Le Journal de Dominique-Prades 2024-(3)

            (2008. « Quelque part en Picardie, le patron d’une entreprise vide son usine dans la nuit pour la délocaliser. Le lendemain, les ouvrières se réunissent et mettent le peu d’argent de leurs indemnités dans un projet commun : faire buter le patron par un professionnel[1] »)

            … tourné en un mois par Gustave Kervern et Benoît Delépine, en vacances de Groland sur Canal +. Ils ont envie d’aller plus loin en se tournant vers le cinéma et une histoire (le film ne se fera pas tel quel) d’handicapés qui ont envie d’aller en Finlande voir Aki Kaurismaki. Quant à leur deuxième réalisation, expérimentale, elle est hermétique.

            Louise Michel : inspiré d’un fait divers. Toujours des sujets graves de société.

            Kervern et Delépine : pas de laïus sur la psychologie des personnages. Ne font pas beaucoup de prises. Sont contre la direction d’acteurs. L’acteur espère aller dans le sens voulu par le réalisateur, il est friand de ce qu’on peut lui proposer → Bouli Lanners regrette un manque d’indications (« on nous parle pas ») → au lieu de ça, Kervern applaudit.

            La fiction au cinéma : tant mieux si en sortant on a un sujet de réflexion, si on en est un peu grandi.

            Bonheur de revoir le Familistère, dehors d’abord, avec la statue de Godin, dedans ensuite, grande cour sous verrière, étages d’appartements. Mais celui des parents de Bouli Lanners était-il réellement l’un d’entre eux ? Pas sûr.

Plus tard. Au départ, Yolande Moreau refuse de jouer dans Mammuth parce qu’elle trouve le film misogyne. Un jour, elle reçoit un coup de fil de Depardieu : « Ils envoient le gros au charbon ! ». Elle et lui doivent s’embrasser : « Depardieu a un gros ventre, moi aussi » (petit rire dans les yeux). Ça a été très vite, en deux prises.

14h. Henri

(2013. « Henri, la cinquantaine, d’origine italienne, tient avec sa femme Rita un petit restaurant près de Charleroi, « La Cantina ». Une fois les clients partis, Henri retrouve ses copains, Bibi et René, des piliers de comptoirs. Ensemble ils tuent le temps devant quelques bières en partageant leur passion commune, les pigeons voyageurs. Rita meurt subitement, laissant Henri désemparé[2] »)

… deuxième film (en solo) de Yolande Moreau, le seul d’elle (ou avec elle) de la sélection que je n’ai jamais vu (ne connaissais même pas son existence).

Avec Pippo Delbono, comédien italien qui déteste les pigeons et a pris sur lui pour le rôle.

Avec aussi Miss Ming, rencontrée lors du tournage de Louise Michel. Comédienne atteinte de handicap…

(Comme les acteurs de la compagnie roubaisienne de l’Oiseau-mouche, souffrant tous d’un déficit mental,  que Yolande Moreau  embauche  « pour la  totalité  du tournage pour

effectuer de la figuration voire quelques seconds rôles de plus grande importance[3] »)

… ce qui la relie à Pippo Delbono qui avait sorti Bobò de l’asile…

( « Atteint de microcéphalie et sourd-muet, Bobò [est] interné à partir de 1952 dans un hôpital psychiatrique à Aversa [où] il est remarqué par le metteur en scène italien Pippo Delbono, venu organiser un atelier théâtre en 1995. « Il avait quelque chose de doux et de poétique. Une tendresse… quelque chose de rare ». Delbono le prend en charge et en fait dès lors son comédien fétiche, le plaçant au cœur de toutes ses mises en scène. Bobò meurt des suites d’une pneumopathie bronchique le 1er février 2019[4] »)

… et qu’il a intégré à tous ses spectacles jusqu’à sa mort.

Pas eu l’autorisation d’utiliser le nom de Les Papillons blancs

(Association « créée par des parents d’enfants en situation de handicap mental en 1949, « les Papillons blancs de Paris », régie par la loi de 1901, œuvre pour la défense des intérêts matériels et moraux, la recherche de l’épanouissement, le développement de l’autonomie des personnes en situation de handicap mental/cognitif ; et le soutien de leurs familles. Elle contribue à la sensibilisation de la société au handicap[5] »)

… comme titre du film → Henri, un peu terre à terre.

Rencontre d’un homme éteint avec quelqu’un qui a envie de normalité.

Pas de flot de paroles qui explique tout.

Yolande Moreau affectionne les petits personnages dans la vastitude de grands espaces + les films pas bavards (mais elle aime bien les mots). Il y a plein de manières de faire des films.

17h. Slow

(2023. « Elena, danseuse et Dovydas, interprète en langue des signes se rencontrent et tissent un lien profond. Alors qu’ils se lancent dans une nouvelle relation, ils doivent apprendre à construire leur propre type d’intimité[6] »)

… film lituano-hispano-suédois de la Lituanienne Marija Kavtaradze. Du sexe et de la danse filmée en plans rapprochés, ce qui est une aberration → le prix de la mise en scène au festival de Sundance aussi.

21h 15. Dans le parc du château Pams. My beautiful laundrette

(1985. « Dans la banlieue sud de Londres, un jeune immigré pakistanais entreprend par tous les moyens de sortir de la pauvreté. Son oncle Nasser, un affairiste douteux, lui confie alors une laverie automatique décrépite. Avec l’aide de Johnny, un voyou anglais, il va tenter d’en faire une affaire rentable[7] »)

… de Stephen Frears, en sa présence (ça y est, il est arrivé ! En 2012, à l’occasion des JO de Londres, les Ciné-Rencontres avaient déjà organisé une rétrospective de ses films   mais sans lui). Ovation.

N.T. Binh : Comment trouvez-vous Prades ? S. Frears : Je ne savais pas que ça existait.

Il dit que le scénario…

(De Hanif Kureishi, qui est venu à lui. C’est le deuxième grand écrivain d’origine pakistanaise né en Grande Bretagne. Il fait partie de la seconde génération de Pakistanais -les pères sont arrivés par bateau-. Voulait faire une sage façon Le Parrain)

… de My beautiful laundrette lui avait semblé stupide mais qu’il l’avait fait rire. Choix de faire une comédie légère mais avec quelque chose en plus.

Pour le rôle de Johnny, Daniel Day-Lewis l’a emporté sur Tim Roth et Kenneth Branagh grâce aux filles (« Il est beau ! »).

Mardi 23 juillet

            Quand j’écrivais avoir vu tous les films de Stephen Frears projetés en ces Ciné-Rencontres, j’aurais dû préciser « de fiction » car je ne connais pas celui de

            9h, A personal history of british cinema (1995), partie d’un projet international pour les 100 ans du cinéma. Récit à plusieurs voix : entretiens d’une part de Frears avec un critique et Alexander Mackendrick, réalisateur américain…

(Né à Boston de parents émigrés mais, suite à la mort de son père, élevé à partir de l’âge de sept ans par son grand-père écossais. Il étudia à la Glasgow School of Art)

… qu’en raison de son nom et de nombre de ses films je croyais britannique, d’autre part avec des cinéastes anglais (Michael Apted et Alan Parker) ayant fait carrière aux USA.

Film autobiographique (ses propres mémoires cinéphiliques) d’un réalisateur aimant le cinéma. Appartient à une génération nourrie des classiques hollywoodiens. A commencé comme assistant avec la Nouvelle vague britannique.

