
« Mais je me figure que l’enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier » (Barbey d’Aurevilly, « Le dessous de cartes d’une partie de whist », Les Diaboliques)
Des films proposés cette année par les Cramés, La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel, 3ème volet de la trilogie entamée par Voyages, poursuivie par La Douleur, et inspirée par le roman autobiographique d’Aharon Appelfeld, est sans doute celui qui m’a le plus bouleversé, pour de nombreuses raisons, pas seulement biographiques, historiques ou pour sa résonance avec l’actualité : la vision indirecte et subjective de la guerre en écho avec notre tragique actualité, dans un huis-clos impliquant le plus complet confinement (au sein du microcosme humain et social d’une maison close), avec le regard tronqué et pourtant amplifié, selon la formule de Barbey d’Aurevilly, d’un enfant juif, caché dans le placard de la chambre d’une prostituée, Hugo, découvrant surtout le lien indissoluble entre l’amour et la mort, entre Eros et Thanatos grâce à la relation maternelle, puis fraternelle et finalement, contre toute attente, sexuelle, qu’instaure avec lui Mariana, son hôtesse d’abord agacée, puis touchée, bouleversée, en butte à la laideur du monde et à la brutalité des hommes.

La force émotionnelle du film tient d’abord à son contexte et aux liens mémoriels, traumatiques que les hasards de l’Histoire ont tissés entre l’écrivain Appelfeld, modèle du petit Hugo et le cinéaste Finkiel qui creuse la même veine douloureuse que son inspirateur. Si le père du réalisateur, de famille polonaise, avec un arrière-grand-père rabbin, a vu lors de la rafle du Vel d’hiv le 16 juillet 1942 ses parents et son frère arrêtés puis déportés à Auschwitz, le parcours personnel d’Aharon Appelfeld est à la fois douloureux et incroyable, on n’ose dire rocambolesque (à en juger par la présentation de Wikipedia) : Aharon Appelfeld est né en Roumanie le 16 février 1932 de parents juifs assimilés germanophones influents, parlant aussi le français, le ruthène et le roumain. Il vit d’abord une petite enfance heureuse, entre une mère tendre, un père plus lointain, et des séjours à la campagne, apprenant le yiddisch auprès de ses grands-parents. Sa mère est tuée en 1940 alors que le régime roumain entame sa politique meurtrière envers les Juifs. A la suite du pacte Molotov-Ribbentrop, la Bucovine du Nord, dont Czernowitz, est annexée par l’Union soviétique en juin 1940, avant d’être occupé par la coalition germano-roumaine en 1941. Appelfeld connaît le ghetto, puis la séparation d’avec son père et la déportation dans un camp, en Transnitrie, à la frontière ukrainienne, en 1941. Aharon Appelfeld parvient à s’évader à l’automne 1942. Il se cache alors pendant trois ans dans les forêts d’Ukraine, en compagnie de marginaux de toutes sortes. Il trouve refuge pour l’hiver chez des paysans qui lui donnent un abri et de la nourriture contre du travail, mais il est obligé de cacher qu’il est juif. En 1945, il sera recueilli pendant neuf mois par l’Armée rouge et traversera ensuite l’Europe des mois durant avec un groupe d’adolescents orphelins, avant d’arriver en Italie, d’où, grâce à une association juive, il s’embarque clandestinement en 1946 pour la Palestine…
Est-il besoin de dire que ce film, injustement oublié des palmarès, pas même sélectionné à Cannes, trouve un étrange écho dans notre actualité récente ou brûlante – et pas seulement parce que le cinéaste a dû tourner en Hongrie avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Si l’Ukraine est envahie par l’Allemagne et se voit le théâtre d’un violent affrontement des Nazis avec l’Armée rouge, que des Ukrainiens, notamment le régiment Azov, aient pu collaborer avec les Nazis a paru justifier aux yeux de Poutine l’invasion de son voisin…Inversement, que les Juifs aient été en Ukraine comme ailleurs martyrisés par les Nazis n’autorise pas les victimes à se muer en bourreaux, et le gouvernement israélien, en la personne de Benjamin Natanyaou, criminel de guerre poursuivi par la CPI, à envahir et écraser sous les bombes Gaza et plus de 54 000 Palestiniens… Terrible et absurde inversion et renversement de l’Histoire !
