Vu à l’Alticiné : Maigret de Patrice Leconte

Inhabituel format du commissaire Jules Maigret qui n’a jamais aussi mal porté son nom et qui ressemble davantage au détective Néro Wolfe de Rex Stout. Les deux sont psychologues, mais autant Néro est visuel que Maigret auditif. Comment procédez-vous pour enquêter ? J’écoute ! dit le commissaire. Sans doute Jean Gabin était plus fidèle au physique, mais Patrice Leconte ne peut pas faire d’erreur. Souvenons nous de son Monsieur Hire. Gérard Depardieu saisi l’essence même du personnage. C’est son géni. Le personnage de Maigret décrit par Simenon, c’est un costaud musculeux et plein d’aisance qui en impose. Mais qui écrit ? C’est Simenon.

Et Simenon en dépit de ses bonnes intentions, dès qu’il a une feuille de papier devant lui est saisi par la « glauquitude » des choses. Celle des lieux, celle des passions humaines souvent tristes. Il y a les décors d’après guerre, ceux luxueux aux relents de marché noir ou de collaboration, et la pauvreté qui affleure partout ailleurs, les pavés mouillés, les quartiers perdus qui sont des personnages à part entière tant ils reflètent les gens qui y vivent. Et puis, il y a la fatigue d’un vieux commissaire qui va devoir décrocher, et qui sait ce que signifie décrocher. Et dans tout cela sa compassion pour les filles perdues ou en train de se perdre, fragiles, évanescentes…les proies. Je ferais toutefois un reproche à Patrice Leconte, il va désormais m’être difficile d’imaginer Maigret autrement qu’en Depardieu

Le cinéma russe contre la guerre en Ukraine

La bataille de Sébastopol

Ils sont quinze. Tous femmes et hommes de cinéma – réalisateurs/réalisatrices, acteurs/actrices, chefs opérateurs, producteurs : Alexandre Rodnianski, Evgeniy Tsyganov, Niguina Saïfoullaeva, Veniamin Smekhov, Mikhaïl Mestetski, Youri Bykov, Andreï Zviaguintsev, Yuliya Aug, Roman Vasyanov, Elena Koreneva, Kira Kovalenko, Ilia Khrjanovski, Oksana Karas et Kantemir Balagov, autour de Anton Vladimirovitch Dolin, célèbre critique de cinéma en Russie et rédacteur en chef de Isskustvo Kino (Le cinéma comme art) – mensuel culte du cinéma en Urss puis en Russie, depuis 1931. Ils et elles se succèdent à l’image, face caméra, pour expliquer, à la première personne du singulier, les raisons de leur engagement contre la guerre, derrière une déclaration liminaire : « La guerre ne peut se passer sans effusion de sang, la guerre est toujours un désastre. Il est du devoir de la culture (y compris le cinéma) de s’opposer à la violence, au  le sang versé, aux  atrocités. Il est grand temps de se rappeler les vieux slogans soviétiques, qui restent toujours d’actualité : la paix dans le monde, pas de guerre. Aujourd’hui, alors que trop de citoyens de notre pays sont effrayés et ont peur de tirer leurs propres conclusions sur ce qui se passe, il est du devoir des artistes de s’exprimer clairement contre le mensonge et la violence. Voici la réalisation du montage de nos déclarations. » 

La vidéo a été mise en ligne le 26 février 2022, sur la chaîne « Radio Dolin » habituellement dédiée à la sortie des nouveaux films, deux jours après l’entrée des forces armées russes en Ukraine.

Leurs biographies parlent pour eux. Certain.es sont russes ET ukrainiens. Comme Alexandre Rodnianski, né à Kiev, l’un des producteurs les plus prolifiques du cinéma russe,  initiateur du festival de Kinotarv, le plus important de Russie, soutenu par les autorités russes, ouvert aux œuvres des Républiques voisines, celles de l’ex Urss, à commencer par l’Ukraine. On doit à Rodnianski les plus belles œuvres d’Alexandre Sokourov, Andreï Zviaguintsev, Kantemir Balagov, Vera Kovalenko, Pavel Tchoukhraï, Fiodor Bondartchouk, dont certaines ont été programmées par les Cramés de la Bobine. Parmi tous les films produits par Rodnianski, « Le 9e escadron » de  Bondartchouk fait figure de singularité, puisque cette superproduction très antimilitariste, sur fond de guerre en Afghanistan, fut applaudie et soutenue à sa sortie en 2005 par un certain… Vladimir Poutine. « La guerre avec l’Ukraine, je ne pouvais pas y croire, quand les Roquettes sont tombées près de Kiev, dit-il. Cela m’a renvoyé à mes parents, mes grands-parents, qui tous sont nés en Ukraine, mon fils, mes amis, la langue dans laquelle j’ai grandi. Ce n’est pas possible. La Russie, elle, va s’enfoncer dans l’isolement, et pas seulement économique. C’est une faute tragique. » 

Kira Kovalenko, cinéaste originaire du Caucase et au nom ukrainien, qui a fait ses classes à l’école de Sokourov, économe en paroles, est hésitante, sidérée : « Ce qui arrive est effrayant. Et pourtant nous ne devons pas avoir peur. Chacun de nous doit pouvoir agir sur ce qui arrive. Avec les mots. Pour que la démocratie résiste. »

Mais le moment le plus fort de cette déclaration à quinze voix, « contre la guerre, contre la mort » est le silence final de Kantemir Balagov, le jeune réalisateur (31 ans) de Tesnota et Dilda, compagnon de Kira Kovalenko. Une minute vide de mots qui dit tout de l’horreur qui a envahi le monde. 