            10h 45. Espace Jean Cocteau, rencontre avec Stephen Frears.

            A fait ses classes sur Charlie Bubbles (1967) d’Albert Finney.

            Puis a travaillé sur If  (Lindsay Anderson, 1968).

            Reçoit ensuite une subvention du British Film Institute pour réaliser un film de trente minutes se passant en Afrique du Sud (The Burning, 1968) et tourné à Tanger.

            Rencontre le scénariste Neville Smith qui écrit son premier long métrage, Gumshoe, histoire d’un personnage incarné par Albert Finney qui « passe son temps à s’identifier aux personnages de détectives privés imaginés par Dashiell Hammett ou par Raymond Chandler. Fasciné jusqu’à l’obsession par Humphrey Bogart, il fait passer une annonce dans les journaux sous le nom de Sam Spade[8] ». Les Britanniques : obsédés par la culture américaine. Travaille pour la BBC (c’est très mal payé mais on a une totale liberté) comme Ken Loach…

(Il a inventé les téléfilms et révolutionné la façon de filmer : si on peut tourner une semaine en extérieur, pourquoi pas un film entier)

… et Mike Leigh, tous trois individus excentriques issus de l’éducation britannique, dont l’ego ne se met pas en avant au détriment de l‘histoire.

Va à Hollywood…

(Tous les cinéastes du Royaume-Uni veulent aller aux USA mais Hollywood est une industrie dure : difficile de survivre là-bas)

…  mais en gardant les pieds sur terre. S’est aperçu combien c’est effrayant…

(Hitchcock a pris son temps avant de faire des films américains. Son premier film aux USA a été Rebecca qui se passe en Angleterre et est interprété par des acteurs britanniques)

… mais personne n’a été méchant avec lui. A eu la chance qu’après avoir vu My beautiful laundrette Martin Scorsese lui demande de réaliser Les Arnaqueurs.

A eu un projet (non réalisé) sur Martin Luther King après The Queen. Reçoit alors celui d’une adaptation de Colette, Chéri (voir plus bas).

Qu’est-ce que la justice a à voir avec la loi ? demande Stephen Frears à propos de je ne sais plus quoi, avant d’ajouter avec un rire dans la voix, Je dis n’importe quoi…

14h. Chéri

(2009. « Dans le Paris du début du XXème siècle, Léa de Lonval finit une carrière heureuse de courtisane aisée en s’autorisant une liaison avec le fils d’une ancienne consœur et rivale, le jeune Fred Peloux, surnommé Chéri. Six ans passent au cours desquels Chéri a beaucoup appris de la belle Léa, aussi Madame Peloux décrète-t-elle qu’il est grand temps de songer à l’avenir de son fils et au sien propre[9]… »)

Juliette Binoche est d’abord pressentie mais elle est trop jeune pour le rôle qui échoit finalement à Michelle Pfeiffer.

Provoquer l’adhésion du spectateur envers un personnage (Chéri) plus ou moins antipathique.

Derrière la façade couve un volcan : ce monde va disparaître avec la Première guerre mondiale.

Allez savoir pourquoi…

(It’s a disaster, dit Stephen Frears de son film. Il a fait une erreur dès le début mais ne tient pas à nous dire laquelle. Tout ce que nous saurons c’est que, intimidé par la mythologie qui entoure Colette, il n’a pas trouvé la manière de la filmer)

… le cinéaste n’aime pas Chéri. Les spectateurs lui trouvant des qualités, J’aurais dû avoir cette conversation avec vous avant de faire le film, conclut-il.

Ce que je ne m’explique pas : pourquoi alors avoir mis le paquet sur Chéri (choix de le projeter + une photo du film sur l’affiche des Ciné-Rencontres) ?

Quoi qu’il en soit, Michelle Pfeiffer « Nounoune » habitant l’hôtel Mezzara, ça me donne la joie de revoir la belle façade (je ne saurais dire avec certitude si les intérieurs sont aussi les siens, l’escalier peut-être) de cette œuvre d’Hector Guimard visitée avec JC le samedi 9 décembre 2017 (sept ans, déjà).

17h. Paradise is burning

(2023. « Dans une région ouvrière de Suède, trois jeunes sœurs se débrouillent seules, laissées à elles-mêmes par une mère absente. La vie est joyeuse, insouciante et anarchique, loin des adultes, mais interrompue par un appel des services sociaux qui souhaitent convoquer une réunion. Laura, l’aînée, va alors devoir trouver quelqu’un pour jouer le rôle de leur mère sous peine d’être emmenées en famille d’accueil et séparées[10]… »

Mouais…

            Et c’en est fini pour moi aujourd’hui. Ce soir c’est Séraphine et la projection a lieu en plein air dans le parc du château Pams, à point d’heure (21h30), il faut attendre que la nuit soit tombée, en plus je l’ai revu récemment, l’ai bien en tête et besoin de me reposer.


[1] https://www.senscritique.com/film/louise_michel/432284

[2] https://www.unifrance.org/film/35400/henri#

[3] https://www.lavenir.net/regions/wallonie-picarde/2012/10/19/un-casting-des-plus-heteroclites-DJGNJ74S

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bob%C3%B2

[5] https://www.lespapillonsblancsdeparis.fr/notre-association/

[6] Catalogue des Ciné-Rencontres

[7] Id.

[8] https://www.senscritique.com/film/gumshoe/376923

[9] https://www.google.com/search?q=ch%C3%A9ri+film&sca_esv=0d4a60feda95d33d&source=hp&ei=

[10] Catalogue des Ciné-Rencontres

Septembre sans attendre de Jonas Trueba (2)

C’est une blague ? certainement
Tout se passe comme si, l’idée leur venait, à Ale et Alex, un beau matin, de se séparer. Tiens, et si on se séparait ? On dirait qu’on se séparerait … On ferait une fête de séparation, tu sais l’idée de mon père, célébrer non pas les unions qui ouvrent vers l’incertain mais les séparations qui ouvrent, elles, sur des jours meilleurs.
(entre parenthèse, repenser au regard du père d’Ale quand il encaisse la nouvelle et mesure l’étendue des dégâts causés par des propos hasardeux tenus il y a longtemps et dont il n’a même pas souvenir … ici une brèche qu’il va tenter de colmater à grand renfort de littérature reconstructive. Ce regard perdu qu’il a d’abord … Un grand moment !)
Souvent dans une séparation, il n’y en a qu’un des deux qui prend bien la chose. Sauf qu’ici, comme on joue, on dirait qu’on irait très bien. Ben oui, tous les deux, ensemble on va bien ! Trop bien !
Et on va resserrer le timing, ça donnera plus de piquant à ce qui pique déjà. Sur les autres, ça fait mouche et ça c’est jouissif. Ben oui, les gars vous aviez l’habitude de nous voir ensemble, voilà, c’est fini. Termidado.
Faire la fête, en septembre, sans attendre.
Désormais
On ne nous verra plus ensemble
Désormais tra la la la

