans ses Entretiens d’un rêveur en cinéaste, parle ainsi d' »amor fati », selon la formule de Nietzsche, « qui colle peut-être le mieux au travail du cinéma. » (p. 46) Lucidité et grandeur d’âme « stoïciennes » (ibid.), pour Mouret, que je n’épouserai toutefois pas tout à fait, tant la vie amoureuse me semble au contraire faite aussi de douleur et d’envie, d’incompréhension et de ressentiment. C’est toute la beauté éthique et peut-être la limite en termes de vraisemblance psychologique du cinéma de Mouret que cette vision esthétique et idéale de l’amour et du désir, comme espace de partage dans un espace-temps rêvé – le nid douillet de la rencontre, le temps de la prise de conscience ou de la réconciliation : c’est en cela que son univers, ce pari d’un amour mûr, enfin adulte, rationalisé et sans cesse verbalisé, nous fait rêver – si paradoxal que soit ici le pari fou de Charlotte et Simon ne pas s’aimer au sens du couple traditionnel, de s’engager à… ne pas s’engager… Qu’importe que la vraie vie nous rattrape, que Simon et Charlotte soient sans doute bien tombés amoureux l’un de l’autre, on est dans un univers un peu expérimental, marivaldien – la cruauté en moins…

On ne badine pas avec le désir, et partant, avec l’amour, ou les jeux amoureux auxquels se livrent Charlotte et Simon : la fin du film, pour le moins ouverte et ambiguë, le suggère, avec les retrouvailles des deux amis dans un parc, à deviser avec tristesse sur leur passé d’amants non « amoureux », sur la grossesse de la jeune Louise et le bonheur nouveau de Charlotte…Scène que le cinéaste avait voulue avec son directeur de la photo Laurent Desmet initialement plus ludique, avec des danseurs, comme dans L’Eclipse d’Antonioni, mais le résultat avait été peu convaincant et l’équipe du film avait dû évacuer les lieux rapidement pour des raisons d’horaire et d’autorisation. Est-ce pour cela que les toutes dernières images semblent démentir les précédentes ? On y voit Charlotte et Simon gravir rapidement les escaliers, en se tenant finalement la main – comme si leur relation était repartie, comme si leur pari de détachement sentimental avait pour leur plus grand bonheur échoué…La vitesse ! Tel est le secret de Mouret qui réussit le tour de force de nous tenir en haleine avec une action purement verbale, comme au théâtre, dans des lieux divers comme autant de tableaux amoureux – en filmant la parole et jamais, paradoxalement le sexe, qui est pourtant le sujet central voire unique, si ce n’est quelques baisers ou des batifolages après l’amour. En montrant des personnages faisant l’amour, le cinéaste annulerait toute attente ou désir chez le spectateur qu’il transformerait en voyeur : ou alors, si l’on veut filmer une étreinte, une relation charnelle, il faut créer de l’action, du suspense, à l’image de l’entrain des personnages, une « cinétique » du geste – s’amuse Mouret dans un entretien avec Laurent Desmet dans les bonus du DVD : dans Basic instinct de Paul Verhoeven, les scènes de sexe entre Sharon Stone et ses amants valent moins pour elles-mêmes que pour la crainte du pic à glace meurtrier…