Malgré l’engagement de ces artistes « contre leur camp », des voix en Europe demandent en représailles contre Moscou, le boycott de la culture russe, en particulier de ses films. Le réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa leur a répondu. La voix de l’auteur du remarqué « Donbass » sur la guerre entre Ukrainiens et séparatistes pro-russes, film en treize séquences comme tournées en « absurdistan », présenté au Festival de Cannes en 2018, doit être entendue : 

« Le 24 février 2022, alors que les régiments russes venaient juste d’envahir l’Ukraine, le tout premier message que j’ai reçu émanait de mon ami Viktor Kossakovski, metteur en scène russe : « Pardonne-moi. C’est une catastrophe. J’ai tellement honte. » Puis, plus tard dans la journée, Andreï Zviaguintsev, très faible encore après une longue maladie, enregistrait le sien en vidéo. De nombreux amis et collègues, cinéastes russes, se sont élevés contre cette guerre insensée. Lorsque j’entends, aujourd’hui, des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression.
Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie.
Il ne faut pas juger les gens sur leurs passeports. On ne peut les juger que sur leurs actes. Un passeport n’est dû qu’au hasard de la naissance, alors qu’un acte est ce qu’accomplit lui-même l’être humain.
 »

En 2015, le film « Bataille pour Sébastopol » (« Résistances » en français) tourné avant la première guerre du Donbass en 2014, était sorti en même temps sur les écrans russes et ukrainiens : l’histoire d’une jeune Ukrainienne, envoyée au front en 1941 à 25 ans et distinguée comme « Héros de l’Union Soviétique » pour avoir tué 309 ennemis en moins d’un an. Son réalisateur Sergueï Mokritskï, qui a grandi en Ukraine mais vit en Russie, disait à l’époque : « J’espère que, ne serait-ce que pendant deux heures, Russes et Ukrainiens seront unis pour partager notre histoire commune ».

Sylvie

*Du 24 au 29 mars prochain, les Cramés de la Bobine programment « Les poings desserrés » de Kira Kovalenko(soirée débat le mardi 29 à 20h30)

A l’Alticiné, Un autre monde de Stéphane Brizé

Epoustouflant, magistral, brillant, émouvant, bouleversant, un tour de force dérangeant : ces qualificatifs s’adressent aussi bien au nouveau film de Stéphane Brizé, Un autre monde, qu’à la performance de Vincent Lindon, Philippe Lemesle, cadre dirigeant d’une usine du groupe Elsonn , sommé de mettre en place un plan de restructuration: réduction de 10% de son personnel et ce malgré les bénéfices affichés par l’entreprise. Un ‘classique’ du monde globalisé et du capitalisme. Et pourtant….
Un autre monde vient clore une trilogie qui avait commencé avec La loi du marché (2015), puis En guerre (2018), enfin ce dernier volet au titre moins explicitement ‘combatif’ que les précédents, comme si, malgré les combats, les luttes, les efforts pour résister, s’opposer, et survivre dans un monde de brutes sans pitié et sans états d’âme, l’issue ne pouvait qu’être celle qui vous fait basculer dans un ailleurs non envisagé.
Vincent Lindon aura porté ces trois films sur ses épaules. Dans ce dernier opus, il est montré comme un cadre méticuleux, en attestent les scènes où il se prépare pour aller à l’entreprise, nouant soigneusement sa cravate, celles où seul devant ses dossiers, stylo et surligneur en main, il essaie de trouver une solution qui permettra de sauver les salariés, retournant toutes les possibilités dans tous les sens comme on le ferait avec les pièces d’un puzzle, puzzle qu’il tente de reconstruire au mieux alors qu’on lui demande de supprimer des pièces…
Dans sa vie professionnelle, Philippe Lemesle est un homme seul : seul face à ses collègues cadres, à ses ouvriers, seul dans son bureau, seul face à la dirigeante Claire Bonnet-Guérin (Marie Drucker impressionnante dans ce rôle de dirigeante sans pitié que rien n’ébranle et dont les mots sont comme des lames prêtes à trancher des têtes). Sans parler de la confrontation avec le Big Boss, Mr Cooper, en visioconférence, sourire jusqu’aux oreilles, on ne voit que les mâchoires prêtes à mordre, scène perverse s’il en est, sommet de cynisme glaçant et d’humiliation féroce : c’est ça le monde du travail, soit vous jouez avec les cartes qu’on vous distribue, soit vous quittez la table. Jeu perdu d’avance pour vous, les cartes sont truquées….


Seul il l’est aussi dans sa vie privée parce que sa femme Anne (Sandrine Kiberlain toujours très juste) a demandé le divorce, n’en pouvant plus de cette vie de couple qui n’en est plus une depuis que Philippe occupe ce poste de dirigeant, « Je ne suis pas mariée avec Olsonn, moi » lui lance-t-elle lors de la scène d’ouverture où chacun, avec son avocat, tente de trouver un accord, « combien de weekends avons-nous passé ensemble depuis 7 ans ? Je les ai comptés : six ». Enfin, dans cette famille qui se décompose il y a Lucas, le fils étudiant, qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique après un burn-out : scène terrifiante de la visite des parents dans la chambre d’hôpital : Lucas est préoccupé par des données chiffrées qui ne supportent pas l’approximation concernant le temps que ses parents ont mis à parcourir les kilomètres depuis leur lieu d’habitation jusqu’à l’hôpital, ou cette autre scène tout aussi terrifiante, en présence du père et de la psychiatre, dans laquelle Lucas veut qu’on lui apporte des livres pour « se mettre à jour et rattraper les cours perdus » car il est persuadé qu’il va pouvoir travailler pour Facebook, Mark Zuckerberg lui ayant dit qu’il avait besoin de quelqu’un comme lui…. Un autre cauchemar pour Philippe et Anne, un labyrinthe dont personne ne pourra sortir indemne, un autre monde là encore….
Des mondes où chacun cherche un terrain d’entente…