C’est un début de scénario, ça !
Justement. Rembobinons
Première scène, au lit (ils dorment ensemble bien que sur le point de se séparer, ah bon …), ils en débattent, vaguement, de la séparation, de la fête …
« C’est une idée pour un film, ça » c’est Ale qui le dit.
Voilà c’est à assister au tournage (en partie) et à regarder (beaucoup) le making of d’un film que nous sommes conviés. Invités à nous poser, c’est fait, et à les regarder se donner en spectacle et mettre en scène du même coup une sorte de thérapie, champ, contre champ, hors champ, pour leur couple qui, a priori, ne semble pas en avoir besoin. Ils s’entendent à merveille, se marchent un peu sur les pieds, revendiquent la primeur des idées, des questions, des annonces. L’autre prend trop de place. Besoin de recadrer, sans plus. Au bout de 14 ans, mieux vaut prévenir que guérir, ça ne fera pas de mal de rebooster le quotidien. Et puis ce fantôme entre eux, l’enfant qu’il n’ont pas eu, l’ombre envahissante de son absence qu’Alex dissimule quand elle se fait indiscrète. Reconstruire pour ça, pour cesser de le taire.
La fin du film est déconcertante. Pourquoi cette fin ? Ale accoutrée comme jamais et avec une coiffure impossible, une fête si sage … Pour signifier l’amorce d’une Reconstruction ? Rien n’était détruit … Peut-être pour enfoncer le clou : rien ne change. Ale dirige. Alex optempère.
Tout ça ne manque pas d’humour. cf la scène de la séance de pré-visionnage du film dans le film pour l’équipe. Ale pose un regard critique sur sa vie, son travail et par déduction sur ce que nous, spectateurs, sommes en train de regarder. Le film. C’est un peu long et, quand même, un peu répétitif ! C’est elle qui le dit
Et on pourrait ajouter, un peu intello, germanopratin à la sauce madrilène, sophistiqué. Branché. Méli mélo hype.
Si le film n’est pas passionnant, ça n’empêche pas que les répliques fusent, les dialogues sont bien écrits et les acteurs évidemment à l’aise dans leurs rôles, bien rodés car (ne) tournant (qu’) avec Jonas Trueba, depuis plusieurs années, autour de la même orbite. Eva en août en 2020 amorçait la pompe, avec Venez voir en 2023 on assistait à un doux rétropédalage. Septembre sans attendre « fait le job » (c’est un peu le problème) joue, et très bien, la carte de la comédie dramatique. On marche. A distance, avec quelques cailloux dans la chaussure.
Mais revoir Madrid, El Viaducto d’Eva et entendre parler espagnol, c’est déjà un bonheur.

Itsaro Arana est délicieuse dans le rôle d’Ale et on souhaite la voir quitter les sentiers battus, devant et derrière la caméra, pour aller voir ce qui se passe ailleurs.
Chez Almodvar, elle serait formidable !


Marie-No

Septembre sans Attendre de Jonas Trueba

Voici un film au sujet à la fois banal, une séparation et rare dans sa manière de la réaliser, rendu plus complexe par sa mise en abyme.

Rappelons le sujet, deux jeunes gens, Ale, réalisatrice et Alex comédien décident à brûle-pourpoint, d’un commun accord, sans raison précise, peut-être par usure affective, de se séparer au plus vite et de fêter leur séparation. Ce sera le 22 septembre du même mois. Ce sont bien des artistes, il veulent que ce soit original et festif..

…De se séparer pour, peut-être, « mieux se retrouver ».

Et nous assistons aux préparatifs de l’évènement, l’annonce aux amis et à la famille, la recherche d’un ailleurs pour chacun, aux préparatifs de la fête. Voilà un beau mélange salé sucré.

Le film est complexifié par sa mise en abyme, en effet, nous voyons Ale (réalisatrice) et son monteur travailler ensemble sur un film qui n’est autre que celui que nous sommes en train de voir. Ils découpent, réagencent, peaufinent, mettent en musique.

À certains moments encore, on ne sait plus vraiment si les acteurs jouent où s’ils jouent qu’ils jouent etc… Nous voyons simultanément un film qui nous parle de cinéma et un film qui nous raconte une histoire dont la banalité serait comme transfigurée par sa mise en œuvre.

Et comme tous les personnages sont sympathiques, de bonne composition, parfois déconcertants, on se laisse prendre dans le tournoiement des préparatifs.

Et je me souviens tout de même, presque au début du film, Ale disant à Alex : Une séparation, ce n’est pas comme un mariage, on n’est pas simultanément d’accord. Et de voir que très vite, c’est elle qui suscite le passage à l’acte. On ne saura jamais si c’est un don amoureux de sa part. On voit qu’ensuite, dans la mise en œuvre, il y a bien parfois des signes de malaise, ils re-fument, elle pleure, il se dévalorise, mais au total, « tout va bien », c’est comme s’ils dansaient ensemble.

Le message du film c’est celui des films hollywoodiens des années 30-40, se séparer pour mieux se retrouver dans une nouvelle relation. Et puisque dans tous les films de Jonas Trueba, il y a des personnages qui aiment les bons livres, qu’il convoque Stanley Cavell, Kierkergaard à l’appui de sa fiction, je ne résiste pas à citer largement la 4e de couverture d’un autre merveilleux livre d’ Eva Illouz : « Pourquoi l’amour fait mal » :

« Aimer quelqu’un qui ne veut pas s’engager, être déprimé après une séparation, revenir seul d’un rendez-vous galant, s’ennuyer avec celui ou celle qui nous faisait rêver, se disputer au quotidien : tout le monde a fait dans sa vie l’expérience de la souffrance amoureuse. Cette souffrance est trop souvent analysée dans des termes psychologiques qui font porter aux individus leur passé, leur famille, la responsabilité de leur misère amoureuse.

« Elle dresse le portrait de l’individu contemporain et de son rapport à l’amour, de son fantasme d’autonomie et d’épanouissement personnel, ainsi que des pathologies qui lui sont associées : incapacité à choisir, refus de s’engager, évaluation permanente de soi et du partenaire, psychologisation à l’extrême des rapports amoureux, tyrannie de l’industrie de la mode et de la beauté, marchandisation de la rencontre (Internet, sites de rencontre), etc. Tout cela dessine une économie émotionnelle et sexuelle propre à la modernité qui laisse l’individu désemparé, pris entre une hyperémotivité paralysante et un cadre social qui tend à standardiser, dépassionner et rationaliser les relations amoureuses ».

Alors je me dis que ce film sur l’art de se séparer, pour mieux se retrouver (ou non) est parfait côté Salle, peut être un peu moins net côté Cuisine !

Georges

Le Journal de Dominique-Prades 2024 (2)

            9h. The Hit (Le tueur était presque parfait)…

(1984. «Le gangster Willie Parker dénonce ses comparses. Dix ans plus tard, il coule des jours heureux en Espagne mais deux hommes ont été engagés pour le faire disparaître. The hit va retracer la dérive de ces trois hommes à travers la péninsule entre le moment où le gangster est enlevé et celui où le contrat sera finalement honoré[1]… »)

            … deuxième long métrage de Stephen Frears (le premier : Gumshoe), les scénarios pour la télévision étant plus intéressants.

Projet de The Hit prévu d’emblée pour le cinéma.

Film de genre (gangsters) tourné de manière somptueuse. C’est finalement Terence Stamp…

(Après être parti dans un ashram en Inde, il souhaite ne plus jouer les jeunes premiers mais faire des rôles de composition)

… qui interprète le rôle de Willie, prévu initialement pour Ian McKellen, icône du cinéma britannique.

