En bref, deux films à ne pas manquer

Madre Paralelas de Pedro ALMODOVAR

Avec Penélope Cruz, Milena Smit, Israel Elejalde

Deux femmes, Janis et Ana, se rencontrent dans une chambre d’hôpital sur le point d’accoucher. Elles sont toutes les deux célibataires et sont tombées enceintes par accident. Janis, d’âge mûr, n’a aucun regret et durant les heures qui précèdent l’accouchement, elle est folle de joie. Ana en revanche, est une adolescente effrayée, pleine de remords et traumatisée. Janis essaie de lui remonter le moral alors qu’elles marchent telles des somnambules dans le couloir de l’hôpital. Les quelques mots qu’elles échangent pendant ces heures vont créer un lien très étroit entre elles, que le hasard se chargera de compliquer d’une manière qui changera leur vie à toutes les deux.

Voici un film total, il est beau, certains plans sont des œuvres d’art, et aussi belle la musique comme souvent dans ses films, c’est à la fois un thriller, une histoire politique, une histoire d’affections, une histoire de naissances, de pertes et de mort, mais surtout de Vie. Tous ces thèmes sont tissés ensemble, de quoi est fait l’amour d’une mère ? Ici point de jugement de Salomon… Pourquoi exhumer de leurs « cryptes psychologiques » tous ces cadavres tués en masse durant la guerre d’Espagne ? Almodovar embrasse tout, il est de ces réalisateurs qui apprivoisent les choses cachées, qui leur rend leur dignité, les civilise. Quant à ses actrices et acteurs, on se dit à chaque fois que ça ne devait être eux ou personne, ils sont l’esprit même d’Almodovar. C’est à l’Alticiné.

PS : Avec mon apitoiement sur tous ceux qui hélas ne verront ce film qu’à la télé!

PS : Avec mon apitoiement pour tous ces gens qui ne verront ce film que sur leur écran de télévision.

Un Heros – d’Asgar Farhadi

Avec Amir Jadidi, Mohsen Tanabandeh, Sahar Goldust

Titre original Ghahreman

Rahim est en prison à cause d’une dette qu’il n’a pas pu rembourser. Lors d’une permission de deux jours, il tente de convaincre son créancier de retirer sa plainte contre le versement d’une partie de la somme. Mais les choses ne se passent pas comme prévu…

Un autre chef-d’œuvre, le cinéma iranien est décidément un des plus important et des plus prodigieux cinéma du monde. Et Asghar Farhadi l’un des ses meilleurs représentants. A lire le synopsis, on se rend compte que ces vignettes sont souvent un exercice de fatuité. Dans ce film, n’est confortable que le fauteuil du cinéma dans lequel nous sommes assis. Le film rebondit sans cesse, nous surprend, nous indigne, nous sommes comme dans le tambour d’une machine à laver. On nous y parle du rapport de l’homme à la vérité, la vérité intime et la vérité publique, celle qui est socialement admise. Il s’agit aussi de la dette et d’une petite sœur à elle, la prédation ; de la justice et de la réparation, ajoutons le bruit de fond des réseaux sociaux et pour le héros « Il n’y a pas loin du Capitole à la Roche tarpéïenne » dit-on. Tout cela pas n’importe où, en Iran. Mais l’Iran c’est juste une coloration. 

Tre Piani-Nanni Moretti

(Complément au débat du 21.12.2021)

Ciao a tutte e a tutti! 

Quelques notes en complément à notre débat d’hier soir, suite à la projection du 13° long métrage de Nanni MorettiTre piani, présenté à Cannes 2021. 

Bibliographie

Voici les références des livres que j’ai lus pour ma présentation :

– Eshkol Nevo Trois étages (2015) Traduction de l’hébreu Jean-Luc Allouche, Gallimard 2018. Folio 6848

Je vous ai lu ce passage page 344 : « Sigmund Freud » … a « commis une erreur grossière : les trois étages de notre âme n’existent pas du tout. Pas du tout ! Ils existent dans l’espace entre nous et quelqu’un d’autre, dans l’intervalle entre notre bouche et l’oreille de celui à qui nous racontons notre histoire… Sinon, sans lui, l’individu n’a aucune idée de l’étage où il se situe, et il est condamné à tâtonner désespérément dans le noir, dans la cage d’escalier, pour trouver l’interrupteur. »

– Paolo di Paolo, Giorgio Biferali, A Roma con Nanni Moretti (A Rome avec Nanni Moretti), Bompiani. 2016. Non traduit

– Roberto Lasagna, Nanni Moretti, Il cinema come cura (Le cinéma comme thérapie), Mimesis. 2021. Non traduit

– Giovanni Scipioni, Nanni Moretti Immagine et speranze di una generazione (Nanni Moretti Images et espoirs d’une génération), Falsopiano 2021. Non traduit 

Les deux affiches, française et italienne

Afin d’apprécier de visu les différences évoquées dans la présentation. 

Affiche Italienne

Affiche Française

Pour mémoire

La citation de Moretti sur son cinéma : « A volte più si va nel particolare più si ha la possibilità di diventare universali », dit-il.  Parfois plus on va dans le particulier, plus on a de chances de devenir universels.

La phrase de Dora en voiture sur cette route qui va enfin être la sienne et pas celle de son mari : D’ora in poi è la mia strada : Désormais je suivrai mon chemin. 

Un mot sur les acteurs

Nous n’avons pas eu l’occasion de parler de la filmographie des acteurs et actrices, j’ai évoqué Riccardo Scamarcio, qui a joué un étudiant en médecine puis psychiatre dans La Meglio gioventù de Marco Tulio Giordana (« Nos meilleures années ») et a fait rêver de nombreuses adolescentes comme celle du film. Il est donc dans le film à la fois lui-même et son personnage, comme Moretti peut être à la fois le Juge et lui-même jugeant la société. Ce jeu dedans dehors, est typique de son cinéma.

