Ce septième long métrage de la cinéaste américaine Kelly Reichardt avait tout pour être choisi par les Cramés qui, en 2017, avait déjà présenté Certain Women, Certaines femmes: une cinéaste rare, sept films à son actif malgré trente années de métier, d’abord assistante auprès de réalisateurs comme Todd Haynes ou Gus Van Stant, une critique dithyrambique dans la plupart des revues cinématographiques où ce dernier opus est qualifié de « chef d’œuvre »; et, s’il fallait encore une preuve de la notoriété de Kelly Reichardt en Europe, rappelons ici qu’une rétrospective lui a été consacrée à Beaubourg en octobre 2021.
Pour autant, First Cow a divisé les spectateurs, laissant certains perplexes, et d’autres ‘en dehors’ du film quand une autre partie a, quant à elle, eu le sentiment de partager l’aventure de Cookie et King-Lu.
Il n’est en effet pas facile de ‘rentrer’ dans ce film, souvent étiqueté par la presse de ‘western,’ alors qu’il n’en suit en rien les codes, tout au contraire. Et c’est sans doute là le tour de force de la réalisatrice : surprendre à un point tel que certains spectateurs resteront sur le bord de la route, regardant le périple de Cookie et King-Lu de très loin….
L’histoire de Otis Figowitz dit Cookie (John Magaro) et de King-Lu (Orion Lee) est peut-être d’apparence ‘simple’ mais là encore la réalisatrice réussit l’exploit de nous parler de la Conquête de l’Ouest sous un angle original et par petites touches disséminées tout au long du film. C’est que Kelly Reichardt prend son temps et nous impose de ‘vivre’ au rythme de la nature, un rythme lent, contemplatif loin de la frénésie du western traditionnel. Tout est expérience visuelle, olfactive et auditive : un prologue où l’on voit une barge moderne qui s’écoule lentement sur le fleuve Columbia, un chien qui fouine le sol à la recherche d’un quelconque trésor à savourer, découvrant finalement les ossements humains, deux squelettes que sa maîtresse va mettre à jour… et lorsque la caméra s’élève suivant le regard de la jeune femme attirée par le chant d’oiseaux perchés tout en haut d’un arbre, nous voilà catapultés deux cents ans en arrière, en 1820, quand l’Oregon était encore un vaste territoire, ensuite divisé en trois états Oregon, Washington et Idaho, la rivière Columbia servant de séparation entre les deux premiers.
Cet elliptique retour en arrière nous amène littéralement sur les pas de Cookie (la caméra offre un gros plan sur ses pieds chaussés de bottes se posant l’un après l’autre sur les feuilles qui tapissent le sol humide de la forêt), à la recherche de nourriture pour le dîner des trappeurs avec lesquels il voyage jusqu’au Fort Tillikum, se chargeant de cuisiner pour eux.
La nature, personnage à part entière du film, offre les champignons délicatement cueillis et humés par Cookie, tout comme elle offrira aussi poisson, myrtilles, écureuils pour nourrir des hommes affamés. Cette nature fragile doit être respectée : Cookie le sait qui remettra sur le dos une sorte de petit lézard qui, sans ce geste délicat, aurait péri ; c’est lui encore qui cueille quelques fleurs sauvages pour décorer l’intérieur de la cabane de King-Lu, son désormais inséparable ami.
L’amitié est un autre thème majeur du film. Lorsque Cookie découvre King-Lu nu caché parmi les fougères de la forêt qu’il arpente, il se doit de le protéger, la question ne se pose même pas, elle va de soi, tout comme il se doit de protéger tout être vivant de la forêt.