La caméra de Stéphane Brizé serre les personnages au plus près : les visages sont omniprésents, à la fois impénétrables et transparents, des visages perdus, ravagés par la douleur et l’incompréhension, on sait par avance quels mots vont sortir de ces bouches ; d’autres visages, blancs, on pourrait presque dire ‘sans vie’, des visages fabriqués tels ceux des robots qui ressemblent à s’y méprendre à des humains, car ceux-là n’ont plus rien d’humain, ils sont secs, tranchants, pas un seul trait ne bouge, pas l’ombre d’une émotion ne transparaît, ceux-là ne savent plus ce que le mot « humain » veut dire, d’ailleurs le connaissent-ils, l’ont-ils appris un jour? Ils n’ont que des chiffres et des statistiques dans la bouche, seuls les faits comptent, comme le martèle le Mr Gradgrind des Temps difficiles (Hard Times) de Dickens: la révolution industrielle faisait elle aussi des ravages qu’il fallait dénoncer…

Nous sommes dans un monde – des mondes — fermé : tout se passe en huis clos, et c’est bien l’enfer…
Anne l’a dit de ses sept dernières années de mariage, « Vous lui avez fait vivre un enfer » insiste son avocate s’adressant à Philippe qui n’en revient pas, qui ne peut pas laisser dire cela, lui qui l’avait prévenue qu’en acceptant ce poste de dirigeant ce ne serait pas facile ; mais, fait-il remarquer, il y a eu des compensations financières dont tous deux ont profité….


L’Enfer, c’est ce dont traite Stéphane Brizé, l’Enfer que le monde globalisé du travail construit pour nous, l’Enfer que, sans en être toujours conscient, nous construisons nous-mêmes autour de nous, car en fait, l’Enfer, est-il toujours bien « les autres » ? Que faut-il pour que nous ouvrions enfin les yeux ? Il nous faut des chocs, ou parfois tout simplement un grain de sable, pour qu’en un clin d’œil s’écroule notre monde, celui qu’on s’était appliqué à construire (comme en témoignent tous les cadres avec des photos accrochés au mur dans le long plan du début), et qu’ainsi bascule tout ce à quoi on a cru, cette satisfaction d’une vie accomplie et réussie, tout ce qui nous faisait vivre chaque jour sans que nous nous posions de questions : tout ce qui nous semblait ‘aller de soi’ ne serait-il qu’un leurre ? Comment ce ‘tout’ peut-il voler en éclat de façon si brutale tel un tsunami qui met tout le monde à terre et où les rescapés sont rares?
Le burn-out de son fils Lucas lui tend un miroir : la métaphore du pantin désarticulé que Lucas essaie de faire marcher en tendant judicieusement les ficelles est lourde de sens, à l’instar de la course sur tapis en salle de sport que s’impose Philippe, course effrénée qui le fait suer et cracher, course sur place, inutile et absurde qui ne mène nulle part si ce n’est à la souffrance du corps le ramenant à sa propre solitude puisqu’il est entouré de silhouettes fantômatiques, ainsi qu’à l’absurdité de ce que la société Elsonn attend de lui.
Il appartient à Philippe d’être ou pas une marionnette, de se laisser broyer ou non, de continuer à mentir, à se mentir et de savoir pour finir s’il pourra toujours se regarder dans un miroir. Sa vie est à la croisée de deux chemins, le choix est là, mais a-t-il vraiment le choix ? Dans ce monde d’illusions, et de rôles, lequel veut-il vraiment jouer ? Jusqu’où est-il prêt à aller ? Qui sont les plus courageux, ceux qui restent ou ceux qui partent ? Ceux qui obéissent ou ceux qui ont le courage de dire « non »?
Quand tout s’effondre, comment se relever si ce n’est en restant ce que l’on pense être soi-même ? En restant digne dans un monde où le mot dignité a perdu son sens…


Même si on a déjà vu les deux films précédents (La loi du marché et En guerre) ou d’autres qui évoquent le monde sans pitié du travail, Nos batailles de Guillaume Senez, Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach, ou récemment Ouistreham d’Emmanuel Carrère, Un autre monde nous entraîne plus loin : c’est un film violent qui, comme les autres cités ne laisse pas indifférent, nous secoue dans notre confort et nous laisse cloué sur notre siège, ne sachant trop si l’on pourra s’en relever, un film qui force l’admiration, se terminant sur une scène où seuls les visages de Philippe et d’Anne apparaissent tour à tour sur un fond flou, tandis qu’Anne, seule, répond aux questions des visiteurs fantômes parcourant l’appartement qui a été mis en vente, Philippe restant muré dans le silence…
Et nous dans notre stupeur et nos interrogations.

Chantal


Ouistreham d’Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère avait écrit des scénarios pour ses propres romans, « la Classe des neiges » réalisée par Claude Miller, et « l’Adversaire » par Nicole Garcia. Cette fois-ci, il est réalisateur et scénariste du récit d’une autre, Florence Aubenas journaliste, reporter internationale, et sans  aucun doute avec « le Quai de Ouistreham », écrivaine.