Parmi les acteurs et actrices de ce film, tous exceptionnels, un mot sur Margherita Buy qui a déjà joué dans deux des films de Moretti, Mia Madre et Habemus papam ainsi que dans deux films que j’aime beaucoup, Caterina va in città de Paolo Virzì et Magnifica presenza de Ferzan Oztepek, deux cinéastes italiens actuels majeurs. 

Sur les répliques du film 

            Quelques remarques de plus (parmi tant d’autres possibles), di getto, au fil de la plume, sur le scénario en italien, particulièrement soigné :  

Margherita Buy, dans le film Mia madre, adresse au public cette invitation de Moretti à “rompere un tuo schema, almeno uno » (briser un schéma de ta vie, au moins un ». Dans ce film, quel serait l’équivalent ? Je pense qu’on retrouve une invitation adressée au public dans le message de la radio : Cosa fate di nascosto dagli altri ? Que faites-vous en cachette des autres ? Dora va y répondre et avouer tout ce qu’elle faisait en cachette de son mari. C’est le premier pas de sa libération, pour trouver son chemin. L’idée trouve un écho conclusif dans La Milonga clandestina, formidable mouvement de joie et de libération à la fin du film où enfin personne n’est seul, ni en conflit, ni terrorisé, et danse, la vie devient enfin légère… au lieu d’etre « plombante », selon l’expression d’une personne pendant le débat ! 

            Quelques mots communs à tous les personnages, qui auraient pu vous échapper à l’écoute de l’italien : paura – strada – colpa – scusa.

SCUSA

Scusami (excuse-moi), ti potevi almeno scusare (tu aurais pu t’excuser au moins), faccio le scuse al posto del mio figlio che non lo farà mai (« je viens présenter des excuses pour mon fils qui ne le fera jamais »), è lui che deve chiedere scusa a noi (« C’est lui qui nous s’excuser auprès de nous ») etc.

Un acte est-il excusable : oui ou non pour l’accident ? Oui ou non pour le frère corrompu ? Oui ou non pour l’acte de Lucio avec l’adolescente ? Oui ou non pour Vittorio qui se retrouve dans le parc la nuit avec Francesca ? etc. A chaque fois il y a débat éthique. Quoi qu’il en soit, les excuses sont souvent la condition du pardon dans le film. Toutes les variantes sont possibles jusqu’au père absent qui présente ses excuses et change de strada.

PAURA

Alba Rohrwacher, Monica dans le film, prononce l’une de ces phrases auxquelles Moretti nous a habitués : – Ho paura. Con lei qui è tutto più vero. (Scène du bain du bébé avec l’aide de Dora). « J’ai peur. Avec vous ici tout est plus vrai ». Lucio parlant à sa fille Sara et chassant ses peurs lui dit aussi à la fin du film : Ho avuto paura. « J’ai eu peur ». Elle-même a peur de partir à Madrid mais dit que c’est son chemin, « ho paura ma voglio andare » (« J’ai peur mais je veux y aller »). Tous les personnages disent avoir peur à un moment ou un autre du film. 

COLPA

Le fil rouge de la faute et de la culpabilité.  È colpa mia (« c’est de ma faute ») ou è colpa sua (« c’est de sa faute ») etc se répète souvent dans le film dans de nombreuses situations. 

STRADA

C’est la marque des parents d’Andrea, « c’est ou ce n’est pas notre chemin ». Sa fréquence nous permet d’y prêter attention. Mais une fois qu’on l’a fait, on se rend compte que Moretti suit cette idée aussi pour les autres personnages, par exemple Vittorio « ha sbagliato strada« , il s’est trompé de rue, de chemin, il s’est égaré. Cette phrase peut aussi bien avoir un sens propre qu’un sens figuré. 

Cet emploi systématique devient le leitmotiv du message de Moretti dans le film et, nous n’allons pas répéter notre débat, la strada di ognuno, la route de chacun.e a en effet un caractère propre dans ce film et il n’y a pas de chemin unique, cette diversité a été soulignée dans le débat. 

Arrivederci ! 

Monica Jornet

FIRST COW, Kelly REICHARDT

Ce septième long métrage de la cinéaste américaine Kelly Reichardt avait tout pour être choisi par les Cramés qui, en 2017, avait déjà présenté Certain Women, Certaines femmes: une cinéaste rare, sept films à son actif malgré trente années de métier, d’abord assistante auprès de réalisateurs comme Todd Haynes ou Gus Van Stant, une critique dithyrambique dans la plupart des revues cinématographiques où ce dernier opus est qualifié de « chef d’œuvre »; et, s’il fallait encore une preuve de la notoriété de Kelly Reichardt en Europe, rappelons ici qu’une rétrospective lui a été consacrée à Beaubourg en octobre 2021.
Pour autant, First Cow a divisé les spectateurs, laissant certains perplexes, et d’autres ‘en dehors’ du film quand une autre partie a, quant à elle, eu le sentiment de partager l’aventure de Cookie et King-Lu.
Il n’est en effet pas facile de ‘rentrer’ dans ce film, souvent étiqueté par la presse de ‘western,’ alors qu’il n’en suit en rien les codes, tout au contraire. Et c’est sans doute là le tour de force de la réalisatrice : surprendre à un point tel que certains spectateurs resteront sur le bord de la route, regardant le périple de Cookie et King-Lu de très loin….
L’histoire de Otis Figowitz dit Cookie (John Magaro) et de King-Lu (Orion Lee) est peut-être d’apparence ‘simple’ mais là encore la réalisatrice réussit l’exploit de nous parler de la Conquête de l’Ouest sous un angle original et par petites touches disséminées tout au long du film. C’est que Kelly Reichardt prend son temps et nous impose de ‘vivre’ au rythme de la nature, un rythme lent, contemplatif loin de la frénésie du western traditionnel. Tout est expérience visuelle, olfactive et auditive : un prologue où l’on voit une barge moderne qui s’écoule lentement sur le fleuve Columbia, un chien qui fouine le sol à la recherche d’un quelconque trésor à savourer, découvrant finalement les ossements humains, deux squelettes que sa maîtresse va mettre à jour… et lorsque la caméra s’élève suivant le regard de la jeune femme attirée par le chant d’oiseaux perchés tout en haut d’un arbre, nous voilà catapultés deux cents ans en arrière, en 1820, quand l’Oregon était encore un vaste territoire, ensuite divisé en trois états Oregon, Washington et Idaho, la rivière Columbia servant de séparation entre les deux premiers.