La mise en scène d’Emmanuel Finkiel, dont la caméra subjective épouse le regard de l’enfant (un motif captivant et purifiant au cinéma comme dans Le Tambour de Schlöndorff), et suscite en permanence une interrogation curieuse, inquiète et déconcertée du spectateur, allie remarquablement le rêve et la réalité, la sensorialité et l’onirisme – tant le réel est réduit, fantasmé et indicible pour cet enfant caché, tant sa perception diffuse se nourrit et se trouble de rêves, de souvenirs et d’angoisses impalpables : comme le rappelle le cinéaste dans son dossier de presse, le corps est premier, porteur du passé comme déchiffreur du présent. De ce film si riche, si prenant – récit d’apprentissage bien plus que film de guerre ou chronique historique -, se dégagent une leçon d’humanité, une réflexion morale et paradoxale sur la vraie générosité, la pureté absolue (qui n’est pas là où on pourrait le croire) : la situation même, de huis-clos, de cache(tte), implique une concentration, une condensation intenses, tragiques et exemplaires de peurs inouïes, de frustrations sans nom mais aussi de découvertes exaltées qui ne sont pas sans appeler maintes références cinéphiliques ou littéraires.
Si le cinéma éduque, voire purifie notre regard des fausses évidences, des habitudes aveuglantes ou des apparences trompeuses, c’est peu dire que ce film, grâce auquel on épouse le regard de ce pré-adolescent de 12 ans, confié par sa mère Julia fuyant les Nazis dans cette Ukraine de 1943, dans cette ville de Budovice occupée, à son amie Mariana jadis amoureuse de l’oncle d’Hugo, réinvente notre regard ou plutôt en propose une véritable phénoménologie, en deça de toute facilité ou coquetterie de mise en scène ou d’une vision métaphysique. Il s’agit ni plus ni moins de réapprendre, ou plus simplement d’apprendre à voir avec et par le regard de ce garçon pour le moins effrayé, enfermé dans un réduit, ne percevant du monde, tant visuellement qu’auditivement (voire tactilement) que des frôlements, des lumières ou reflets diffus, des cris pour lui incompréhensibles où aux gémissements de plaisir de Mariana se mêle et se superpose le souvenir d’une longue plainte de sa mère malade. Parodie dérisoire de la caméra, l’enfant ne perçoit même le monde environnant, cette chambre bruissante de volupté mais aussi d’amour (où un soldat allemand en pleurs effrayé par l’imminence d’un combat vient quêter un peu de réconfort), que par le trou dans la porte du placard, trace d’une balle tirée par un Nazi.

Finkiel choisit donc de nous montrer la guerre indirectement, dans ses répercussions intimes, dans la conscience des personnages – à l’exception notable d’une scène terrible, celle où Hugo, sortant enfin de son confinement dans le placard, la chambre de Mariana et la maison close, se heurte brutalement au réel dans la forêt de tous les dangers : il y découvre un charnier, dont le corps de sa cousine Anna, des Ukrainiens tués par balles et dépouillés par un détrousseur de cadavres – écho direct de la sinistre Shah par balles où les Juifs et prisonniers politiques étaient exécutés devant les fosses qu’ils avaient creusées eux-mêmes. Les Bienveillantes de Jonathan Littell évoquent bien cette terrible extermination, moins connue que les camps de la mort et que le cinéaste a ici hésité à représenter aussi crûment ; mais il fallait bien que le garçon achève son apprentissage par la découverte du réel le plus horrible, qu’il devienne un homme par ce traumatisme ultime. Film désespéré et désespérant – dira-t-on ? Je ne crois pas car, malgré la perte définitive de ses parents, de son père pharmacien arrêté, de sa mère jamais revue, c’est un chemin moins de lumière que de lucidité qui s’ouvre à lui, une maturation où l’écho et le reflet cèdent la place à la matérialité et à la vérité. Du reste, les premières images du film, faussement placées sous le signe de l’obscurité – la traversée d’un tunnel – conduisent à une lumière vacillante : des personnes avancent vers nous, pataugeant dans la boue. Ce sont Hugo et sa mère qui sortent des égouts, conduits par un ami vers la rue éclairée et la maison close salvatrice : de même, La Liste de Schindler de Steven Spielberg s’ouvrait sur un gros plan de mains non identifiées allumant une paire de bougies de Shabbat, suivi du son d’une prière hébraïque bénissant les bougies.