Premier film de Tim Roth.

John Hurt : connu pour ses rôles de composition.

Stephen Frears a conçu le personnage du tueur en pensant à Margaret Thatcher mais en moins cruel.

Ce qui lui plaît : tourner en Espagne.

Musique d’Eric Clapton (générique) et Paco de Lucía.

De ce film, je me souvenais surtout que la décontraction dont fait preuve Terence Stamp vole en éclat quand arrive, à l’improviste, le moment fatal.

10h 45. Hommage à Michel Ciment à travers le film Le Cinéma en partage de Simone Lainé et le témoignage de N.T. Binh.

Pour Michel Ciment, le cinéma est la synthèse de tous les arts → il faut s’intéresser à tout, particulièrement à la peinture. Il a légué sa collection de livres d’art à l’Institut Lumière.

Il attendait les films et les cinéastes guettaient ses appréciations. Il lui était douloureux d’être déçu par l’un d’eux. Pas de préjugés : être prêt à changer d’avis.

S’est excusé auprès de Catherine Breillat au nom de la critique qui avait descendu 36 Fillette.

Cultivait l’art de la polémique.Regrettait qu’aujourd’hui le cinéma soit devenu plus prévisible.

Les sept vertus cardinales pour lui :

• L’information : préparer chez soi.

• L’analyse : savoir dire pourquoi.

• Le style : la critique est un genre littéraire.

• La passion : il faut de l’enthousiasme.

• La curiosité.

• Le sens de la hiérarchie : le critique doit se mouiller.

• Le coup d’œil : quand on ne sait rien d’un film et qu’on remarque que quelque chose vaut la peine.

14h. Un court métrage documentaire réalisé par une classe de collège avec un slameur est suivi d’autres en compétition pour le prix Bernard Jubard.

17h. Young hearts

(2024, d’Anthony Schatteman. « Elias, 14 ans, vit dans un petit village de Flandre. Lorsqu’Alexander, son nouveau voisin du même âge venant de Bruxelles, emménage en face de chez lui, Élias réalise qu’il est en train de tomber amoureux pour la première fois. Il devra alors faire face au chaos intérieur provoqué par ses sentiments naissants afin de vivre pleinement son histoire avec Alexander et de la révéler à tous[2]… »)

… que la sélectionneuse nous présente comme étant proche de l’univers de Lukas Dhont. Certes il y a un peu de Close. Mais ici (si on excepte quelques gamins qui harcèlent les amis au début et qu’on ne reverra plus, le coming out se passe à merveille, tout le monde il est gentil tout le monde il est compréhensif aimant : le grand-père, la mère, le père chanteur populaire, le frère, la bande de copains, jusqu’à l’ancienne petite amie, c’est l’harmonie parfaite. Un vrai conte de fée. Ce que le film est peut-être, au final.

21h. Arrivée triomphale de Yolande Moreau qui, sous les applaudissements, nous salue de l’allée en levant sa canne…

(En bois, à poignée courbe, comme celle qu’avait mon grand-père Germain. Une canne de famille ?) 

… avant de recevoir une standing ovation…

(Après quoi Louis Héliot chante La Brabançonne dont les paroles défilent sur l’écran sur fond de drapeau belge, c’est la fête nationale en Belgique aujourd’hui)

… et d’aller diner pendant la projection de La Fiancée du poète

(2023. « Amoureuse de peinture et de poésie, Mireille s’accommode de son travail de serveuse à la cafétéria des Beaux-Arts de Charleville-Mézières tout en vivant de petits larcins et de trafic de cartouches de cigarettes. N’ayant pas les moyens d’entretenir la grande maison familiale des bords de Meuse dont elle hérite, Mireille décide de prendre trois locataires. Trois hommes qui vont bouleverser sa routine et la préparer, sans le savoir, au retour du quatrième : son grand amour de jeunesse, le poète[3] »)

… que j’ai vu à sa sortie en octobre dernier mais que j’ai grand plaisir à revoir.

            Photo : Yolande Moreau par Dominique Bonnet

Yolande Moreau (de retour pour nous parler du film) avait choisi d’intituler son film : Même au milieu des ruines comme signe de résistance par rapport au monde d’aujourd’hui mais le distributeur n’en a pas voulu. Cependant elle aime bien le nouveau titre.

            Film sur les faussaires (→ le faux cerf !) avec un côté ludique, la cinéaste faisant sienne la phrase de Paul Valéry selon laquelle, sans eux, le monde serait bien triste. Tous trichent, même le curé.

            Sans donner de leçon de morale, Yolande Moreau pose la question des valeurs qu’on nous oblige à avoir et celle de la désobéissance. Trouver d’autres codes que ceux qu’on nous a inculqués.

            Le rêve : une nécessité. Besoin d’utopie.

            Pourquoi tourner à Monthermé ? Parce que c’est une région que la cinéaste connaît bien : elle a jadis vécu à une quinzaine de kilomètres de là, parmi une communauté hippie vivant dans des cabanes en plastique à Oignies-en-Thiérache, sur un terrain mis à sa disposition par un bûcheron qui haïssait les tronçonneuses et ne jurait que par la hache.

            Film fait avec des copains. Faire des choses avec des gens qu’on aime = le luxe de la vieillesse. Si la scripte, Héloïse Moreau, est la fille de Yolande, en revanche c’est un hasard (un signe ?) si la coscénariste (Frédérique) porte le même patronyme, elle n’est pas de sa famille.

            Le brouillard de la fin (partir sans savoir où on va) est réel et, s’il y en a beaucoup l’hiver dans le coin, ça n’était pas facile d’en trouver en juillet. Il fut repéré par le mari de la cinéaste, Le moustachu…

(Ne me retournant pas, je ne le verrai que demain, il a en effet de belles moustaches grises tombantes)

… dans le fond de la salle.

Dans le rôle du faux poète plombier : Sergi Lopez, qui n’était pas le premier choix de Yolande Moreau (elle avait d’abord écrit à Benoît Poelvoorde, il ne lui a pas répondu). Problème d’accent mais il est très bien et lui correspond mieux côté corpulence.

Et la phrase « Ce n’est pas le poète »…

(Il en fallait un qui ne soit pas trop connu ou soit un peu oublié → André Pieyre de Mandiargues qui, dans la bouche de Sergi Lopez, devient comiquement « André Pieyre de Mandiarguesse »)

… « qui aurait débouché tes canalisations »  me fait autant rire que la première fois, de même que ricanent bêtement les quatre bras cassés qui, derrière la porte de Mireille retranchée dans sa chambre, tentent de l’attendrir.

            9h 30. Louise Michel

            (2008. « Quelque part en Picardie, le patron d’une entreprise vide son usine dans la nuit pour la délocaliser. Le lendemain, les ouvrières se réunissent et mettent le peu d’argent de leurs indemnités dans un projet commun : faire buter le patron par un professionnel[4] »)

            … tourné en un mois par Gustave Kervern et Benoît Delépine, en vacances de Groland sur Canal +. Ils ont envie d’aller plus loin en se tournant vers le cinéma et une histoire (le film ne se fera pas tel quel) d’handicapés qui ont envie d’aller en Finlande voir Aki Kaurismaki. Quant à leur deuxième réalisation, expérimentale, elle est hermétique.