Adapter c’est toujours se donner une liberté, Florence Aubenas a d’ailleurs laissé carte blanche à Emmanuel Carrere. Comme toujours, il y a ce que peut un livre et ce que peut un film. On sait les limites de l’adaptation du roman au film, rien ne peut rendre la tonalité parfois moqueuse du livre, particulièrement à l’adresse des employeurs. De son côté le cinéma restitue tout d’un même mouvement, les personnages, leurs expressions, les clapotis de la mer, les entrepôts, les petits matins fuligineux, la cigarette qu’on fume avant de rejoindre le ferry… Dans les deux cas, il s’agit de la condition de femmes de ménage. Elles sont des travailleuses horaires, précaires, pauvres, corvéables, silencieuses et invisibles.

Une interpretation aussi libre fut-elle n’est réussie que si elle conserve l’esprit du livre.

Sur ce plan, Ouistreham a été apprécié par la critique et particulièrement celle du masque et la plume mais il a parfois été mal reçu, à l’exemple de « la grande table critique de France Culture » :

Une part de cette critique questionne la vraisemblance du film, telle l’apparence de Juliette Binoche, pas bien habillée, pas maquillée pour faire vrai, alors que ses « collègues » femmes de ménage sont bien habillées et maquillées. C’est un mauvais procès. Florence Aubenas dit elle-même qu’elle était habillée comme à l’ordinaire et qu’elle était la moins bien vêtue, la seule pas maquillée etc.

Ouistreham est une mise en abîme à tous les étages, Florence Aubenas observe ses « collègues » femmes de ménage et Emmanuel Carrere observe sous le nom de Marianne Winkler, une réplique d’Aubenas en train d’observer les Femmes de ménage, tandis que Juliette Binoche joue une journaliste qui joue la femme de ménage.

Le dernier tiers du film met l’accent sur le subterfuge de l’infiltration. Il questionne cette tromperie qui consiste à se faire passer pour ce qu’on n’est pas. Même si cette tromperie a un mobile altruiste, il regarde comme le dit Eric Neuhoff : « A quel point les journalistes sont capables d’aller pour trouver un sujet ». C’est un virage du film. Etait-il souhaitable ? 

Emmanuel Carrere est sensible à cette question de la vérité et du mensonge, de la trahison et de la duplicité. Dans l’un de ses romans : « un roman russe » il parle de son grand-père fusillé à la fin de la guerre pour fait de collaboration. Dans l’adversaire, il s’intéresse à Jean-Claude Roman, ce fabulateur qui fait croire durant 18 ans qu’il est médecin chercheur, avant que, risquant d’être découvert, il trucide toute sa famille. Dans « le Royaume » il s’imagine un instant infiltrer un groupe de pellerins se rendant dans un lieu saint avant de prendre conscience qu’il désapprouvait cette technique et qu’il ne pourrait pas faire ça.

Il nous montre que celle qui dit ce qu’elle n’est pas, même pour la bonne cause, est un être qui laisse une empreinte affective ambivalente auprès des gens qu’elle a trompés. Il montre aussi l’asymétrie sociale du mécanisme. Aucune des personnes trompées ne peut prendre la place de l’imposteur. Jamais Christelle ne pourra être Marianne Winkler ! Il met donc en lumière le point de vue bourgeois dominant de cette expérience sociale. 

Et Juliette Binoche cette magnifique actrice qui très souvent prend des risques, joue à merveille quelqu’un qui joue un rôle (elle l’avait déjà fait cela dans Sils Maria d’O.Asayas), parmi les vrais agents d’entretien et faux acteurs, elle est naturellement crédible à la fois comme femme de ménage puis comme bourgeoise intellectuelle dominante.

Certes, on peut discuter la qualité cinématographique du film, que pour ma part je trouve bonne,  ces actrices de circonstance sont formidables. Toutefois on ne peut pas en éliminer ce qui en fait le propos, les gens ne sont pas des moyens au service de fins. Mais si leurs employeurs avaient eu cette éthique, ce livre et ce film seraient sans objet.

Demeure cette question : Infiltrer ou ne pas infiltrer ? Ici il s’agissait de l’infiltration de gens sympahtiques et on voit le problème que ça pose. Sur ce plan, Emmanuel Carrere avec ses excès vise juste, dans une interview Florence Aubenas rend compte des effets de sa duperie et nous constatons que le stratagème blesse l’affectivité de ces femmes.  

Mais, cette pratique existe depuis toujours dans le journalisme elle a produit non pas de banales nouvelles mais des révélations explosives où des systèmes et parfois des personnes sont mises en cause. Il nous faut alors concevoir que les infiltrés sont aussi des gens ne veulent surtout pas l’être, à l’image du film BlacKkKlansman.

Le film arrive au moment où l’enquête « les fossoyeurs » tombe !  Les films sur le thème de l’infiltration ne manquent pas, quelque chose nous dit que ce ne sera jamais le cas.