Si dur que soit ce film, si radical le dessillement d’un enfant, si âpre la découverte de la réalité et de la vérité, la relation si intense entre Mariana et Hugo nous délivre un message d’espoir, irradie telle la bougie de Spielberg. L’orage de la guerre, de l’angoisse, de l’attente indéfinie de Hugo (dont Artem Kyryk rend subtilement la prostration entre quasi-inexpressivité et inquiétude palpitante) est sans cesse zébré d’éclairs d’amitié et d’amour : la complicité entre Hugo et les autres pensionnaires de la maison close (où pourtant on n’aime guère… les Juifs) – apéros, petites fêtes – son amitié pour une jeune prostituée à peine plus âgée que lui, la confiance gagnée de haute lutte sur la cuisinière découvrant le garçon caché et se laissant acheter par les tendres supplications et les repas généreux de Mariana. L’amour surtour rayonne avec cette improbable relation entre un enfant privé de la présence rassurante de ses parents et une femme en marge de la société, la plus fragile et la moins fiable qui soit en apparence, sans domicile, sans statut social, et qui sombrerait dans l’alcoolisme sans la présence de l’enfant…De protection quasi-maternelle, parfois inversée dans les moments de dépression, face à la brutalité de tel client où Hugo cajôle et console Mariana (superbe et fantasque Mélanie Thierry, bouche fardée et mascara dégoulinant de pleurs, tantôt exaltée, tantôt mélancolique, qui s’est préparée à ce rôle pendant 2 ans, pour parler, sentir, vivre en ukrainien !), la relation de la prostituée, protectrice paumée, à l’enfant se fait amitié, tendresse et confidence ; elle culmine enfin contre toute attente en une relation sexuelle fugace dans la grange d’un couple de paysans où les deux êtres en fuite ont cru pouvoir trouver refuge. Cette scène charnelle, filmée avec pudeur, en présence de la mère du jeune acteur (Mélanie Thierry elle-même mère d’un adolescent étant sensible aux enjeux et au risque psychique pour Artem Kyryk), pourrait dans un autre contexte paraître immorale, voire choquante. Mais dans le chemin de croix de ces deux réprouvés, elle apparaît bien au contraire, au-delà du Bien et du Mal ou d’on ne sait quel jugement pharisien, comme le prolongement ultime de leur amour, comme le don total d’une femme bientôt promise à la mort à un enfant voué à grandir : ce corps, pourtant vendu à tous, est ici donné comme l’efflorescence de l’âme, l’offrande d’un coeur pur où la femme de passe devient passeuse, qui insuffle moins le désir sexuel que l’énergie de vivre. Lors de la soirée-débat, un spectateur évoquait, outre Le Journal d’Anne Franck pour l’espace réduit et amplifié d’une cachette, le personnage de Boule de Suif dans la nouvelle éponyme de Maupassant : la jeune prostituée de la diligence, distribuant un peu de son repas à ses compagnons de voyage fuyant pour Dieppe Rouen envahie par les Prussiens, et se donnant à un officier allemand pour leur permettre d’arriver à bon port, s’avère être le personnage le plus généreux face à ces bourgeois ingrats et méprisants. « Une pute juste est bien plus respectable qu’une bourgeoise qui vend des Juifs » – écrivait Appenfeld, comme aime à le rappeler le cinéaste.
Fienkiel réussit donc le paradoxe fou d’un film d’espérance sur les décombres de l’humanité, où une famille hospitalière qui accueille Mariana et Hugo en fuite les dénonce ensuite aux Nazis, où l’espoir ne semble renaître que pour céder à une nouvelle peur – amorce d’un autre film possible ? : les Allemands partis, clients de prostituées ainsi « collaboratrices », on n’osera dire à leur corps défendant, les Russes, loin d’apporter la libération, ne peuvent voir en ces femmes de mauvaise vie que des traîtresses à la patrie. Mariana le paiera très cher, dans une scène où la violence n’est que suggérée, un peu comme à la fin de La Vie est belle de Roberto Benigni, pourtant libératrice là où l’avenir de Hugo semble pour le moins incertain dans La Chambre de Mariana. Si seul, si errant qu’il soit, Hugo a tout de même survécu : il a toute une vie à réinventer.

On songe à la fin d’Electre de Giraudoux : « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
– Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » Le titre anglais du film n’est-il pas Blooms of darkness ?
Claude