            Louise Michel : inspiré d’un fait divers. Toujours des sujets graves de société.

            Kervern et Delépine : pas de laïus sur la psychologie des personnages. Ne font pas beaucoup de prises. Sont contre la direction d’acteurs. L’acteur espère aller dans le sens voulu par le réalisateur, il est friand de ce qu’on peut lui proposer → Bouli Lanners regrette un manque d’indications (« on nous parle pas ») → au lieu de ça, Kervern applaudit.

            La fiction au cinéma : tant mieux si en sortant on a un sujet de réflexion, si on en est un peu grandi.

            Bonheur de revoir le Familistère, dehors d’abord, avec la statue de Godin, dedans ensuite, grande cour sous verrière, étages d’appartements. Mais celui des parents de Bouli Lanners était-il réellement l’un d’entre eux ? Pas sûr.

Plus tard. Au départ, Yolande Moreau refuse de jouer dans Mammuth parce qu’elle trouve le film misogyne. Un jour, elle reçoit un coup de fil de Depardieu : « Ils envoient le gros au charbon ! ». Elle et lui doivent s’embrasser : « Depardieu a un gros ventre, moi aussi » (petit rire dans les yeux). Ça a été très vite, en deux prises.

14h. Henri

(2013. « Henri, la cinquantaine, d’origine italienne, tient avec sa femme Rita un petit restaurant près de Charleroi, « La Cantina ». Une fois les clients partis, Henri retrouve ses copains, Bibi et René, des piliers de comptoirs. Ensemble ils tuent le temps devant quelques bières en partageant leur passion commune, les pigeons voyageurs. Rita meurt subitement, laissant Henri désemparé[5] »)

… deuxième film (en solo) de Yolande Moreau, le seul d’elle (ou avec elle) de la sélection que je n’ai jamais vu (ne connaissais même pas son existence).

Avec Pippo Delbono, comédien italien qui déteste les pigeons et a pris sur lui pour le rôle.

Avec aussi Miss Ming, rencontrée lors du tournage de Louise Michel. Comédienne atteinte de handicap…

(Comme les acteurs de la compagnie roubaisienne de l’Oiseau-mouche, souffrant tous d’un déficit mental,  que Yolande Moreau  embauche  « pour la  totalité  du tournage pour

effectuer de la figuration voire quelques seconds rôles de plus grande importance[6] »)

… ce qui la relie à Pippo Delbono qui avait sorti Bobò de l’asile…

( « Atteint de microcéphalie et sourd-muet, Bobò [est] interné à partir de 1952 dans un hôpital psychiatrique à Aversa [où] il est remarqué par le metteur en scène italien Pippo Delbono, venu organiser un atelier théâtre en 1995. « Il avait quelque chose de doux et de poétique. Une tendresse… quelque chose de rare ». Delbono le prend en charge et en fait dès lors son comédien fétiche, le plaçant au cœur de toutes ses mises en scène. Bobò meurt des suites d’une pneumopathie bronchique le 1er février 2019[7] »)

… et qu’il a intégré à tous ses spectacles jusqu’à sa mort.

Pas eu l’autorisation d’utiliser le nom de Les Papillons blancs

(Association « créée par des parents d’enfants en situation de handicap mental en 1949, « les Papillons blancs de Paris », régie par la loi de 1901, œuvre pour la défense des intérêts matériels et moraux, la recherche de l’épanouissement, le développement de l’autonomie des personnes en situation de handicap mental/cognitif ; et le soutien de leurs familles. Elle contribue à la sensibilisation de la société au handicap[8] »)

… comme titre du film → Henri, un peu terre à terre.

Rencontre d’un homme éteint avec quelqu’un qui a envie de normalité.

Pas de flot de paroles qui explique tout.

Yolande Moreau affectionne les petits personnages dans la vastitude de grands espaces + les films pas bavards (mais elle aime bien les mots). Il y a plein de manières de faire des films.

17h. Slow

(2023. « Elena, danseuse et Dovydas, interprète en langue des signes se rencontrent et tissent un lien profond. Alors qu’ils se lancent dans une nouvelle relation, ils doivent apprendre à construire leur propre type d’intimité[9] »)

… film lituano-hispano-suédois de la Lituanienne Marija Kavtaradze. Du sexe et de la danse filmée en plans rapprochés, ce qui est une aberration → le prix de la mise en scène au festival de Sundance aussi.

21h 15. Dans le parc du château Pams. My beautiful laundrette

(1985. « Dans la banlieue sud de Londres, un jeune immigré pakistanais entreprend par tous les moyens de sortir de la pauvreté. Son oncle Nasser, un affairiste douteux, lui confie alors une laverie automatique décrépite. Avec l’aide de Johnny, un voyou anglais, il va tenter d’en faire une affaire rentable[10] »)

… de Stephen Frears, en sa présence (ça y est, il est arrivé ! En 2012, à l’occasion des JO de Londres, les Ciné-Rencontres avaient déjà organisé une rétrospective de ses films   mais sans lui). Ovation.

N.T. Binh : Comment trouvez-vous Prades ? S. Frears : Je ne savais pas que ça existait.

Il dit que le scénario…

(De Hanif Kureishi, qui est venu à lui. C’est le deuxième grand écrivain d’origine pakistanaise né en Grande Bretagne. Il fait partie de la seconde génération de Pakistanais -les pères sont arrivés par bateau-. Voulait faire une sage façon Le Parrain)

… de My beautiful laundrette lui avait semblé stupide mais qu’il l’avait fait rire. Choix de faire une comédie légère mais avec quelque chose en plus. Pour le rôle de Johnny, Daniel Day-Lewis l’a emporté sur Tim Roth et Kenneth Branagh grâce aux filles (« Il est beau ! »).


[1] Id.

[2] Catalogue des Ciné-Rencontres.

[3] https://www.google.com/search?q=la+fianc%C3%A9e+du+po%C3%A8te&sca_esv=12268370a69439

[4] https://www.senscritique.com/film/louise_michel/432284

[5] https://www.unifrance.org/film/35400/henri#

[6] https://www.lavenir.net/regions/wallonie-picarde/2012/10/19/un-casting-des-plus-heteroclites-DJGNJ74S

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bob%C3%B2

[8] https://www.lespapillonsblancsdeparis.fr/notre-association/

[9] Catalogue des Ciné-Rencontres

[10] Id.

Hijo di sicario de Fernanda VALADEZ et Astrid RONDERO

Hijo di sicario, pose une question cruciale : que devient un « fils de » (tueur à gage), quand son père est éliminé ?
Dans le Michoacán d’aujourd’hui, en Tierra Caliente mexicaine gangrénée par le narcotrafic et la violence, Sujo l’orphelin, fils de Josué « el ocho » a quatre ans quand sa tante Nemesia, le prend sous son aile, l’éloignant de la ville pour échapper à la violence des gangs.
L’enfant de Josué « el ocho », un « enfant de salaud » même s’il grandit caché, à l‘abri des autres, peut-il échapper à son destin ?
Des fées, Nemesia et Susan, anges rédempteurs, vont se pencher sur lui, déployer leurs ailes sur l’enfant « hors champ», voir et révéler le « muchacho muy especial » qu’il est, lui faire confiance et l’aimer. Alors tout peut être possible.
S’il est beaucoup question de violence, l’imprévisible est là, sous le ciel étoilé et le film, cousu de détails, baigné de poésie, laisse une belle place, rare dans ce genre de récit, à l’optimiste et la bienveillance.