Cette amitié indéfectible est peut-être le fil rouge du film : en effet, depuis le début où une citation extraite de The Marriage of Heaven and Hell de William Blake (1757-1827) est mise en exergue du film, « The bird a nest, the spider a web, man friendship » / «L’oiseau a son nid, l’araignée a sa toile, l’homme l’amitié », puis de nos jours la promenade de la jeune femme et de son chien, scène écho à l’ouverture de Wendy and Lucy, 3ème film de la réalisatrice, Kelly Reichardt pose ainsi d’emblée le lien homme/nature : Cookie et King-Lu s’unissent de façon tacite pour le meilleur comme pour le pire, envisagent un avenir commun où ils partageraient les revenus que leur rapporteraient un hôtel et une pâtisserie ; mais pour l’heure c’est grâce aux talents de pâtissier de Cookie qu’ils vont céder à l’appel du commerce, comme d’autres au Fort, et à celui du gain, quitte à voler l’ingrédient précieux et nécessaire à la fabrication de beignets que tout le monde s’arrache : le lait de l’unique vache du fort, propriété du Chief Factor, négociant et gouverneur du territoire. Ce vol, une fois découvert, leur sera fatal ….
Nous sommes donc loin d’une Chevauchée Fantastique, d’une Captive aux yeux clairs, d’un Impitoyable, ou même d’un Open Range.
Kelly Reichardt délaisse le format large du cinémascope afin que l’œil ne se distrait pas, ne s’éloigne pas de ce qu’elle veut nous faire partager : les menus détails du quotidien de ces pionniers de l’ouest qui vivent en harmonie -ou presque- les uns avec les autres, qu’ils soient Juifs, Chinois, Russes, Britanniques, ou Amérindiens auxquels elle ne manque pas de rendre hommage, ce que le cinéma a peu fait, ces derniers ayant été presque toujours dépossédés de leur culture.
Cela ne signifie en rien que la dureté de la vie sur la Frontière soit effacée. La violence est soit suggérée, narrée, ou montrée au second plan comme les trappeurs qui se querellent, et que l’on voit de loin, la caméra étant dans la tente de Cookie dont on voit le visage en plan très rapproché ; ou encore ceux qui se battent dans le ‘saloon’ et vont très vite régler leur compte à l’extérieur quand la caméra, elle, reste sur Cookie et King-Lu.
L’esclavage n’est pas mis de côté non plus : au Fort, un homme noir fait le récit de son évasion ; on remarque que les domestiques du gouverneur sont Amérindiens, même si ce dernier a pour femme une amérindienne sans doute de la tribu des Nez-Percés dont la famille est invitée chez lui.
Enfin, l’avertissement d’une crise écologique mais aussi économique est suggéré : à force de tuer des castors pour pouvoir satisfaire les envies de fourrure des riches européens, ils disparaîtront et, la mode changeant, les fourrures ne seront plus de mise: l’homme qui court après le profit court aussi à sa perte .…
Voilà ce que l’on peut trouver çà et là par petites touches dans ce film aux accents dignes de Thoreau, d’Ermerson ou de Whitman (River of Grass n’est-il pas un écho à Leaves of Grass de Whitman ?), l’idée d’une vie avec la terre nourricière, si dure soit cette vie, où les besoins de l’homme se résument au strict minimum mais où l’environnement est capital, propice à la méditation, à un ‘vivre autrement’, loin ‘du bruit et de la fureur’ ou de ‘la foule déchaînée’.
Par sa simplicité, le rêve de Cookie et King-Lu ressemble à celui de George et Lennie personnages de Of Mice And Men, Des souris et des hommes, de Steinbeck ; il ne s’agit pas d’un rêve démesuré et inaccessible. C’est le rêve rêvé par tous les pionniers du Nouveau Monde, avoir simplement une vie un peu meilleure que celle qu’on a quittée ou que l’on a vécue jusqu’à présent. Même si le capitalisme pointe, on est loin du ‘grand capital’ et de ses profits indécents.