Cet elliptique retour en arrière nous amène littéralement sur les pas de Cookie (la caméra offre un gros plan sur ses pieds chaussés de bottes se posant l’un après l’autre sur les feuilles qui tapissent le sol humide de la forêt), à la recherche de nourriture pour le dîner des trappeurs avec lesquels il voyage jusqu’au Fort Tillikum, se chargeant de cuisiner pour eux.
La nature, personnage à part entière du film, offre les champignons délicatement cueillis et humés par Cookie, tout comme elle offrira aussi poisson, myrtilles, écureuils pour nourrir des hommes affamés. Cette nature fragile doit être respectée : Cookie le sait qui remettra sur le dos une sorte de petit lézard qui, sans ce geste délicat, aurait péri ; c’est lui encore qui cueille quelques fleurs sauvages pour décorer l’intérieur de la cabane de King-Lu, son désormais inséparable ami.
L’amitié est un autre thème majeur du film. Lorsque Cookie découvre King-Lu nu caché parmi les fougères de la forêt qu’il arpente, il se doit de le protéger, la question ne se pose même pas, elle va de soi, tout comme il se doit de protéger tout être vivant de la forêt.


Cette amitié indéfectible est peut-être le fil rouge du film : en effet, depuis le début où une citation extraite de The Marriage of Heaven and Hell de William Blake (1757-1827) est mise en exergue du film, « The bird a nest, the spider a web, man friendship » / «L’oiseau a son nid, l’araignée a sa toile, l’homme l’amitié », puis de nos jours la promenade de la jeune femme et de son chien, scène écho à l’ouverture de Wendy and Lucy, 3ème film de la réalisatrice, Kelly Reichardt pose ainsi d’emblée le lien homme/nature : Cookie et King-Lu s’unissent de façon tacite pour le meilleur comme pour le pire, envisagent un avenir commun où ils partageraient les revenus que leur rapporteraient un hôtel et une pâtisserie ; mais pour l’heure c’est grâce aux talents de pâtissier de Cookie qu’ils vont céder à l’appel du commerce, comme d’autres au Fort, et à celui du gain, quitte à voler l’ingrédient précieux et nécessaire à la fabrication de beignets que tout le monde s’arrache : le lait de l’unique vache du fort, propriété du Chief Factor, négociant et gouverneur du territoire. Ce vol, une fois découvert, leur sera fatal ….


Nous sommes donc loin d’une Chevauchée Fantastique, d’une Captive aux yeux clairs, d’un Impitoyable, ou même d’un Open Range.
Kelly Reichardt délaisse le format large du cinémascope afin que l’œil ne se distrait pas, ne s’éloigne pas de ce qu’elle veut nous faire partager : les menus détails du quotidien de ces pionniers de l’ouest qui vivent en harmonie -ou presque- les uns avec les autres, qu’ils soient Juifs, Chinois, Russes, Britanniques, ou Amérindiens auxquels elle ne manque pas de rendre hommage, ce que le cinéma a peu fait, ces derniers ayant été presque toujours dépossédés de leur culture.

Cela ne signifie en rien que la dureté de la vie sur la Frontière soit effacée. La violence est soit suggérée, narrée, ou montrée au second plan comme les trappeurs qui se querellent, et que l’on voit de loin, la caméra étant dans la tente de Cookie dont on voit le visage en plan très rapproché ; ou encore ceux qui se battent dans le ‘saloon’ et vont très vite régler leur compte à l’extérieur quand la caméra, elle, reste sur Cookie et King-Lu.
L’esclavage n’est pas mis de côté non plus : au Fort, un homme noir fait le récit de son évasion ; on remarque que les domestiques du gouverneur sont Amérindiens, même si ce dernier a pour femme une amérindienne sans doute de la tribu des Nez-Percés dont la famille est invitée chez lui.
Enfin, l’avertissement d’une crise écologique mais aussi économique est suggéré : à force de tuer des castors pour pouvoir satisfaire les envies de fourrure des riches européens, ils disparaîtront et, la mode changeant, les fourrures ne seront plus de mise: l’homme qui court après le profit court aussi à sa perte .…
Voilà ce que l’on peut trouver çà et là par petites touches dans ce film aux accents dignes de Thoreau, d’Ermerson ou de Whitman (River of Grass n’est-il pas un écho à Leaves of Grass de Whitman ?), l’idée d’une vie avec la terre nourricière, si dure soit cette vie, où les besoins de l’homme se résument au strict minimum mais où l’environnement est capital, propice à la méditation, à un ‘vivre autrement’, loin ‘du bruit et de la fureur’ ou de ‘la foule déchaînée’.
Par sa simplicité, le rêve de Cookie et King-Lu ressemble à celui de George et Lennie personnages de Of Mice And Men, Des souris et des hommes, de Steinbeck ; il ne s’agit pas d’un rêve démesuré et inaccessible. C’est le rêve rêvé par tous les pionniers du Nouveau Monde, avoir simplement une vie un peu meilleure que celle qu’on a quittée ou que l’on a vécue jusqu’à présent. Même si le capitalisme pointe, on est loin du ‘grand capital’ et de ses profits indécents.
First Cow est un film poétique et délicat, qui invite à la réflexion et force l’admiration : on peut vivre simplement sans être une brute, il y a toujours, semble-t-il, une alternative à une situation donnée, cela dépend peut-être de l’angle que l’on choisit pour la regarder. Savoir regarder, c’est aussi ce que nous dit Kelly Reichardt, sa caméra ‘regarde’ beaucoup et de très près, hommes, animaux ou objets, elle ‘regarde’ aussi à travers des interstices ceux des fougères, des branches ou des planches d’une cabane, ou encore ces plongées sur le fleuve qui serpente observé depuis une trouée dans la forêt. Beaucoup d’émotion, de délicatesse, de non-dit –on remarque une économie de mots tout au long du film, la réalisatrice fait passer des sentiments par le biais de ces images souvent en plans serrés, ceux des mains qui fabriquent les gâteaux ou caressent la vache, ceux des regards appuyés ou furtifs, tous ces petits riens sont présents dans ce dernier film de Kelly Reichardt et nous interrogent nous, sur notre propre existence. On est encore dans une naïveté primitive – le visage de Cookie n’exprime-t-il pas cette naïveté ? ̶ où tout semble encore possible. Cette fresque est accompagnée par la musique mystérieuse de William Tyler qui elle aussi semble n’être que murmures et chuchotements.
L’amitié, qui fait prendre des risques à Cookie et à King-Lu, est forte et sans faille, elle les unit jusqu’au bout dans une magistrale scène finale : là où l’on attend le bruit de la vengeance on ne perçoit que le silence assourdissant de la forêt. Somptueux !
Terminons en rappelant la définition que Kelly Reichardt donne de son cinéma : « Mes films sont comme des coups d’œil furtifs à des gens de passage.» (cité dans Télérama 3745). À méditer !