Sujo, Hijo di sicario, fils de sicaire, un film en 4 saisons d’une grande humanité, original, poignant, violent et doux à la fois, ultra réaliste et romanesque, obscur et lumineux, qui prend son temps et captive.

Magnifique.

https://youtu.be/HQXwtOps5HY

Marie-No

Journal de Dominique-Prades 2024-

            Ciné-Rencontres, année d’exception. En effet, sont invités : Stephen Frears…

(Dont j’ai vu tous les films présentés, mais pour certains, besoin de me rafraîchir la mémoire) 

… et Yolande Moreau ! Aussi, Lucie Borleteau.

Le programma débute à

            14h par Les Liaisons dangereuses

(1988. « Deux aristocrates brillants et spirituels, la marquise de Merteuil et le séduisant Vicomte de Valmont, signent un pacte d’inviolable amitié à la fin de leur liaison. C’est au nom de celui-ci que la marquise demande à Valmont de séduire la candide Cécile de Volanges qui doit prochainement épouser son ex-favori, M. de Bastide, mais Valmont a entrepris de séduire la vertueuse Mme de Tourvel[1] »)

… de Stephen Frears dont la carrière, nous apprend N. T. Binh, a eu du mal à démarrer. Ce sont les films qu’il a tournés pour la télévision (BBC, Channel 4) qui ont fait sa réputation (My beautiful laundrette a été d’abord un téléfilm en 16mm avant d’être projeté au cinéma). Emergence de scénaristes à la même époque.

            Les Liaisons dangereuses est sa première grosse production, avec des stars américaines confirmées (John Malkovich, Glenn Close) ou montantes (Michelle Pfeiffer). Le scénario est de Christopher Hampton qui avait écrit une pièce d’après le roman épistolaire de Choderlos de Laclos.

            Quand Milos Forman fait de son Valmont (tourné la même année) une comédie sociale, Stephen Frears réalise un thriller amoureux, en s’appuyant sur le jeu des stars. Il décide des gros plans qui font passer les émotions, leurs répressions et les mensonges, s’attirant l’incompréhension du créateur des somptueux costumes, mais au contraire, lui objecte le réalisateur, les gros plans les mettent en valeur. Costumes et maquillages sont au service du film.  

Stéphen Frears et Dominique

Musique de  thriller, comme celle des films d’Hitchcock.

Stephen Frears n’a jamais arrêté de tourner, même pendant le covid. Il se partage entre plateformes et grand écran.

            Importance des scénarios, qu’il reçoit par la poste et dont il fait des films quand il est emballé. Depuis une quinzaine d’années, ceux-ci sont inspirés par des histoires réelles.

            La problématique de son cinéma : dichotomie et ambigüité.

            Chaque film de Stephen Frears est précédé d’un épisode (dix minutes) de la première saison de la série State of the union qu’il a tournée en 2009. Le pitch : les discussions d’un couple avant qu’il n’aille en thérapie de couple. Avec Rosamund Pike et Chris O’Dowd.

17h. Je zappe la projection de The Lost king

(Complicité avec Sally Hawkins, double casquette de Steve Coogan, scénariste et interprète du rôle du mari)

… vu aux Cramés cette année.

21h. Avant-première d’Emilia Pérez

(Jacques Audiard, 2024. « Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle : aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être[2] »)

… Prix du jury et quadruple prix d’interprétation féminine…

(Zoe Saldaña, danseuse de formation ; Karla Sofía Gascón, actrice trans ; Selena Gómez, revue récemment chez Woody Allen ; Adriana Paz)

… au dernier festival de Cannes.

Au départ, Jacques Audiard hésite entre un opéra, une comédie musicale et un thriller d’action. Il cherche un compositeur, Clément Ducol, mais celui-ci n’a pas le temps d’écrire un opéra sur demande : ce sera donc une comédie musicale (Jacques Audiard engage un chorégraphe) doublée d’un thriller.

Film original, étonnant, Palme d’Or de cœur de Positif.

            9h 30. Philomena

(2013. « Irlande, 1952. Philomena Lee, encore adolescente, tombe enceinte. Rejetée par sa famille, elle est envoyée au couvent de Roscrea. En compensation des soins prodigués par les religieuses avant et pendant la naissance, elle travaille à la blanchisserie, et n’est autorisée à voir son fils Anthony qu’une heure par jour. A l’âge de trois ans il lui est arraché pour être adopté par des Américains. Pendant des années, Philomena essaiera de le retrouver[3] »)

… de Stephen Frears.

            Film de la filière irlandaise, dont le réalisateur aime les contradictions religieuses et l’esprit rebelle par rapport à l’establishment britannique.

            Judy Dench : actrice (quasi aveugle, ce qu’on ne remarque pas) très estimée (comme Helen Mirren et Maggie Smith) qui a le droit de choisir ses réalisateurs. Stephen  Frears n’est pas convaincu par le scénario mais il est attiré par l’idée de travailler avec elle. C’est en même temps une croix : il faut qu’il soit à la hauteur.

            Philomena : catholique fervente quand le journaliste…

            (Steve Coogan : à l’origine, un comique d’improvisation. Le réalisateur lui impose de respecter le texte : une impro ne sera jamais aussi bonne que ce qui est écrit.

Il est aussi co-scénariste : c’est lui qui choisit le sujet, l’autre écrit le scénario qu’ensuite il embellit. Tel Hugh Grant qui en a eu assez de faire des comédies et a voulu grandir un peu, Steve Coogan, ennuyé par ce qu’il était devenu, a voulu avancer)

            … s’est détaché de la religion.

            Comédie romantique dans laquelle deux personnages que tout oppose finissent par tisser un lien très fort, sur le modèle de New York-Miami que Stephen Frears a fait voir à son équipe. Allusion aussi à M. Smith au Sénat. Le film dit beaucoup sur le monde politique.

            Eléments de Psychose (sœur Hildegarde, vieille nonne méchante aigrie frustrée qu’on aperçoit s’éloignant en s’appuyant sur ses cannes et qui disparaît à un tournant de couloir, je suppose)

            14h. Courts métrages en compétition pour le prix Bernard Jubard.

            17h. Deux courts métrages réalisés par des collégiens sont suivis de

Jezdeca/Riders, film…

(2022. « Slovénie, printemps 1999. Deux amis d’un petit village transforment leurs mobylettes en choppers et partent en voyage, traversant les rêves du passé et les visions de l’avenir, à la recherche de la liberté et de l’amour. Sur la route, ils traversent la Slovénie et la Croatie, deux pays qui viennent tout juste d’être séparés de la Yougoslavie, accompagnés par un motard et une jeune femme en fuite avec un passé mystérieux. Les valeurs personnelles sont mises à l’épreuve et le libre arbitre remis en question. Un road-movie qui dépasse les contrastes entre le vie à la campagne et à la ville, effleurant les temps et les espaces[4] »)

… slovène de Dominik Mencej en compétition pour le prix Solveig Anspach.

            Inégal. Ne m’emballe pas.