Georges

Tromperie d’Arnaud Desplechin

Tromperie


Adapté de l’essai « Deception » de Philip Roth paru en 1990 et de son flot continu en huis clos, Arnaud Desplechin a fait « Tromperie » un film romanesque, brillant, lumineux, magnifique.
Structuré et découpé en 12 chapitres, c’est l’histoire d’une liaison sur une année, de l’automne 1987 au printemps 1988 avec un épilogue à l’été 1990.
Richesse de l’imagination, verdeur, ironie, humour, selon un alliage très particulier d’exubérance et de délicatesse fidèle à l’ouvrage d’origine, « Tromperie » raconte l’histoire de gens qui se sentent déplacés, qui se déplacent, qui se font déplacer aussi.
La jeune exilée tchèque, l’amante anglaise enfermée dans un mariage sinistre, Rosalie dans son hôpital…
Le seul qui semble à sa place, c’est Philip, l’écrivain, dans son bureau. Il retranscrit les paroles d’abord dans un carnet, puis fait danser les mots sur sa machine à écrire avant de les laisser s’envoler, finalement publiés.
Si le bureau de Notting Hill est un élément central, on en sort, allant à Hyde Park, New York, en Tchécoslovaquie en flash-back, : il va rendre visite à Rosalie, à l’étudiante américaine, l’amie tchèque, à son ami metteur en scène, à son père.
Le pub anglais, des lieux abstraits, les murs de glaise au début et une autre fois, les fonds blancs, immaculés …
La première scène montre l’amante anglaise à sa coiffeuse, actrice pour de vrai ? actrice de sa vie ? actrice pour lui ?
Elle se tourne et sa parole nous fait basculer au cœur du décor, dans le bureau où Philip assis sur fond de glaise, lui fait fermer les yeux pour décrire la pièce. Chaque objet, chaque détail est en elle, dans sa tête, c’est son environnement, à ce moment de sa vie, où, coulant vers lui, il est son ancrage. Moments merveilleux pour elle et pour lui qui s’y ressource. Instants merveilleux de désir réciproque, de fusion des corps et des esprits, de parole et d’écoute, de regards subliminaux.
Leurs visages et leurs mains se touchent. Ils rédigent un questionnaire : « Le rêve des amants qui veulent s’enfuir ensemble », et s’échangent une vingtaine de questions.

Les différents costumes de l’amante anglaise, tous très élégants, ponctuent le récit et on verra que, plus on se dirige vers la rupture, plus le ciel s’éclaircira.
Arnaud Desplechin colle à ce point au récit qu’il adapte que, déparée de sa substantifique moelle, dans l’épilogue, deux ans après la rupture, l’amante anglaise est devenue transparente, insipide, fade, mal coiffée, mal fagotée. Philip se réjouit d’en avoir fini avec elle, avant qu’elle ne devienne « joyeuse ». C’est triste, pâle, maigre, élégante, inquiète qu’il l’a vue. Et aimée, dit-il. S’il la rencontrait maintenant, sans doute ne la verrait-il pas.
Les visages des comédiens sont filmés en plans très serrés, visant même les plans trop serrés, en particulier celui où Rosalie/’Emmanuelle Devos, à l’hôpital dit à Philip : « Redis-le-moi, redis-moi que je vais vivre ». Et Philip lui redit. Son visage, s’approche près, si près, c’est comme s’il lui insufflait ce souffle vital qu’elle demande. Très beau … très faux. La grâce du gouverneur est un mirage. Et lui n’a aucun pouvoir sur la vie.
Sauf s’il le décide, l’écrit dans son bureau où Kafka le regarde. C’est la fiction qui s’impose à la réalité. « Kafka n’a pas écrit la métamorphose en se souvenant de sa relation avec son père mais c’est son roman qui lui a fait ainsi voir son père » réfléchissait, en d’autres temps, son étudiante la plus brillante. En quoi a-t-il participé à sa descente en enfer ?
Parfois, déstabilisé, sans jamais douter, Philip s’imagine mis en procès pour misogynie, tracassé, dérangé au nom des femmes qui ne sont pourtant vraiment pas son sujet ! Les femmes ne l’inspirent pas : il s’inspire des récits de femmes particulières, singulières. Et qu’il baise.
Bien que, à l’épouse en alerte, il commence par soutenir le contraire, reprenant à son compte la théorie selon laquelle c’est la fiction qui nourrit l’expérience et non l’inverse : l’amante anglaise n’existe pas, il finit par s’emporter, lâche et avoue : « je ne baise pas avec les mots ! »
Personnage difficilement attachant, Philip … Et pourtant
Tendre, il est tendre, non ? A moins qu’on ne se trompe
Tout au long des chapîtres, tout peut être. tromperie, deception, imposture.
N’empêche qu’il est séduisant, Philip
Un film au charme fou, habité par des acteurs tous exceptionnels, Denis Podalydès et Léa Seydoux en tête, et Emmanuelle Devos, Anouck Grinberg, Rebecca Marder, Madalina Constantin, Miglen Mitchev, André Oumansky, si bien cadres par le grand directeur de la photographie qu’est Yonick Le Saux.
Et la mise en scène subtile, inventive, épurée, inspirée d’Arnaud Desplechin nous ravit.
C’est un film que j’ai vu deux fois avec, deux fois, l’impression rare de « boire du petit lait » .
C’est ça : j’ai bu du petit lait.

Marie-No

Monica Vitti (1931-2022)


« Quand la représentation prend fin, pour moi, la réalité se termine »