First Cow est un film poétique et délicat, qui invite à la réflexion et force l’admiration : on peut vivre simplement sans être une brute, il y a toujours, semble-t-il, une alternative à une situation donnée, cela dépend peut-être de l’angle que l’on choisit pour la regarder. Savoir regarder, c’est aussi ce que nous dit Kelly Reichardt, sa caméra ‘regarde’ beaucoup et de très près, hommes, animaux ou objets, elle ‘regarde’ aussi à travers des interstices ceux des fougères, des branches ou des planches d’une cabane, ou encore ces plongées sur le fleuve qui serpente observé depuis une trouée dans la forêt. Beaucoup d’émotion, de délicatesse, de non-dit –on remarque une économie de mots tout au long du film, la réalisatrice fait passer des sentiments par le biais de ces images souvent en plans serrés, ceux des mains qui fabriquent les gâteaux ou caressent la vache, ceux des regards appuyés ou furtifs, tous ces petits riens sont présents dans ce dernier film de Kelly Reichardt et nous interrogent nous, sur notre propre existence. On est encore dans une naïveté primitive – le visage de Cookie n’exprime-t-il pas cette naïveté ? ̶ où tout semble encore possible. Cette fresque est accompagnée par la musique mystérieuse de William Tyler qui elle aussi semble n’être que murmures et chuchotements.
L’amitié, qui fait prendre des risques à Cookie et à King-Lu, est forte et sans faille, elle les unit jusqu’au bout dans une magistrale scène finale : là où l’on attend le bruit de la vengeance on ne perçoit que le silence assourdissant de la forêt. Somptueux !
Terminons en rappelant la définition que Kelly Reichardt donne de son cinéma : « Mes films sont comme des coups d’œil furtifs à des gens de passage.» (cité dans Télérama 3745). À méditer !
Chantal
L’article de Chantal sur ce superbe film a suscité une discussion entre Laurence, Marie No, Chantal et moi-même dont j’aimerais vous livrer l’essentiel :
Tout d’abord Laurence qui nous livre ceci :
« Merci Chantal pour ce magnifique article sur le blog qui prolonge son excellente présentation. J’ai adoré ce film et je me retrouve dans la forêt ce dimanche matin avec le gentil Cookie et son ami.
Effectivement, il fallait sans doute se laisser emporter par l’aventure de ces deux-là et avancer doucement avec eux.
Voici la fiche du ciné-club de Caen qui nous fait un paragraphe sur le capitalisme américain.
https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/reichardt/firstcow.htm
Marie-No :
Oui, merci à Chantal pour la présentation et le débat. Et le blog !
Un très beau film qui laisse le temps de pénétrer dans les bois et de s’y installer avec le couple d’amis Cookie Figowitz et King Lu, unis jusqu’à la tombe.
Hélas, pour ma part, j’ai résisté et réussi à ne pas y entrer.
A cause, peut-être du syndrome Blanche neige dont je souffre d’autant plus en clair-obscur et format 4/3 !
Mais je reconnais que ce film est une pépite qui a plu aux spectateurs et c’est ça qui compte.
MN
Chantal ajoute : « Merci ce lien vers le ciné-club de Caen. Ceux d’entre vous qui avez lu leur présentation, n’ont pas manqué, je suis sûre, de remarquer la classification du film : « Genre : western. » Il eut sans doute été plus juste d’ajouter un adjectif au mot ‘western’, c’est du moins mon sentiment, le mot finit presque par me gêner.
La critique est intéressante, décortique effectivement l’aspect « capitalisme », peut-être au-delà des intentions de la réalisatrice, je m’interroge. (cf paragraphe sur « Discours critique sur le capitalisme américain » et au dessus ».
De mon côté je dis : Merci à Laurence pour cet article du ciné-club…Incroyable, il décortique le film et ceux qui le lisent, s’ils ne l’ont pas vu, n’ont plus besoin de le voir.
Le bel article de Chantal dans notre blog est une autre vision, il nous apprend d’autres choses.
La seconde partie de la critique de Caen est du genre marxiste un peu raide, et comme Chantal, je pense qu’il peut y avoir surinterprétation. La réalisatrice a sans doute une vision davantage écologique.