Chantal

FREDA-Gessica Geneus

Ce film a été présenté dans la sélection Un certain regard du Festival de Cannes 2021, récompensé d’un étalon d’argent du film de fiction au Fespaco 2021 (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou/Burkina Faso), festival créé il y a plus de 50 ans, et est soutenu par la région Centre Val de Loire.

Synopsis : Freda habite avec sa mère, sa sœur et son petit frère dans un quartier populaire d’Haïti. Ils survivent avec leur petite boutique de rue. Face à la précarité et la violence de leur quotidien chacun cherche une façon de fuir cette situation. Quitte à renoncer à son propre bonheur, Freda décide de croire en l’avenir de son pays.

La réalisatrice et scénariste haïtienne Gessica Geneus qui vient du cinéma documentaire, croit en la valeur de l’observation et est la seule de la distribution à être connue en dehors du pays où elle est très populaire et reconnue en tant qu’artiste, chanteuse et comédienne. Les autres membres de la distribution sont des artistes haïtiens pas toujours professionnels venant du théâtre, du stand up.

Les personnages sont des portraits et leurs interactions des ressentis, la caméra les situe sans intrusion, comme une question posée, à la juste distance, dans leur environnement, à leur écoute le temps d’un film tandis que la vie continue. La réalisatrice confirme sa volonté d’ancrage dans son pays en filmant en créole haïtien, sachant qu’il s’agit d’une des deux langues officielles avec le français.

A travers son scénario, elle met en lumière les inégalités femmes-hommes et les difficultés à vivre décemment qui rongent le quotidien des Haïtiens.

Il ne s’agit pas de stigmatiser qui que ce soit. Certes, la violence patriarcale est là, parfois relayée par les femmes, mais Gessica Généus se refuse à toute condamnation. Le propos est de voir la réalité en face. 

Ce film nous montre aussi le combat entre le protestantisme (souvent évangélique) et le vaudou, qui est présent en Haïti depuis le 18ème siècle, lorsqu’elle était une colonie française. Comme l’état haïtien est un état failli et corrompu, la religion protestante fait bien souvent office de gouvernement et les Haïtiens se tournent vers Dieu, pas toujours pour une question de croyance mais souvent par nécessité.

La caméra se veut observatrice et manipule le moins possible le réel. C’est la raison pour laquelle elle conduit le spectateur dans des lieux différents car la réalisatrice le fait aller dans tous les endroits où Freda va et ils sont nombreux !

Ce film se termine par une fin ouverte qui, me semble-t-il lui convient parfaitement, car chaque spectateur peut ainsi quitter la projection en ayant sa propre vision qui n’est peut-être pas celle de son voisin de fauteuil de cinéma !

Marie-Christine Diard

Les Intranquilles-Joachim Lafosse

Si certains films utilisent la fiction pour décrire le réel, d’autres utilisent le réel pour faire de la fiction. Dans ce dernier cas, vous verrez sans doute « L’événement d’Audrey Diwan » pour l’heure, ce mardi, Françoise nous a présenté les « intranquilles » un film dur, parfaitement documenté et interprété et ce fut un plaisir d’entendre ses explications et d’en débattre.

Dans le dossier de presse, Joachim Lafosse nous dit : « Leïla a compris qu’il ne s’agissait pas d’un film sur la maniaco- dépression mais plutôt d’une interrogation sur la capacité et les limites de l’engagement amoureux ». C’est un peu une coquetterie, car la bipolarité y est néanmoins remarquablement traitée et incarnée par Damien Bonnard et cela, d’une manière quasi documentaire. Il faut remercier le réalisateur de l’avoir fait et avec talent.