Maria Luisa Ceciarelli avait voulu être actrice « pour ne pas mourir », pour « tout réinventer, effacer et reconstruire (…) pour faire semblant d’être une autre et (se) faire rire autant que possible au théâtre et au cinéma. Dans la vie, c’est une autre histoire. »
Elle avait pris pour nom d’artiste le début du nom de sa mère (Vittiglia) et était devenue Monica. La merveilleuse Monica Vitti.
Shakespeare, Brecht, Molière sont à son répertoire, mais c’est en la voyant jouer dans une pièce de Georges Feydeau que Michelangelo Antonioni la repère.
Sa voix enrouée … Coup de foudre, artistique et sentimental ! Il filmera ses yeux :
« C’est ce qu’il y a en elle de plus bizarre. Ils ne s’arrêtent sur aucun objet, mais fixent de lointains secrets. C’est le regard d’une personne qui cherche où finir son vol et ne le trouve pas » « L’Avventura, La Notte, L’Eclisse »
Monica jouera pour Vadim « Château en Suède », Losey « Modesty Blaise », Salce  » Les Poupées « , Monicelli « La Fille au pistolet « , Ettore Scola « Drame de la jalousie », Risi « Moi, la femme » où elle joue douze rôles.
Et pour Sordi « Poussière d’étoiles », Buñuel « Le Fantôme de la liberté », Carlo Di Palma « Teresa la voleuse, Ici commence l’aventure, Mimi Bluette »
Sa dernière apparition à l’écran sera orchestrée par elle-même dans « Scandalo segreto » qu’elle réalisera. Le film sera sélectionné à Cannes 1990, section « Un certain regard » et obtiendra le David di Donatello couronnant une première réalisation.
En 1994, Monica déclinera la proposition de Patrice Chéreau d’incarner Catherine de Médicis pour La Reine Margot.

Addio, Monica, riposi in pace

«Se fossi stata attrice, chi avresti scelto di essere? »
Monica Vitti, evidentemente

Marie-No

En bref, à l’Alticiné : La Fracture de Catherine Corsini

l’affiche exagère un peu!

La fracture de Catherine Corsini : Lisons d’abord les extraits de critiques dans Allo-Ciné, particulièrement celles des journaux les plus lus concernant le cinéma. Nous en conclurons que c’est tout au plus un film moyen et peut-être même qu’il est loupé. Souvent, les films à tonalité tragi-comique n’ont pas grand-chose à attendre de la critique, ils doivent se débrouiller seuls.

Pourtant, Catherine Corsini filme joyeusement une conjonction de situations chaotiques. Ce film pourrait être adapté à la scène, il fonctionne selon la règle des trois U : Une journée folle aux Urgences de la Salpétrière amplifiée par les affrontements Police/ Gilets Jaunes, et dans ce théâtre humain, les interactions de personnages  assez peu faits pour se rencontrer.

Il y a un couple de deux femmes bourgeoises (Valeria Bruni Tedeschi) fracturée au coude, (Marina Foïs) qui se déchirent. Ajoutons un gilet jaune, (Pio Marmaï) défait et blessé par de la grenaille  au cours d’une charge inattendue des forces de l’ordre, cela dans la folie du Service des Urgences. On y suit plus particulièrement une aide-soignante formidable (Aissatou Diallo Sagna dont c’est le premier rôle au cinéma). Catherine Corsini met tout cela dans la boîte et la secoue dans tous les sens. Pourtant à la guerre comme à la guerre,  les personnages vont exceptionnellement se parler. 

Tout est exagéré, délibérément amplifié et condensé, pourtant selon la formule de Bruno Dumont, la réalisatrice fait du faux pour représenter le vrai. Le double sens du terme « la fracture » saute alors aux  yeux. Catherine Corsini réussit un film à la fois dramatique, comique et empathique, et c’est un bon moment de cinéma.

Georges  

L’Evenement d’Audrey Diwan (d’après Annie Ernaux)

J’ai enfin vu L’Evénement, d’après le récit d’Annie Ernaux paru en 2000 sur son avorteement en 1963 – et je suis sorti bouleversé de ce « jaillissement », de l’avénement de cette émotion dont parlent Les Inrockuptibles.

Je trouve qu’on est plongé dans l’âme, le combat et si j’ose dire, sans mauvais esprit sur un tel sujet, dans le corps d’Anne dont on épouse les peurs, le désespoir et la solitude en cadrages très serrés sur la nuque férmissante, dans un regard chaviré, au format quasi carré du 1 35. Dans ce parcours du combattant ponctué de longs plans-séquences pour dire le poids interminable du réel, je pense à 3 scènes quasiment insoutenables, celle où elle plonge l’aiguille dans son sexe, celle de l’avortement proprement dit avec la faiseuse d’ange (elle retourne la voir, doit-elle payer à nouveau, ellipse ou humanité de la dame ?), celle enfin de l’expulsion du fœtus aux toiliettes avec l’aide de sa camarade : ce n’est plus elle mais toutes les femmes qui semblent bien seules, bien incomprises, et l’on se sent un peu veule, un peu honteux d’être un homme quand on songe aux figures masculines du film, à part le 1er médecin, plus compréhensif, le 2ème étant odieux puisque non content de réprouver l’avortement, il donne un produit, l’Oestrogel je crois, pour renforcer le fœtus, manquement élémentaire à la déontologie, mensonge patenté. Quant au père, il est absent, aux garçons, épris de danses, de rencontres et de sexe, ils n’assument pas, tel le jeune homme qui l’a engrossée, qu’on ne découvre, symptomatiquement que tard dans le film, qui ne se manifeste qu’ in extremis, de mauvaise grâce : elle lui fait honte, lui dit-il, devant ses amis sur la plage, et il ne comprend pas son malaise, sa révolte même, si désagréable soit-elle avec lui ou avec sa propre mère à qui elle reproche de ne rien comprendre à ses études.
La solitude d’Anne est très bien rendue par la mise en scène, fluide et sobre, avec de légers flous, non point léchés ou artistiques, mais estompant les contours des personnages à l’arrière-plan ou diluant sa silhouette pour mieux dire avec quelques scènes nocturnes son cauchemar éveillé. Le monde autour d’elle semble en hors-champ, comme pour dire l’intemporalité de son combat.
J’ai beaucoup apprécié la musique aussi, musique originale, composée pour le film donc, jamais envahissante, comme en pointillé, ponctuant les moments forts, à l’image de l’écriture plate, infra-littéraire d’Annie Ernaux qui va sobrement, dramatiquement à l’essentiel.