Comme le scénario est mince, et l’enjeu minimal (désir ou amour ?), qu’il se passe peu de choses, toute la mise en scène consiste dans la circulation du désir, le mouvement des personnages passant d’une pièce à l’autre, rarement assis, saisis dans l’encadrement d’une porte, l’embrasure d’une fenêtre, la profondeur d’un couloir, jouant un peu au chat et à la souris dans leur séduction réciproque. Leur parole et les rythmes différents de Charlotte et Simon dessinent ainsi une histoire d’amour qui se décline en multiples rendez-vous, de février à avril, sereinement assumés et revendiqués hautement par la lumineuse Sandrine Kiberlain, mis en scène et en doute par l’inénarrable Vincent Macaigne car ici, les rôles sont inversés : la femme est libre, téméraire – l’homme, gynécologue pour le moins embarrassé malgré son expérience sinon personnelle, du moins professionnelle, des femmes ! Emmanuel Mouret tire beaucoup d’effets comiques du décalage de rythme et de caractère des deux amants : si Sandrine Kiberlain s’exclame : « on va boire un verre ou deux mais je ressens une envie irrésistible de faire l’amour avec toi » ou « je ne prends pas de douche, je veux garder ton odeur sur moi », Vincent Macaigne trouve qu’elle va trop vite, la remercie avec effusion de peur de passer pour un goujat, solennise et dramatise leurs rencontres en craignant que ce ne soit la « dernière fois » qu’il la voit – ce à quoi elle répond que « tout doit être vécu comme une dernière fois », avec l’intensité du désir. Homme timide et hypersensible, Simon, à force de se culpabiliser, de craindre de passer pour indélicat, finit par rater des occasions : les hommes un peu bruts (ou brutaux) réussissent mieux en amour que lui, déplore-t-il…

Cette histoire d’amour se présente comme une « chronique » dont les étapes sont scandées par des cartons dont la précision ou l’accélération marquent le besoin de l’autre, l’emballement du désir ou les contraintes matérielles ou conjugales de Simon (un voyage en Grèce avec sa famille). L’émotion naît de cette succession d’encarts qui dit le plaisir renouvelé, l’attente plus amoureuse et moins exclusivement sexuelle qu’il n’y paraît. Le traitement du temps passe aussi par les ellipses, qui créent chez le spectateur, selon Mouret, un rapport érotique au film – comme le hors-champ : les amants dont on entend la conversation après l’amour alors que l’image montre le salon (et non la chambre), la voix légère et facétieuse de Charlotte dans la cuisine tandis qu’est filmé Simon au salon. Circulation et stimulation du désir pour nous aussi… De manière générale, le réalisateur préfère au champ contrechamp (qui alterne parfois artificiellement et dissocie trop les interlocuteurs) les plans-séquences ou les plans larges qui vont permettre de les associer ou de dérouler leur histoire, de mettre en scène leur désir. La technique la plus marquante est l’usage du travelling avant qui crée comme un arrêt sur image méditatif sur les personnages, sur un instant de trouble, d’hésitation, de basculement possible entre le désir et l’amour, la légèreté et la gravité : « on ne va pas parler d’amour », déclare Charlotte dans sa cuisine lors d’un rendez-vous avec Simon. Et la caméra de s’approcher du visage interrogateur de Vincent Macaigne, puis de se concentrer sur le dos de Sandrine Kiberlain dont le visage est soudain traversé d’une ombre inquiète, sur un concerto de Mozart. Un visage est un écran sur lequel le spectateur projette bien des impressions ou des sentiments et qui dément les paroles : toujours cet écart entre les mots et les gestes, le corps qui nous trahit. « C’est quand le cinéma est devenu parlant qu’il est enfin devenu muet » – déclarait Rohmer que Mouret aime à citer, pour suggérer que paradoxalement la parole nous masque et brouille notre message…

Enfin, sa mise en scène permet au cinéaste de traiter l’espace avec beaucoup de richesse et de diversité. L’une de ses marques de fabrique, de film en film, est son oût des vignettes, des scènes muettes, qui, comme dans Un baiser s’il vous plaît ou Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, célèbrent le bonheur des rendez-vous et la lente mais sûre transmutation de l’amitié en amour : rendez-vous au musée, dans une chambre d’hôtel, ou en pleine nature, escapades à vélo, dans cette nature qui ne se réduit pas pour Charlotte (comme pour Simon) à la campagne mais se manifeste en toutes choses, à la ville, dans les sentiments….

Le cinéma de Mouret exalte la vie, en épouse les fluctuations et les palpitations sans jamais délivrer de message mais plutôt en « désignifiant », en laissant advenir la parole, le doute, le désir et l’amour. Comme le disait Hitchcock, « si vous avez un message à donner, ne faites surtout pas un film, prenez un haut-parleur, c’est plus simple. »

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