Avant d’en toucher un mot, sans doute faut-il préciser une ou deux choses sur la réalité de cette maladie mentale. D’abord, il faut distinguer folie de maladie mentale. Des fous il y en a beaucoup et il ne se passe pas de jour sans qu’on nous en montre des manifestations, par exemple : l’hubris d’un professeur marseillais plus avant et dans un autre registre Auschwitz, Hiroschima dans toute leur horreur expriment une manifestation de la folie humaine. Les malades mentaux de leur côté ne génèrent aucunement la folie du monde, tout au plus, ils la traduisent comme ils peuvent, à leur manière, seuls dans leur coin, ça ne va pas bien loin.

L’une des folies humaines des plus sournoises de notre société, c’est justement son rapport de dénégation, la mise à la trappe de la maladie mentale et des malades mentaux. Le journal le figaro nous rappelle ceci : « Dans l’Hexagone, 12 millions de Français sont aujourd’hui touchés par un trouble psychique. On estime également que 1 personne sur 5 sera atteinte un jour d’une maladie psychique en France. » Où sont-ils ? comment les traite-t-on? (dans tous les sens du terme) , qui en parle ? Parmi elle la psychose maniaco dépressive rebaptisé bipolarité, elle concerne 650 000 à 1 600 000  français.

Mais parlons du film, trois acteurs principaux Leïla Bekhti dans le rôle de Leïla, Damien Bonnard dans le rôle de Damien et Gabriel Merz Chammah dans le rôle d’Amine. Voici un gentil couple avec leur enfant, lui est un peintre qui marche plutôt bien, elle est tapissière décoratrice. Ils vivent à la campagne.

On observe la montée crescendo de l’état maniaque de Damien et en contrepoint, les réactions bienveillantes, puis inquiètes, puis angoissées de Leïla, c’est tout ce qui se passe autour de l’enfant qui concentre le maximum de ses peurs.

On observe dans ce film que Damien triche avec son traitement, il a besoin d’éprouver son utilité réelle, il éprouve alors le besoin ne pas le prendre… pour voir. … peut-être aussi pour obtenir cet état d’euphorie (anti-angoisse)  qui lui donne l’élan devant la pression que représente la préparation d’une exposition. On voit aussi Damien faire son travail de peintre avec une énergie folle, dans un élan créatif brûlant, y dépenser tout ce qui lui reste de concentration en dépit de sa fuite des idées, de sa fébrilité anxieuse, d’une fatigue toujours surcompensée et d’une insomnie tenace. 

Lorsque nous regardons sur internet la liste des personnalités bipolaires, on se retrouve devant une liste interminable et parfois fantaisiste de personnages atteints par ce trouble. Et on observe alors que beaucoup d’artistes le sont. On peut supposer que leur fulgurance, leur compréhension intuitive des choses, leur empathie permanente, leur générosité favorisent leur élan créatif. On peut aussi supposer que la permissivité du monde artistique est plus grande que celle de la population générale en regard de la norme.

Mais la question du film c’est aussi l’épuisement affectif de Leïla. Il se manifeste par l’exacerbation un peu persécutante envers son époux de ses préventions et sa manière de surprotéger Amine leur fils. Au bout de cette crise, Damien parti vivre chez son père, va beaucoup mieux. Il a accepté de se soigner, il ne met plus sa vie et celle des autres en danger.

Joachim Lafosse, en nous peignant ce tableau de la maniaco-dépression et d’une dissension fatale dans le couple nous parle aussi de la maladie de son père qui était atteint de ce trouble, et nous pouvons trouver beau qu’il attribue sa maladie à Damien le fils…et de faire du père pour ce film,  une instance bienveillante et  protectrice. 

Le genou d’Ahed-Nadav Lapid

Il s’est passé un peu de temps depuis que j’ai vu le Genou d’Ahed. Il a été présenté le 16.11 par Sylvie et je regrette de ne pas avoir pu le revoir à ce moment-là, entendu les débats, ça devait être passionnant.

Nadav Lapid est l’un de mes cinéastes préférés, je me souviens d’avoir présenté « l’institutrice », j’ai relu mes notes de l’époque, je commençais par citer tous les films Israéliens qui m’avaient marqué, c’était en 2014. Quels sont les films notables entre 2014 et maintenant ? Peu. Il y a en eu un autre du même réalisateur, « Synonymes ». Sans doute n’a-t-il pas eu le succès du Genou d’Ahed, c’est regrettable.

Avant même de voir le Genou d’Ahed, je me doutais qu’il nous emmènerait sur un ring, je n’ai pas été déçu.

Il faut dire que j’étais prévenu, j’avais lu ceci dans le blog du cinéma : « Il invente un langage filmique qui n’appartient qu’à lui et qui s’exprime autant dans sa manière d’organiser le récit, que par l’image, la musique et le son. Sur l’image voici ce qu’en dit le blog du cinéma : Follement virtuose, la mise en scène que déploie Nadav Lapid ne s’impose aucune limite. La caméra vole, vit, gigote, s’élance : rien ne peut l’arrêter. En un claquement de doigts, la caméra s’élève de la terre jusqu’au ciel ; elle produit d’ahurissants travellings à 360° simplement pour filmer un dialogue ou un échange. Elle refuse la fixité et accompagne des mouvements incessants, imprévisibles et étourdissants ; guidée par le regard de « Y » et le ballottement de ses pensées ».

Plus loin :

« Le nez littéralement collé à l’objectif, le personnage s’approche si près de la caméra qu’il semble nous en révéler la présence ; d’autant plus lorsqu’il tente d’échapper à la mise au point de l’opérateur dans un va-et-vient chorégraphié. Tout du long, Lapid nous mitraille la rétine avec ses folles idées de mise en scène. Avec ses gros plans qui dévisagent. Avec ces visages qui bouillonnent. »

Ça commence, inconfortable par une pluie sur la route, violente, rageuse, sauvage puis… Transition brutale, nous sommes transportés dans le désert.