On retrouve également, mais comme discrètement, l’univers et les obsessions de l’écrivain, ce déchirement socio-culturel qui fait ici étrangement écho à la déchirure que vit ici Anne dans son corps. 10 semaines de courses contre la montre, marquées par le défilement des semaines – faut-il rappeler qu’une proposition de loi envisagerait de passer à 14 semaines ? Oui on sent à la fois la fierté de la mère pour sa fille qui « étudie », même si elle ne « travaille » pas au sens manuel ou professionnel du terme, et n’a pas des mains abîmées (comme la jeune fille du café) mais douces et blanches et en même temps l’incompréhension de cette fille intellectuelle et rebelle… Faire des études universitaires, littéraires en l’occurrence, de professeur devenir surtout écrivain, pour échapper au déterminisme social, au risque de « trahir », ce que conjugue l’écriture seule, selon la belle formule de Jean Genet en exergue de La Place : « Je hasarde cette explication : écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi. » Audrey Diwan, toutefois. pointe moins cet aspect qu’Annie Ernaux dans La Place par exemple, où l’écrivain va jusqu’à parler de « honte », de secret désir des parents que « leur fille n’y arrive pas. ». Ici on sent sinon une complicité réelle entre la mère et la fille qui ne se confie jamais, tout au moins un amour viscéral, sensible au moment du départ d’Anne pour la fac et son…avortement clandestin. L’unisson indicible des deux femmes, dans l’étreinte spontanée de la fille bouleversée par son odieuse plénitude de femme, la scène est simple et belle – et l’on applaudit au choix éclairé, lumineux de Sandrine Bonnaire, une émotion intacte à chaque fois que je la retrouve à l’écran, un jeu instinctif, un sourire inquiet, une authenticité brute de mère angoissée et dépassée… Se doute-t-elle de quelque chose ? A-t-elle compris lorsqu’elle fait une lessive et ne voit point, le spectateur non plus, le linge entaché de la faute ? Ellipse peut-être d’une scène très, trop ? rapide, ou distraction du spectateur. Tout est dans le non-dit, les relations mère-fille et, si l’on ose dire, dans le non-vu, dans la fluidité, dans les silences de la mise en scène.


On appréciera aussi, en pointillé, l’évocation des études, bien que la figure du professeur d’université soit un peu lourde et caricaturale dans son incompréhension de la jeune fille, dans son acharnement même contre cette « mauvaise » étudiante qui ne répond pas, n’écoute pas même, n’imagine pas sa souffrance, sauf à la fin peut-être car il lui prêtera les cours qu’elle a ratés, écoutera son vœu de devenir non point enseignante, mais écrivain. Lui qui la félicitait d’avoir repéré les anaphores du texte d’Aragon sur la Résistance, recevra comme un uppercut en plein ventre son cri rageur sur l’ignorance des hommes, leur incompréhension des femmes. Ces jeunes femmes qui ne se comprennent pas forcément très bien entre elles, sauf l’amie empathique qui a eu une liaison et aurait pu tomber enceinte elle aussi, qui se récrient, la plus délurée, celle qui se donne du plaisir devant ses deux camarades étrangement seules ou gênées et qui craint d’aller en prison avec Anne en apprenant la grossesse.


Solitudes féminines aussi dans cet internat de la fac, dans ces couloirs tristes et sans fin où se croisent les jeunes filles au retour de la douche, de ces corps nus qui se toisent et s’épient loin de communier dans leurs ablutions quotidiennes. Manque de solidarité ? Peut-être. Chape de plomb surtout d’une époque, d’une mentalité répressive et moralisatrice dont un triste sire candidat aux présidentielles revomit la haine pétainiste, tel un cloporte venimeux hantant les couloirs de la fac…Retour inquiétant en Pologne ou au Texas de ces anti-avortements acharnés auxquels Audrey Diwan oppose ici un film terriblement réaliste, de pure immersion, sans jugement moral, où le mot qui fâche n’est même jamais prononcé : seuls comptent les actes et la douleur. Comme de l’amour séparé – dirait Annie Ernaux.
Couloirs poisseux et fuite éperdue d’une jeune femme livrée à elle-même, qui me rappelle brusquement ce superbe film du cinéaste roumain Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes, « Quatre mois, trois semaines, deux jours ». Même compte à rebours, désespoir d’une jeune femme, filmée caméra à l’épaule dans sa course frénétique, trouvant le salut d’un impossible avortement dans une terrible mais salvatrice poubelle.

