Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé (Prades 2025)

JOURNAL DE BORD DE CLAUDE à PRADES 2025 (1) série d’articles sur les films programmés par les Ciné-rencontres de Prades 2025, fondés sur des impressions et souvenirs personnels, des articles critiques d’Alticiné, inspirés surtout par les présentations par les intervenants et débats ou rencontres avec les réalisateurs, les discussions spontanées lors des repas ou à l’issue des séances avec les copains Cramés… Un journal buissonnier, une chronologie éclatée au fil des souvenirs d’une semaine amicale et culturelle passionnante !

Mercredi 23 juillet 14 h 30

ULTIME ÉMOTION

Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé

            D’avoir été trop différée, retenue, empêchée pendant près de deux heures, l’émotion éclate et nous emporte. Je suis bouleversé par ces mains pressées, cette tête enfouie dans les draps et caressée par des doigts fébriles, déjà roidies par la mort et le breuvage létal, par ce double cri d’amour exhalé au milieu des sanglots, arraché au silence têtu et sépulcral de ces dernières semaines, de tant d’années sans doute. Ces deux êtres emmurés – la mère atteinte d’un cancer au cerveau incurable et métastasé (Hélène Vincent) et le fils sortant de prison, sans travail et sans amour (Vincent Lindon) –  se parlent enfin avec toute la tendresse trop longtemps contenue, refusée par orgueil, avec colère – ou plutôt l’abcès du désamour crève à l’ultime instant choisi par Yvette Évrard pour en finir avec la souffrance, grâce à une association suisse d’aide à mourir, accompagnée par son fils Alain : les gestes, la démarche finale comptent plus que les mots ou les silences.

Comment tourner une telle scène d’adieu à l’autre et à la vie sans trop la préparer, sans l’anticiper lourdement (et rien effectivement ne laisse prévoir un tel effondrement des barrières, une telle mise à nu) mais surtout sans pathos, dans une subtile alliance d’exacerbation des sentiments et pourtant de pudeur extrême ? Il aura fallu – explique Stéphane Brizé – pas moins de huit prises pour obtenir j’ose le dire ce sublime final : que d’hésitations, que de reprises et d’insatisfaction lorsque le cinéaste regarde dans son combo (son retour vidéo) ce que la caméra est en train de filmer. « Ça ne fonctionne pas », se dit-il, le timing n’est pas bon, les deux acteurs – si excellents soient-ils dans toute l’intrigue, Hélène Vincent sèche, acrimonieuse, agressive, Vincent Lindon mutique, colérique, rongé par la haine de soi – n’ont pas encore trouvé l’osmose, atteint l’état de grâce. Question de timing peut-être, d’équilibre entre mouvements esquissés, regards intenses, et silences trop pesants. « Lâchez les vannes », conseille Brizé aux acteurs inquiets en quête de cette disponibilité qui fait advenir l’émotion plus qu’il ne la suscite. « Tu lui prends la main », dit-il enfin à Hélène Vincent… Le huitième essai amène l’évidence d’un moment exceptionnel – le fruit aussi d’une maturation intérieure qui ne pouvait pas ne pas arriver mais qui a l’élégance morale de nous surprendre !