Ce film de Nadav Lapid n’a pas été conçu à n’importe quel moment, il suit de trois ans la mort d’Era Lapid, sa mère, chef monteuse distinguée qui a été de tous ses films. Comme tous les artistes, Nadav fait quelque chose d’autre de sa douleur et de son tourment. Les psychanalystes diraient peut-être que sa vision du monde est projective (qu’il transpose l’origine intérieure de sa douleur sur le monde extérieur). Peut-être, cependant, pour chacun de ses films Nadav Lapid sait à merveille faire de sa biographie un sujet qui bouscule et dépasse sa propre singularité pour mettre à nu l’ordre social. Ici des institutions de son pays dans ce qu’elles ont de paranoïaque et guerrière, avec leur cortège de censure, de contrôle, de soldatesque, de menace et de violence.

La séquence du Genou d’Ahed n’était pas prévu dans le film, il y a été instinctivement ajouté sur la seconde version. Il est inspiré d’un fait historique. Nous nous souvenons à propos d’Ahed de la phrase hystérique d’un député israélien : « Il aurait fallu lui tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou ». Cette formule par son incongruité monstrueuse c’est le LA du film, son prisme. Nadav Lapid nous montre une société dont les institutions sont folles, et nous allons voir un homme en souffrance et en colère « Y »interprété par Avshalom Pollak (un autre lui-même, aussi beau et fringant) concentrer et exprimer en miroir la folie de son pays, qui est aussi celle du monde. 

 Si pour chaque film, Nadav Lapid invente un langage qui lui est propre, souvent violent, antipathique, ce qu’il n’invente pas, ce sont les faits. Ils nous sont montrés comme dans un miroir brisé, chaque éclat reflète une chose folle et le tout de ce miroir renvoie un vilain tableau. Celui de la justice, de l’armée, du monde politique de la culture et des médias. Mais qui nous les montre, c’est aussi le sujet du film, un citoyen ? Un traumatisé de guerre ? Un intellectuel engagé, un artiste ? Tout cela à la fois. Tout comme dans Synonymes, simultanément la machine et son produit.

Une séquence nous l’indique, celle d’un simulacre : des jeunes soldats cernés par l’ennemi reçoivent l’ordre de mettre fin à leurs jours. « Y » dit, j’étais de ceux là, puis il se rétracte et dit :  » j’étais leur chef » celui qui leur en a donné l’ordre. On ne sait qui il était, nous aimons attribuer des rôles, or ici il brouille les cartes. Et ce « on ne sait pas » nous le montre sous un jour cynique. Cependant, très rapidement, on est pris de vertige, un simulacre, une réalité ? Chef, simple homme de troupe ? Qu’importe, quel est le dénominateur commun ? La guerre qui remplace le libre arbitre par l’obéissance, elle seule rend plausible toutes les possibilités de ce récit et replace l’histoire au niveau où elle devrait être, la dénonciation de ses commanditaires.

Une autre scène, celle de Yahalom, la charmante déléguée culturelle, (remarquablement jouée par Nur Fibak) me revient évidemment en mémoire, symboliquement bousculée d’une manière manipulatoire par Y, elle n’a pas été inventée, elle existe autant que le système qui l’utilise, voici ce qu’en dit Nadav Lapid : « cette femme était étonnante, très curieuse, très respectueuse envers mes films, très enthousiaste. Elle ne méritait que la sympathie et soudain, à la fin de la discussion, elle a mentionné un formulaire que je devais signer, sans quoi l’échange avec le public ne pourrait pas avoir lieu. Je devais mentionner précisément de quels sujets j’allais parler avec les spectateurs du film. » Observons que Yahalom qui la figure dans le film est belle, charmante intelligente, sympathique mais qui ne pense pas. Qui symbolise-t-elle ?

Ce Genou d’Ahed, je lui aurais souhaité la Palme d’Or. Voici un film original sur la forme et le fond, rageur, fascinant de vivacité, où tout nous paraît imprévu, qui mêle un personnage singulier, indomptable, le bouillonnement d’une pensée lucide, à fleur de peau de ce témoin et acteur à l’histoire d’une société qui étouffe dans sa violence latente, dans son système de surveillance et dans l’avachissement intellectuel de son pouvoir. Il nous en livre « à bout portant » sa vérité, dénonce la vacuité, le ridicule de ses institutions, sans chercher à dissimuler l’ambivalence, de l’amour/haine de « Y », le dénonciateur et… de lui-même.