Toutefois, il y a des indices qui vont dans le sens de l’article de Caen, on observe la convoitise qui s’exerce sur les bottes de Cookie, celle du lait de la vache par le tandem, celle des castors chassés jusqu’à la quasi-extinction (mais sauvés par le changement de mode, ouf !), l’aspiration des héros à s’installer à la ville, enfin l’assassinat des deux héros (et voleurs) par un timide jeune homme de main devenant pour la circonstance un tueur à gage (sans même avoir obtenu un délicieux beignet). Il y a aussi ce dialogue « sympathique » que je reproduis de mémoire entre le Chief factor et du capitaine sur la non-obéissance au travail et la punition qui en a résulté, il dit quelque chose comme :
Le Chief factor : On aurait dû le châtier davantage.
Le Capitaine : Oui mais si on le châtiait trop, il ne pourrait plus travailler
Le CF : Si on le pend les autres travailleront davantage
Dans First Cow, la nature est perçue dans toute sa beauté par le spectateur, mais pour les protagonistes, elle l’est avant tout d’une manière utilitaire. Et pendant la vie sauvage, il y a chez les héros une aspiration à la vie urbaine et aux bienfaits de l’entreprise et de la société marchande. Mais tous cette « collection » n’est pas une théorie, elle n’est pas au centre du film.
( à ce propos, Kelly Reichardt j’ai lu quelque part, qu’il lui a été très difficile de tourner son film à cause du bruit persistant d’un aéroport pas loin !)
Laurence : Oui. À chaque fois le ciné-club de Caen fait une fiche descriptive très complète, c’est pour cela qu’il ne faut pas le lire avant d’avoir vu le film.
Pour son analyse du capitalisme, il est fidèle à sa ligne dure habituelle. Mais il y a tout de même du vrai dans le serviteur qui devance les turpitudes du maître et les difficultés dans la réussite en l’absence de capital de départ. La réalisatrice ne voulait sans doute pas dire exactement cela mais chaque spectateur réécrit un peu le scénario à sa façon. Mais je suis d’accord pour dire que le sujet essentiel du film est cette belle amitié entre les deux héros.
Chantal : J’ajoute que dans cet article parler du ‘facteur’ est très maladroit pour les lecteurs français. J’avais lu dans la presse américaine des explications sur le rôle du Chief Factor.
Les commentaires du Chief Factor et du Capitaine ne sont en effet pas gratuits d’autant que les deux sont totalement représentants du gouvernement du Nord même si l’esclavage y est aboli progressivement à partir des années 1808/10, et ensuite a priori aboli au Nord avec ce qu’on a appelé le Compromis du Missouri, Missouri Compromise (1820) qui interdit l’esclavage dans tous les états situés au nord du Missouri. Avoir des domestiques et des gens qui travaillent pour vous c’est tellement mieux ! Attention à ce qu’ils ne prennent pas trop de liberté avec leur travail quand même !
Le Capitaine a très certainement été envoyé en mission pour vous ce qui se passe dans les territoires de l’Ouest et y mettre de l’ordre si besoin était.
Chantal lors du débat nous guidait dans l’identification de ce melting-pot que représente ce peuple de cette conquête de l’Ouest. Ces gens savaient-ils qu’ils élaboraient le capitalisme ? C’est facile de l’affirmer après coup.
Et avec elle, nous peinons à imaginer que l’intention de Kelly Reichardt était de nous montrer des virtualités mais bien « la Conquête de l’Ouest sous un angle original et par petites touches disséminées tout au long du film. C’est que Kelly Reichardt prend son temps et nous impose de ‘vivre’ au rythme de la nature, un rythme lent, contemplatif loin de la frénésie du western traditionnel. Tout est expérience visuelle, olfactive et auditive : un prologue où l’on voit une barge moderne qui s’écoule lentement sur le fleuve Columbia ». écrit Chantal
Pour en revenir au cœur de l’intrigue, terminons avec Marie-No, « Bien mal acquis ne profite jamais »
(revue et complétée en son temps par Pierre Dac en « Bien mal acquis ne profite jamais qu’à ceux qui sont assez malins pour ne pas se faire épingler »)