In the mood for love- Wong Kar-Wai

« Valse mélancolique et langoureux vertige ! » 

– murmure Baudelaire dans « Harmonie du soir », superbe pantoum des « Fleurs du mal » : vers entêtant qui résonne en moi devant la musique langoureuse et lancinante du japonais Shigeru Umebayashi, arrangement pour cordes, scandant le chassé-croisé amoureux, ou plutôt d’amour impossible, refusé par Mme Chan, secrétaire de M. Ho et M. Chow, rédacteur en chef du journal local, lorsqu’ils se croisent dans l’escalier, dans le couloir ou dans la cuisine de leur appartement communutaire. Ils viennent d’emménager, l’une chez Mme Suen, l’autre chez M. Koo, propriétaires commères ou alcoolisés, qui les invitent régulièrement à partager leur repas ou à s’associer à une partie de mah-jong…

« Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir »…  

Atmosphère, « mood » propice aux émois, aux tentations amoureuses mais aussi lourde d’interdits, de préjugés, de commentaires fielleux (sortir si tard, si bien habillé, pour une femme, pour aller chercher des nouilles ?) dans cette communauté shangaïenne de Hong-Kong dans les années 60 : amour frôlé comme les robes aussi chatoyantes et changeantes que ces improbables coiffures (même pour aller dans un noodle shop !), amour effeuillé comme ces mains qui se crispent et se serrent, ces corps qui se côtoient et se désirent dans un taxi, ces visages qui se mirent, s’admirent et se dérobent dans le sourire contraint d’une glace de restaurant. Mme Chan (Maggie Cheung) et M. Chow ((Tony Leung Chiu-Wai), irrésistiblement attirés l’un vers l’autre par leur commune solitude, leur discrète souffrance – ils découvrent que leurs conjoints respectifs (homme d’affaire au Japon, femme toujours absente) ont une liaison amoureuse, qu’ils les trompent par conséquent : ils en ont peu à peu l’intuition, en acquièrent la térébrante certitude en découvrant que chacun a un objet – un sac à main, une cravate – que l’autre conjoint possède.

« Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige »…

Valse-hésitation de deux timides, chassé-croisé de deux âmes blessées, qui se refusent finalement à la banalité, au mensonge, à la souillure de l’adultère pour préserver l’image de l’autre autant que l’estime de soi. Film tout en nuances, tout en errance, entre La Peau douce de Truffaut pour l’accomplissement triste et Brève rencontre de David Lean pour l’évanescence : on songe au texte si émouvant du poète Antoine Pol, mis en musique par Georges Brassens, « les passantes » : à « ces instants secrets », « à celle qu’on connaît à peine / Qu’un destin différent entraîne / Et qu’on ne retrouve (qu’on ne trouve ?) jamais »,  » à la svelte silhouette » / (…) « si gracieuse et fluette / Qu’on en demeure épanoui », « Qu’on est seul peut-être à comprendre / Et qu’on laisse pourtant descendre / sans avoir effleuré la main », « Aux baisers (enfin) qu’on n’osa pas prendre »…Et si la vie n’était qu’une suite d’occasions ou de rendez-vous manqués au téléphone, de dialogues étranglés dans une gorge nue, une fuite en avant dans les volutes de fumée d’un café, sur l’asphalte miroitant de pluie, dans la lumière bleutée d’un néon, le temps qui glisse entre nos doigts vibrant pourtant sur un bouton de porte, une rencontre qui n’est déjà plus qu’un souvenir…?

« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige »… 

Mouvements chaloupés de caméra, à la fois légers et insistants sur les objets, les détails, ces couleurs saturées (le rouge surtout et le vert) pour dire l’intensité du désir et la force du refus, ces ralentis, ces presqu’arrêts sur image qui suggèrent le secret et la frustration, et magnifient une robe fourreau, une cravate, un couloir ocre au lieu de ralentir simplement le temps – comme l’analyse un très bel article ci-joint de la revue « Cairn ».

« Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir »…

Film lent (près de 10 ralentis) et très découpé (pas moins de 60 séquences) , montage nerveux et sensation pourtant d’alanguissement, voire d’enlisement narratif et sentimental, vertigineux équilibre entre esthétisme et maniérisme, présence entêtante de l’amour et absence d’accomplissement charnel, qui se traduit par un audacieux pari – et paradoxe : les amoureux transis, impossibles sont sans cesse à l’écran, filmés dans toutes les pièces de la pension comme dans la rue, ou au bureau, saisis au creux des larmes et des visages ravinés, tandis que le mari et la femme infidèles, qui ont sans doute depuis longtemps consommé leur amour, n’apparaissent jamais ou alors subrepticement, de dos et comme par effraction. Paradoxe au coeur de ces impossibles amants : elle qui aime les bluettes télé, lui qui écrit des feuilletons populaires, vivent la relation la plus forte, la plus intense, la plus authentique qui soit…Le scénario du film s’improvisait plus ou moins – a-t-on dit – se construisait avec les acteurs, qui tournaient en premier des scènes qu’ils apprendraient et que le cinéaste découvrirait être les derniers plans du film, dans un étrange mimétisme entre la création artistique et la vie amoureuse où l’on ne sait jamais très bien où l’on va…

« Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir »…

Beauté des images, superbe photo de Christopher Doyle – le visage bouleversé de Tony Leung semblant soudre d’un arbre, le gros plan sur Maggie Cheung avouant enfin à son mari qu’elle en aime un autre jusqu’à ce qu’un contre-champ nous révèle que c’est bien à son « amant » qu’elle parle, répétant la scène qu’elle redoute et que nous ne verrons jamais…Wong Kar-Wai a-t-il (trop) sacrifié à l’esthétique (au point qu' »in the mood for love » deviendra aussi une marque de vêtements) ou suggéré une émotion retenue, que l’on sent, impalpable mais lancinante, chez les personnages à défaut de la ressentir viscéralement avec eux ? A chacun d’en décider. Les Cramés dimanche soir pour ce film très bien présenté par Arthur se sont en tout cas retrouvés pour ne pas avoir été aussi bouleversés qu’à sa sortie en 2000. Nous avons un peu vieilli sans doute…

https://www.youtube.com/watch?v=DVlU03sTGVk

Et pourtant, quel bonheur de réentendre cette valse ou, rytmes latinos, « Quizas, quizas, quizas ! » de Nat King Cole, « Te quiero Dijisto » de Michael Galasso ! Quel plaisir de retrouver les amants interdits dans leur chambre d’hôtel, M. Chow de Singapour à Bangkok, la fin fût-elle un peu déconcertante avec le discours de De Gaulle à Phnom-Penh et la visite du temple où l’homme réalise son vœu, une offrande dans une fente du mur ! Faut-il comme Marie-No y voir un symbole sexuel, l’assouvissement d’un fantasme ? 

« Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! »

Claude

A lire : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2006-3-page-8.htm

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