Serre moi fort de Mathieu Amalric

Serre moi fort ne ressemble à aucun récit cinématographique sur le deuil et c’est une expérience unique et irradiante.
Comme dans un lieu de recueillement, c’est d’abord à la musique qu’on s’accroche, pour avoir moins peur.
Et c’est peu dire que la musique de Serre moi fort occupe une place prépondérante !
Le récit fantomatique et mystérieux de Clarisse (Vicky Krieps, éblouissante) s’ouvre et se referme sur les Gavottes de Jean-Philippe Rameau puis son parcours s’articule, avance sur des morceaux d’abord classiquement harmonieux avec sa Lucie, enfant qui joue la Lettre à Elise, la Sonate pour piano n°1 de Beethoven, l’Etude n°1 pour les cinq doigts de Debussy.
Le cheminement douloureux de Clarisse est plus tard enveloppé par le kyrie de la Petite messe solennelle de Rossini, la Sonate n°16 en do majeur de Mozart, la Valse n°1 et le Concerto n°1 en mi mineur de Chopin, le Concerto en Sol ou le Ondine du Gaspard de la nuit de Ravel.
Et puis, quand elle n’y arrive plus, quand ses souvenirs ne suffisent plus pour voir ceux qui sont partis, elle les crée, les invente, les trouve « en vrai », se les approprie et les morceaux plus modernes que joue Juliette alias « Lucie adolescente » viennent illustrer la dissonance dans l’esprit de Clarisse qui tient de plus en plus difficilement sa solution pour faire face et c’est la Musica Ricercata n°1 de Ligeti avec sa même note, le La, répétée de plus en plus sauvagement en passant par le Kleine Klavierstücke n°3 d’Arnold Schönberg et le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen qui l’occupent.
Le cinéma de Mathieu Amalric n’est pas des plus faciles à appréhender : l’opacité du silence et la fragmentation y jouent des rôles essentiels, au profit de récits non linéaires qui se dévoilent parcellement.
C’est le cas pour Serre moi fort.
Les choix de narration sont définitivement courageux et il n’est jamais question d’être gentiment pris par la main pour se faire raconter l’absence et la disparition mais on nous amène, par cercles concentriques, à s’en approcher progressivement.
A l’image du prologue où elle « joue » au Memory avec des polaroïds, les morceaux s’accumulent sans forcément se rejoindre et cette confusion est une mise en forme de la pudeur pour affronter l’insoutenable.
La mère, l’épouse se construit une forteresse au-dessus de l’abime et dans l’attente de la confirmation de son malheur, son choix n’est pas une fuite en avant, mais une fuite en arrière. Elle ne se départit pas de ce qui fut sa joie, et qui, progressivement, perd de son évidence.
Elle s’invente alors une sorte de fiction qui prend le relai, comme par exemple le futur possible de sa fille, qu’elle rêve en Martha Argerich,.
Le film vous happe dès la première image, par son extrême beauté (Chef opérateur : Christophe Beaucarne). Paysages brumeux, quand ils ne sont pas enneigés, usines fumantes au fond de la vallée, la photographie se met au diapason de l’esprit embrumé de sa protagoniste
Son brouillard psychique se lit dans les décors, c’est à peine si elle sait où elle va, ni où elle est. Elle se perd par nécessité, à la recherche de la lumière qui surgit sans cesse et s’enfuit aussitôt.
On ne sait pas très bien où se situe l’action et qu’importe.
C’est un personnage qui doit justement frôler les limites de la raison pour continuer à vivre. Mathieu Amalric lui donne une intensité qui n’est jamais hystérique, ni trop effacée, pour laisser s’exprimer la maternité défaite, l’absence physique, le manque de contact charnel.
L’instant suspendu durant lequel elle touche le torse du musicien en atteste avec une vibration naïve et bouleversante.

Le film se referme sur Rameau et sur le « jeu » de Memory.
Clarisse découvre facilement les cartes identiques ou plutôt « presque identiques » : en regardant bien, sur la première photo découverte, Marc, Lucie et Paul sont en gros plan. Sur la deuxième, le cadre est élargi.

« J’aime te regarder les yeux fermés »
Désormais, c’est comme ça qu’elle pourra les voir.

Marie-No

Chers Camarades-Andreï Konchalovsky

Avec Yuliya Vysotskaya, Vladislav Komarov et Andrey Gusev.
Auteurs :  Andrey Konchalovsky et Elena Kiseleva


Synopsis : Une ville de province dans le sud de l’URSS en 1962. Lioudmila est une fonctionnaire farouchement dévouée au Parti Communiste. Sa fille décide de participer à la grève d’une usine locale et les événements prennent une tournure tragique. Les autorités dissimulent la violence de la répression. Lioudmila se lance alors dans une quête éperdue à la recherche de sa fille disparue. 

Nous avons eu beaucoup de chance de voir ce film d’Andreï Kontchalovski, la présentation de Sylvie et le débat étaient particulièrement éclairants concernant les intentions du réalisateur et cet événement des premiers jours de juin 1962, connus du reste du monde 30 ans après.

En matière d’esthétique, il y a ces images noires et blanches, éclatantes, dans un format 1.33 et un cadrage digne des grands cinéastes Russes.

C’est à la fois une reconstitution historique d’une « impensable » et pourtant fatale grève ainsi que des manifestations violemment réprimées de début juin dans l’usine de construction de locomotives de Novotcherkassk.

C’est aussi un film captivant par l’histoire de son personnage, une mère célibataire, petite apparatchik locale, jusqu’au bout des ongles loyale au pouvoir et à l’idéologie en cours, comprenant la nécessaire répression des ouvriers. Mais…elle apprend que son adolescente de fille a filé vers des sentiers de la grève et des manifestations. Or, on a tiré sur la foule, l’armée ou des snipers du KGB ? Il y a eu des morts. Où est la jeune fille ? Les forces de l’ordre ont enterré secrètement des cadavres dans des tombes désafectées des cimetières alentour… Peut-être la fille de Lioudmila s’y compte-t-elle ?

Et c’est sans doute un film qui ne nous parle pas seulement au passé, souvent nous avons vu et toujours nous voyons, partout dans le monde, de semblables événements. Un peuple face à un pouvoir violent, dans l’exercice de la « violence légitime ». Nos souvenirs fourmillent de ces images. L’histoire de la France recèle les mêmes répressions violentes, en 1961, à la même époque donc, a eu lieu la plus violente répression d’après guerre contre des manifestants d’origine algérienne.

Dans « Chers Camarades » on voit et on entend la population louer Staline, le père de Loudmilia ressortir d’une vieille malle, une icône et son costume de l’armée Blanche, et Loudmilia, fervente communiste retrouver dans son inquiètude extrême, les gestes de la foi chrétienne. Le film nous montre les contradictions des personnages, peut-être sont-elles fécondes ?

Avec « Chers Camarades » nous sommes sous N.Kroutchtchev, celui-là même qui a vigoureusement dénoncé la politique répressive de Staline, l’homme dont les réformes ont influencé celles d’un Gorbatchev… dont la disgrâce est présente et permanente. Ce qu’on nous montre ici de la période N.K, c’est un évènement qui toute proportion gardée, le rapproche par sa violence et ses méthodes du bien aimé petit père des peuples, Staline. (le film ne le montre pas, mais on a aussi fusillé des « meneurs ») et ce qu’on nous fait entendre sur Staline, c’est le regret du peuple qu’il ne soit plus là.