Le réalisateur explique les difficultés du tournage en termes d’émotions, dans ce film où seuls les personnages secondaires savent exprimer leurs sentiments, comme délégués par Yvette et Alain pour dire l’amitié et l’amour : le voisin Monsieur Lalouette (Olivier Perrier) qui vient boire un dernier verre avec Yvette et témoigne du bonheur simple de l’avoir connue entre discussions quotidiennes et offrande de quelques compotes ou l’amante d’un soir, remarquable Emmanuelle Seigner. Adrien la rencontre au bowling : un sourire incandescent, un regard mi-furtif, mi-appuyé coulé entre les joueurs, l’attire irrésistiblement vers la piste voisine et c’est une nuit d’ivresse, l’union des corps et des âmes, croit-on, en tout cas pour Alain une éclaircie dans son ciel d’orage. La confidence et la confiance après l’amour amènent les questions : Clémence, qui ne se pense pas intrusive (ne se dévoile-t-elle pas spontanément après s’être donnée ?), voudrait juste en savoir un peu plus sur la vie, le métier de l’homme qu’elle aime. Vincent se rétracte, se ferme et s’enfuit, accablé par la honte, le sentiment de n’être rien. Plus aucun signe de vie de sa part. Pourtant, quelques jours après, Alain aperçoit Clémence sur un parking de supermarché : il s’avance vers elle et lui révèle, entre accablement, auto-détestation et défi d’être aimé malgré tout, qu’il sort de prison, vit chez sa mère et n’a pas de travail. Triple régression pour lui, honte personnelle, familiale, professionnelle…Solitude et déclassement de gens modestes, comme dans Je ne suis pas là pour être aimé ou La Loi du marché. À quelques pas d’Alain – caddie et coffre obligent – Clémence réagit pourtant naturellement et superbement : « j’étais capable de l’entendre », donc de le comprendre et de l’accepter, de prendre le risque d’une rencontre. Aimer l’autre pour lui-même, sans forcément bien le connaître et malgré ses défauts, pour ses manques mêmes, ne pas juger : autre point d’orgue émotionnel du film, quand l’autre nous apprend à aimer et déjà à s’aimer.

Dans un registre plus léger, Stéphane Brizé explique les difficultés à faire pleurer un bébé (ici les enfants de Bruno), la nécessité pratique d’avoir des jumeaux sur le plateau : on ne peut tourner plus de 4 heures avec un enfant, il faut spéculer au moins un peu sur la faim du bébé, en avoir un autre sous la main si ça ne marche pas avec le premier, au besoin le regarder un peu « méchamment » ( !) pour obtenir des pleurs…Émotion provoquée, émotion de commande mais Stéphane Brizé rappelle qu’il est bien loin de ces réalisateurs si durs avec leurs comédiens ou leur figurants comme Pialat ou Kechiche.

Un long malentendu, le fils honteux de devoir retourner chez sa mère après avoir fait de la prison pour avoir passé la frontière avec de la drogue dans son camion, s’enfermant dans sa chambre, travaillant dans une usine de déchets (image de sa vie ?), toujours en colère contre lui-même, invectivant sa mère et quittant furieusement ce foyer peu accueillant…Une mère parlant d’un ton toujours rogue, une vie réglée comme du papier à musique entre compotes, torchons, médicaments. Une obsession de la propreté, des marques de pas, des miettes qui traînent sur la table…Des sentiments étriqués ou comprimés par un mari autoritaire, masquant sans doute une « douceur douloureusement enfouie et figée au fond d’elle », selon les mots du cinéaste (Stéphane Brizé, Festi-ciné Meaux 2025, p. 93). L’apaisement viendra pourtant après la découverte par Alain dans le tiroir de documents sur l’aide à mourir, grâce à la médiation du voisin et à cet appel à l’aide pour le moins paradoxal d’Yvette empoisonnant à moitié son chien, le seul être qui pourrait les réunir, objet transitionnel…pour faire revenir Alain. Une scène nullement comprise par Annie Cordy, un instant pressentie pour le rôle et ne mesurant pas le désespoir de la vieille dame, si terrible et absurde que paraisse son geste… Pas plus que le film, sorti en 2012, n’a été compris et apprécié de tous les critiques, tel ce journal de …gauche qui ne veut pas se dédire de n’avoir pas aimé Un autre monde ou ce journaliste de télé qui a aimé le film mais se fait un malin plaisir à le démonter par pur plaisir d’exprimer une opinion opposée à celle d’un confrère…En matière de critique, on est parfois plus dans une doxa ou une posture que dans l’authenticité personnelle…

Et pourtant, quelques heures de printemps, ou le renouveau d’une relation, le protocole de suicide assisté (inspiré d’un documentaire radio Le Choix de Jean) dûment et calmement expliqué après les derniers rendez-vous médicaux, la mort acceptée, le temps d’apprendre à s’aimer, à se le dire enfin, dans un soupir et un râle. Émotion fulgurante, émotion qui me foudroie…      

Claude

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