Ouistreham d’Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère avait écrit des scénarios pour ses propres romans, « la Classe des neiges » réalisée par Claude Miller, et « l’Adversaire » par Nicole Garcia. Cette fois-ci, il est réalisateur et scénariste du récit d’une autre, Florence Aubenas journaliste, reporter internationale, et sans  aucun doute avec « le Quai de Ouistreham », écrivaine.

Adapter c’est toujours se donner une liberté, Florence Aubenas a d’ailleurs laissé carte blanche à Emmanuel Carrere. Comme toujours, il y a ce que peut un livre et ce que peut un film. On sait les limites de l’adaptation du roman au film, rien ne peut rendre la tonalité parfois moqueuse du livre, particulièrement à l’adresse des employeurs. De son côté le cinéma restitue tout d’un même mouvement, les personnages, leurs expressions, les clapotis de la mer, les entrepôts, les petits matins fuligineux, la cigarette qu’on fume avant de rejoindre le ferry… Dans les deux cas, il s’agit de la condition de femmes de ménage. Elles sont des travailleuses horaires, précaires, pauvres, corvéables, silencieuses et invisibles.

Une interpretation aussi libre fut-elle n’est réussie que si elle conserve l’esprit du livre.

Sur ce plan, Ouistreham a été apprécié par la critique et particulièrement celle du masque et la plume mais il a parfois été mal reçu, à l’exemple de « la grande table critique de France Culture » :

Une part de cette critique questionne la vraisemblance du film, telle l’apparence de Juliette Binoche, pas bien habillée, pas maquillée pour faire vrai, alors que ses « collègues » femmes de ménage sont bien habillées et maquillées. C’est un mauvais procès. Florence Aubenas dit elle-même qu’elle était habillée comme à l’ordinaire et qu’elle était la moins bien vêtue, la seule pas maquillée etc.

Ouistreham est une mise en abîme à tous les étages, Florence Aubenas observe ses « collègues » femmes de ménage et Emmanuel Carrere observe sous le nom de Marianne Winkler, une réplique d’Aubenas en train d’observer les Femmes de ménage, tandis que Juliette Binoche joue une journaliste qui joue la femme de ménage.

Le dernier tiers du film met l’accent sur le subterfuge de l’infiltration. Il questionne cette tromperie qui consiste à se faire passer pour ce qu’on n’est pas. Même si cette tromperie a un mobile altruiste, il regarde comme le dit Eric Neuhoff : « A quel point les journalistes sont capables d’aller pour trouver un sujet ». C’est un virage du film. Etait-il souhaitable ? 

Emmanuel Carrere est sensible à cette question de la vérité et du mensonge, de la trahison et de la duplicité. Dans l’un de ses romans : « un roman russe » il parle de son grand-père fusillé à la fin de la guerre pour fait de collaboration. Dans l’adversaire, il s’intéresse à Jean-Claude Roman, ce fabulateur qui fait croire durant 18 ans qu’il est médecin chercheur, avant que, risquant d’être découvert, il trucide toute sa famille. Dans « le Royaume » il s’imagine un instant infiltrer un groupe de pellerins se rendant dans un lieu saint avant de prendre conscience qu’il désapprouvait cette technique et qu’il ne pourrait pas faire ça.

Il nous montre que celle qui dit ce qu’elle n’est pas, même pour la bonne cause, est un être qui laisse une empreinte affective ambivalente auprès des gens qu’elle a trompés. Il montre aussi l’asymétrie sociale du mécanisme. Aucune des personnes trompées ne peut prendre la place de l’imposteur. Jamais Christelle ne pourra être Marianne Winkler ! Il met donc en lumière le point de vue bourgeois dominant de cette expérience sociale. 

Et Juliette Binoche cette magnifique actrice qui très souvent prend des risques, joue à merveille quelqu’un qui joue un rôle (elle l’avait déjà fait cela dans Sils Maria d’O.Asayas), parmi les vrais agents d’entretien et faux acteurs, elle est naturellement crédible à la fois comme femme de ménage puis comme bourgeoise intellectuelle dominante.

Certes, on peut discuter la qualité cinématographique du film, que pour ma part je trouve bonne,  ces actrices de circonstance sont formidables. Toutefois on ne peut pas en éliminer ce qui en fait le propos, les gens ne sont pas des moyens au service de fins. Mais si leurs employeurs avaient eu cette éthique, ce livre et ce film seraient sans objet.

Demeure cette question : Infiltrer ou ne pas infiltrer ? Ici il s’agissait de l’infiltration de gens sympahtiques et on voit le problème que ça pose. Sur ce plan, Emmanuel Carrere avec ses excès vise juste, dans une interview Florence Aubenas rend compte des effets de sa duperie et nous constatons que le stratagème blesse l’affectivité de ces femmes.  

Mais, cette pratique existe depuis toujours dans le journalisme elle a produit non pas de banales nouvelles mais des révélations explosives où des systèmes et parfois des personnes sont mises en cause. Il nous faut alors concevoir que les infiltrés sont aussi des gens ne veulent surtout pas l’être, à l’image du film BlacKkKlansman.

Le film arrive au moment où l’enquête « les fossoyeurs » tombe !  Les films sur le thème de l’infiltration ne manquent pas, quelque chose nous dit que ce ne sera jamais le cas.

Georges

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