            20h 30. Passés recomposés

            (Dix courts métrages réalisés lors d’un atelier de création de films sur le thème du souvenir. Partage de petits bouts de vie)

            … est suivi de

El Vasco/Dear grandma

            (2022. « Mikel a décidé que sa vie avait besoin d’un changement radical. Il accepte donc l’invitation d’un parent éloigné à se rendre en Argentine pour y refaire sa vie. Mais peu de temps après son arrivée, Mikel se rend compte que son « oncle » Chelo n’est rien d’autre qu’un joyeux drille alcoolique et accro au jeu, qui n’a absolument rien à lui offrir. Comme si cela ne suffisait pas, les choses commencent à se gâter lorsque la grand-mère Dolores, la mère de Chelo, se réveille d’un sommeil de dix ans après avoir entendu Mikel chanter une berceuse en langue basque et le confond avec Juanito son frère et le grand-père de Mikel[5] »)

… film hispano-argentin (2022) de Jabi Elortegi, également en compétition pour le prix Solveig Anspach.

            A le mérite d’avoir une histoire construite et d’être une comédie.

           

Le Journal de Dominique, Prades 2024

Chers Amis Cramés de la Bobine,

Marcello Mio de Christophe HONORE

Vertiges de l’identité, héritage ou invention de sa vie, réflexion spéculaire sur le cinéma – Marcello mio, le huitième film de Christophe Honoré avec Chiara Mastroianni, qui rend ici hommage à son père Marcello Mastroianni et plus indirectement à sa mère Catherine Deneuve, est une divine suprise de comédie nostalgique et poétique, d’élégante fantaisie montrant, s’il en était besoin, que la légèreté n’est pas l’ennemie de la profondeur.

Evacuons d’emblée les quelques réserves que l’on pourrait émettre à une première vision, ce film gagnant sans doute à être goûté et mûri comme un bon vin, à être aussi commenté et apprécié lors d’un débat comme celui qu’anima Marie-No mardi soir. Quelques longueurs, suggéra Chantal : il est vrai et nombre de critiques le constatent mais cette impression tient sans doute aux flottements de l’identité, au rythme paresseux et inattendu d’une métamorphose (celle de Chiara en son père) et de ses avatars, domestiques (dans sa chambre ou sa salle de bain), urbains (dans la rue, un restaurant, dans la fontaine de la place Saint-Sulpice à Paris qui rappelle la fontaine de Trevi à Rome), voire télévisuels : on se régale de cette satire de la télévision et des émissions de télé-réalité avec cette scène où défilent 7 possibles (ré)incarnations de Marcello Mastroianni, au terme de laquelle Chiara se voit sommée de décliner sa véritable identité, dénoncée comme un reflet imposteur alors qu’elle est l’image la plus fidèle de son père et bientôt poursuivie par la bande des techniciens et des clones de Mastroianni frustrés du spectacle refusé et de l’audimat en berne. Satire de la télévision qui miroite d’images et de spectaculaire, entretient l’immédiateté d’une prétendue révélation, le voyeurisme tonitruant d’une émotion convenue – là où le cinéma cultive la distance, crée l’émotion vraie, tend le miroir palpitant d’une identité incertaine, douloureuse, parfois même éclatée, entre aurthenticité et cabotinage, quête et conquête de soi.

Film dont plusieurs critiques regrettent l’entre soi germanopratin : la critique peut à première vue sembler recevable si l’on considère que le film qui flirte avec La dolce vita de Fellini ou La Nuit américaine de Truffaut ne prétend pas et n’atteint pas à la force esthétique ou dramatique de ses illustres références ou que le cinéaste fait défiler les figures bien connues du cinéma français et du milieu parisien – Catherine Deneuve, Fabrice Luchini, Melvil Poupaud, Nicole Garcia ou Stefania Sandrelli. Pour autant, ces artistes ne se prennent pas au sérieux, jouent leur propre rôle et se prêtent de bonne ou de mauvaise grâce aux transformations de Chiara en son père – émouvante réincarnation pour Deneuve qui se surprendra à embrasser sur la bouche de sa fille le fantôme de son défunt mari, transformisme surprenant pour Benjamin Biolay et choquant pour Melvil Poupaud, métamorphose artistique ouvrant tous les possibles de l’amitié masculine et du rêve inassouvi de jouer avec le grand acteur italien pour Luchini. L’entre soi apparent devient complicité et facétie, jeu de miroirs et troubles de l’identité dans lesquels se perdent et se retrouvent les personnages embarqués dans le délire de Chiara – au prix d’une ridicule mais amusante partie de volley, d’une course-poursuite dans les couloirs d’un hôtel de luxe ou d’une baignade finale lustrale où chacun recouvrera son moi, Chiara nageant dans la mer, quasi nue, enfin elle-même, délivrée de ses fantômes, alors qu’elle s’échinait pour un spot publicitaire à rejouer Anita Ekberg et La dolce vita grimpant sur une fontaine parisienne avec une perruque blonde peroxydée, une robe sans fin et des cuissardes de pêche orange. Jouer, rejouer, n’est-ce pas rechercher un difficile équilibre entre la théâtralité et la spontanéité, le naturel et l’artifice ? C’est peut-être en se jouant des codes, en multipliant les surprises, les saynètes improbables que Christophe Honoré nous amuse et nous touche le plus.

On peut certes se sentir un peu frustré de ne pas voir un biopic de Mastroianni, même si Deneuve confie à sa fille dans leur ancien appartement que son latine lover de mari n’était pas facile à vivre ni des plus fidèles ; on peut regretter de ne pas retrouver les grandes scènes qui hantent nous mémoires, la loufoquerie du Divorce à l’italienne, ou de La grande bouffe, la souffrance impuissante du pudique Bel Antonio ou homosexuelle du sublime Une journée particulière mais, outre les clins d’oeil télévisuels ou cinéphiliques à ces films – le pont des Nuits blanches de Visconti, les lunettes noires, le chapeau de Huit et demi, film de Fellini sur le cinéma et l’identité où Mastroianni joue son propre rôle, le smoking queue-de-pie, souvenir de Ginger et Fred, arboré par Chiara dans l’émission de télé – le film, en déjouant notre attente, nous propose tout autant sinon mieux : une réflexion sur le genre et le sexe mais aussi et surtout sur sur la filiation et la difficulté d’être fille de… Marcello Mastroianni, mort en 1996, et qui aurait eu 100 ans en cette année 2024. Dur d’hésiter entre hétéro, homosexualité, voire transsexualité entre le charme nonchalant d’un Benjamin Biolay, l’ex de Chiara, le coup de foudre pour un soldat anglais dépressif et… homosexuel, qu’elle sauve du suicide du haut d’un pont, et l’amitié masculine et nostalgie cinéphilique de Luchini, homme marié qui se lève en pleine nuit du lit conjugal pour retrouver Chiara ou rêver de patinage artistique. Sans oublier cette nuit en prison où Chiara se retrouve placée par le carabinier pour le moins déconcerté dans la cellule des transsexuels… Cette indistinction des sexes et la confusion des sentiments qui en résulte rappelle Victor Victoria de Blake Edwards et suggère la fragilité de la prétendue virilité : quel plus bel hommage au fond que ce trouble identitaire au latine lover Marcello Mastroianni qui fut aussi l’homme déchiré d’Une journée particulière et impuissant du Bel Antonio.