Claude

« Le Diable n’existe pas » de Mohammad Rasoulof

Le Diable n'existe pas

Quel film !
Enveloppés de poésie, on sort de ce film apaisés réconfortés. Confiants.
C’est pourtant de quatre histoires et autant de variations autour de la mise en application de la peine capitale en Iran qu’il s’agit.
Pas autour de la peine capitale mais autour de son application.
Pour pouvoir exister et ne pas perdre eux-mêmes la vie, les jeunes hommes doivent faire leur service militaire de 21 mois et obéir à tous les ordres y compris celui de tuer son prochain, de retirer le tabouret, quand ils sont affectés à l’exécution des peines. Chacun, à son tour, peut devenir bourreau.
Bourreau, ça peut aussi être un travail lamda, pour monsieur tout le monde.
On appuie sur un bouton quand les voyants sont verts. C’est tout.
C’est là l’originalité du film singulier et puissant de Mohammad Rasoulof: son regard sur les bourreaux. Qui sont les victimes et qui sont les coupables ? Et le diable dans tout ça ?
Une invention des Hommes et Mohammad Rasoulof choisit de montrer en l’état dans la violence de son pays, dans sa beauté, dans la douceur des sentiments, ce diable qui n’existe pas.
Les protagonistes se ressemblent dans leur intégrité, et si les 4 histoires interfèrent et se répondent, avec des interprètes tous différents, chacune, avec un titre annonciateur de son dénouement final, interroge sur la capacité de l’être humain à résister à la compromission, à la lâcheté.
« Le diable n’existe pas » : Un bon père de famille, mari attentionné, tout dévoué à sa petite famille, sa femme et sa petite fille gâtée et capricieuse. Mais voilà la nuit quand tout le monde dort, il est bourreau.
« Elle a dit : tu peux le faire » : le jeune appelé, torturé à l’idée de devoir tuer un autre homme. Sa fiancée Tamineh lui sauvera la vie (donnera la vie, perdra sa vie). Et elle a un frère.
« Anniversaire » : L’amoureux qui vient se porter volontaire pour retirer un tabouret en échange d’une permission de 3 jours pour aller demander Nana en mariage. Un mariage et un amour anéantis par cet acte de mort.
« Embrasse-moi » : Celui qui a renoncé à toute vie civile et sociale pour ne pas devoir tuer un autre homme. Sentant sa fin approcher, il fait le seul acte égoïste de sa vie d’adulte forçant le rempart du mensonge nécessaire pour, enfin, embrasser son enfant la jetant alors pour le reste de ses jours dans l’eau trouble de sa vie inventée.
Traitant toutes quatre de la responsabilité individuelle dans une dictature, chacune des histoires se déroule dans un lieu différent : voiture dans les embouteillages, prison caserne, maison isolée, désert …
Plus ils seront courageux et intègres, plus les hommes qui ne tuent pas devront s’éloigner, se cacher, pour pouvoir survivre. Epouses, compagnes, filles, fiancées … seules les femmes permettent de ne pas s’effondrer. Leur souvenir, leur présence permettent de survivre. De danser, même, parfois. D’esquisser quelques pas de danse vers l’avenir.
Les femmes, on ne les voit pas danser mais on les voit rayonner, ô combien !
La beauté des visages tout au long du film nous saisit. L’humanité est là dans les regards, les paysages arides, désertiques, la chambrée dans la prison ou au bord de la rivière.
Les images sont à couper le souffle, la mise en scène claire, brillante. C’est magnifique.
Mohammad Rasoulof a pris tous les risques pour donner ce film (coupé en 4 parce que la censure est moins pointilleuse sur les courts métrages) qui déborde de détails et de secrets, qui inonde de beauté et qui continue à nous transporter bien après la projection.
L’avoir en tête, y repenser, c’est formidable.
S’ajoutant à la longue liste des grands films iraniens,« Le diable n’existe pas » a obtenu en 2020 l’Ours d’or de la Berlinade

Ce film est un chef d’œuvre. Du cinéma qu’on n’oublie pas.

Marie-No

Gaspard Ulliel (1984-2022)

L’acteur français de 37 ans est mort dans un accident de ski le 19 janvier

Ci-dessous, en partage, le très bel hommage de François Morel :

« On se dit c’est injuste. On se dit c’est tellement triste. 37 ans, Gaspard, ce n’est pas du tout un âge pour mourir.
Non. 37 ans n’est pas un âge pour mourir. 39 non plus ferait remarquer Boris Vian. Pas plus que 36 ans noteraient Gérard Philippe et Marylin. 33 ans encore moins, si je puis me permettre, ajouterait Jésus-Christ…
Et 24 ans ? interrogerait James Dean, 24 ans, vous trouvez que c’est un âge pour mourir?
Non, on est d’accord avec vous, James, Jésus, Gérard, Boris, Maryline. Il n’y a pas d’âge pour mourir. D’ailleurs, il n’y a que des âges pour vivre.
Gaspard rejoint la communauté des étoiles filantes avec tous ceux-là. Et Kurt Kobain. Et Pascale Ogier. Et James Morrisson. Et Jimi Hendricks. Et Jean-Michel Basquiat. Et tant d’autres. Célèbres ou anonymes.
Parce qu’on a oublié ses prières, dans la tête on se récite un poème de Verlaine pour un autre Gaspard si différent puisque les femmes ne le trouvaient pas beau. « Oh vous tous ma peine est profonde, priez pour le pauvre Gaspard ».
Juste la fin du monde. Juste la fin du monde de Gaspard. On a lu des articles. On a vu des images. On a lu des hommages.
Des hommages attristés, consternés, mortifiés, sidérés, suffoqués, sincères.
Pour la première fois de sa vie, ce garçon discret qui ne faisait pas parler de lui entre deux films fait la une de journaux pour un évènement qui n’a rien à voir avec son métier.
Gaspard Ulliel, comme les quatre adolescents du lac de Chalain, vient d’entrer dans l’éternité.
Tant de tristesse qui rend tout dérisoire, le reste de l’actualité, les déclarations, les commentaires, les soubresauts du quotidien.
On se souvient des paroles de Jean-Louis Trintignant évoquant Marie. « Ne pleure pas de l’avoir perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue ».
On se dit, quand même, c’est injuste. On se dit c’est tellement triste. Et puis on se tait. Parce qu’il n’y a rien à dire.
Alors on écoute de la musique parce qu’il n’y a rien que la musique (…) pour exprimer le silence »

Adieu, Gaspard