L’univers mental des personnages ne fait-il pas écho à l’ambivalence mémorielle actuelle du peuple Russe, peut-être politiquement entretenue ? Aujourd’hui, sur internet, on peut voir dans un organe d’information Russe, « Russia Beyond *» le Président Poutine déposant des fleurs rouges devant la stèle commémorant cet événement.

L’Histoire, comme notre propre mémoire et au service d’un usage dans le présent. On se  contentera donc d’admirer l’art d’Andreï Kontchalovski avec toujours à l’esprit que l’écran du cinéma ne doit pas faire écran au réel !

Georges

https://fr.rbth.com/histoire/85221-massacre-novotcherkassk-urss-usine

A l’abordage-Guillaume Brac (2)

Guillaume Brac vient nous aborder

Non, le film de Guillaume Brac ne met pas en scène des pirates, mais de jeunes acteurs très prometteurs du Centre National d’Art Dramatique.

L’abordage est « une manœuvre qui consiste à s’amarrer bord à bord avec un navire et monter à son bord pour s’en rendre maître. » peut-on lire dans le Robert. Tout le monde le sait. Alors pourquoi donner ce titre à un film dans lequel il n’y a ni mer, ni bateaux, ni pirates ?

Certes il y a l’eau, celle de la Seine et celle de la Drôme puisque l’essentiel du film se situe dans un camping du département éponyme, il y a quelques bateaux, mais ce sont des canoés ou des kayaks, et si ….. Félix était un pirate ? Pourquoi pas ?  N’est-il pas celui qui veut mener un assaut, ne veut-il pas aller à l’abordage de la jolie Alma rencontrée en bord de Seine, un soir de fête et avec laquelle il a dansé et passé la nuit dans un parc, jusqu’au matin où la belle courut pour ne pas rater le train qui l’emmènerait dans la Drôme, justement ….

Félix n’y tient plus, il veut voler vers sa belle et décide d’embarquer Chérif son pote qui travaille dans une superette de quartier, Chérif, aspect poupin, le pote qu’on a envie d’avoir à ses côtés, celui qui va vous réconcilier et vous aider en toute circonstances, Chérif, celui qui rend service, Chérif celui qui n’a pas de petite amie en ce moment…  

Et les voilà partis en covoiturage avec Edouard, un jeune homme un peu coincé qui s’attendait à covoiturer des jeunes filles et qui lui part dans la Drôme rejoindre maman dans sa belle maison avec piscine…. Félix à l’arrière, mangeant des chips ‘qui vont salir les sièges », Chérif à l’avant, sourire amusé, et maman au téléphone qui se demande avec qui est son ‘chaton’ et semble l’attendre avec impatience.

Voilà tout ce petit monde, embarqué dans une voiture, parti à la découverte, non seulement de lieux – magnifique petit village de Die aux rues si étroites que, ‘chaton’, ne parvenant pas à manœuvrer, recule sur un pot de fleurs, rendant ainsi la voiture de maman inutilisable pendant une bonne semaine… mais aussi à la découverte de l’autre, peut-être un autre moi-même (Félix/Martin, tous deux n’ayant d’yeux que pour Alma), l’autre celui qui n’est pas du même milieu que moi (Edouard & Alma / Félix & Chérif)  mais avec lequel je partage tout de même des choses, Chérif et Edouard sont plutôt prêts à aider – c’est finalement grâce à Edouard que Félix et Chérif rejoignent la Drôme ; c’est grâce à Chérif qu’Héléna peut se baigner et répondre au téléphone laissant sa petite fille aux bons soins de Chétif.

Bref un petit monde coloré et mixte, un microcosme de la société rêvée où tout le monde serait courtois et bienveillant, un petit monde où les tensions ne prennent pas le dessus sur l’amitié, où la compréhension (le patron de Chérif n’est-il pas compréhensif et complice ?), l’amitié, la tendresse et l’amour s’installent tour à tour,

On pourrait croire que tout n’est que légèreté, frivolité et marivaudage ; cependant une certaine ‘lutte des classes’ se profile : Alma est une « petite fille riche et capricieuse», Félix n’est pas tout à fait à sa place dans le monde d’Alma, – que penseraient les parents s’il franchissait le seuil de la maison de campagne- Edouard « un fils à maman au grand cœur » qui sourcille un peu lorsque Chérif lui explique que ceux qui sont dans une école de commerce vont faire acheter aux consommateurs des conserves qu’eux-mêmes n’achèteraient pas – il est peut-être lui-même dans une école de commerce…

À l’abordage, un titre intéressant qui colle aux personnages : tous vont à l’abordage de quelque chose ou quelqu’un, en particulier Félix, prêt à escalader le mur de la propriété des parents d’Alma, tel Romeo grimpant jusqu’au balcon de Juliet ; Martin éconduit par Alma va à l’abordage de Lucie ; et Edouard, peut-être à l’abordage de lui-même, ‘chaton’ sortant de son cocon sans retenue, enfin libéré dans une scène de karaoké où Héléna et Chérif vont à l’abordage l’un de l’autre.

C’est grâce à tous ces jeunes acteurs que le film doit sa fraîcheur, sa spontanéité, où l’on en vient à s’interroger sur nos propres souvenirs de jeunesse, ces moments fugaces inscrits dans un été : et si la vie se résumait à une parenthèse estivale dans un camping au bord de la Drôme ?

Un film d’aujourd’hui, un film où seul compte l’instant présent malgré la nostalgie qu’il est impossible de ne pas éprouver en entendant Aline en karaoké, un film délicat et touchant, à voir et revoir sans modération.

Chantal