Chiara Mastroianni joue superbement le trouble de l’identité, la difficulté d’être soi -surtout quand on se réveille un matin en découvrant le visage de son père dans le miroir – avec l’élégance viscontienne d’un Helmut Berger dans Ludwig ou le crépuscule des dieux et la mélancolie clownesque d’un Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight). Comment se définir tout en assumant l’héritage comme le suggérait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement » ? Peut-être par ce mélange de gravité et de légèreté qui caractérise le jeu de Chiara, ces jeux de physionomie si mobiles et déconcertants, entre folie et mélancolie, cette indolence qui semble chez elle plus naturelle que jouée – et par quoi sans doute elle ressemble le plus à son père, à son corps défendant.

Bonheur de cinéma, le film nous propose comme par inadvertance une réflexion amusée mais sérieuse sur le septième art, sans didactisme ni prétention, dans l’ espace rêvé et symbolique pour l’acteur de l’ubiquité entre Paris et Rome, loin de l’onirisme de Huit et demi ou des drames de La Nuit américaine. Il interroge aussi les limites souvent floues entre la vérité et la fiction, avec ce baiser volé de Deneuve à Chiara-Marcello, la voix de la Callas dans l’ancien immeuble des Mastroianni ou ce prétendu mariage de Deneuve et Luchini dans la vraie vie, fiction à laquelle je me suis un instant laissé prendre, oubliant l’hilarante comédie de François Ozon, Potiche, où les deux acteurs étaient mari et femme, film d’ouverture en 2010 à Montargis du 1er rendez-vous de l’association des Cinémas du Centre. Belle réflexion aussi sur la nécessité et le courage d’être soi, entre les injonctions de l’actrice – ici réalisatrice – Nicole Garcia suggérant à Chiara de jouer avec plus de rythme, d’être « moins Deneuve que Mastroianni » et la troublante méditation, dans sa loge, de Fabrice Luchini en vieil acteur fatigué et grimé, filmé de trois quarts, conseillant à son amie d’être une actrice banale, se laissant imprégner par son rôle, habiter par son personnage au lieu d’imposer sa personnalité au personnage. Curieux et difficile chemin de crête entre l’admiration et l’incarnation, entre l’identité et l’altérité.

Claude

Yurt- Nehir Tuna (2)

                                                         

Yurt, le premier long-métrage du réalisateur turc, Nehir Tuna, raconte une histoire d’adolescence qui a la particularité, comme l’indique une note à l’écran, de se dérouler dans les années 1990-2000. Durant cette période, les tensions entre les laïcs et les religieux sont exacerbées. Le réalisateur a beaucoup puisé dans son histoire personnelle pour raconter celle d’Ahmet, lycéen de quatorze ans, merveilleusement interprété par le jeune acteur débutant, Döga Karakas, récompensé par le prix d’interprétation masculine au festival de Marrakech.

    Le jour, Ahmet fréquente un lycée laïc et nationaliste qui glorifie la Turquie et celui qui lui a donné son indépendance, Mustafa Kémal, dit Atatürk, le père de la Turquie. Le soir, il rejoint le « yurt » dans lequel son père, pris d’une ferveur religieuse toute nouvelle et espérant une rédemption pour des fautes passées, l’oblige à suivre un enseignement coranique.

    Les yurt sont des pensionnats religieux destinés initialement aux enfants pauvres. Peu à peu ils sont devenus des lieux garantissant un enseignement de haut niveau et ont pu prospérer au fur et à mesure de la mise en place de mesures législatives et administratives favorables à l’Islam.

    D’emblée et sans explication, le réalisateur montre alternativement, un adolescent soucieux et peu attentif dans son lycée puis anxieux et mal à l’aise dans son établissement religieux qui a tout d’un univers carcéral et où il constate le vol de ses vêtements. Peu à peu, le spectateur comprend qu’Ahmet vit sous une pression insupportable. Le jour il doit absolument cacher qu’il se rend à l’école coranique ; le soir il doit oublier son univers familier, son confort bourgeois et faire oublier qu’il est d’origine favorisée. Il doit subir une discipline de fer et la vie commune dans un dortoir surpeuplé et inconfortable, et même recevoir d’un partisan laïc, la haine que lui inspirent les religieux. Ahmet s’enfuit du pensionnat, se fracture même le poignet volontairement pour échapper à son supplice. En pure perte car son père reste implacable.

    Confiant malgré tout en son père, n’ayant rien d’un enfant rebelle, condamné tantôt à le cacher, tantôt à montrer, qu’il est un bon musulman, Ahmet, grâce à Hakan un pensionnaire plus âgé, va tenter de concilier l’inconciliable. Dans ce lieu carcéral où les barreaux, l’obéissance aveugle, les interdits, les obligations, les sévices corporels et les humiliations sont là pour casser toute tentative d’expression personnelle, le jeune homme tente de trouver la lumière qui fera de lui un musulman touché par la grâce, avec pour objectif d’être admis dans «  le cercle », privilège réservé aux élus de Dieu pour leur conduite exemplaire.

    Nehir Tuna ne lésine pas sur l’utilisation des symboles : le feu (de l’enfer) , la lumière venant du dehors à travers les fenêtres hautes et du luminaire central de la salle d’étude ou encore le cercle , celui auquel il veut accéder mais qui représente aussi celui dans lequel il est enfermé.

    Le réalisateur aborde également la sexualité refoulée, le désir qui suinte çà et là par le biais de scènes furtives : deux jeunes garçons qui sortent en même temps des mêmes toilettes, des photos de femmes nues, un doigt caressant que le surveillant Yakup passe sur la joue de Hakan quand ils se croient seuls et qui laisse à penser lors du départ de Yakup chassé pour malveillance et mensonge, que Hakan était son objet sexuel. La tension maintenue tout au long du film semble s’ajuster aux pulsions sexuelles qu’Ahmet sent monter et grandir en lui à partir de l’instant où arrive dans son lycée une nouvelle élève qui lui fait vivre ses premiers émois amoureux.

    Dans cet espace de contrainte qu’est le yurt, Ahmet cherche un espace de liberté : dans l’écoute de la musique de Vivaldi que la belle Sevinç aime tant, dans des rêves érotiques, dans le refuge d’un lieu secret connu de Hakan où ils peuvent tous deux parler librement.

    Le « noir et blanc » du directeur de la photographie sert à merveille le thème du contraste et de la fracture comme celui des apparences masquant ce qui est caché : fracture entre les deux camps opposés, chacun voyant en lui-même la voie de la vérité et dans l’autre le mauvais chemin. Fracture entre les riches et les pauvres, fracture entre le principe d’exemplarité exigé et la réalité des faits commis, fracture entre les rêves, les aspirations et la vie qui est imposée. Fracture aussi entre l’innocence d’Ahmet et les petites combines et les petits arrangements. Le père n’entend pas seulement acheter sa rédemption grâce à son fils, il l’achète aussi financièrement en donnant de l’argent pour la construction du futur yurt.

    Après le départ de Yakup ce hodja surveillant tyrannique et pervers, Ahmet intègre enfin le fameux « cercle » des vertueux musulmans. Lors d’un repas chez lui et alors qu’il sert son père et le directeur du pensionnat, Ahmet comprend que son apprentissage coranique ne s’arrêtera pas là. Toute la violence réprimée en lui va voler en éclat, tout comme la coupe d’argent et cristal offerte au père avec l’envie de tuer. S’inscrit alors en lui, à nouveau, le désir d’échapper à toutes ces choses qu’il ne comprend pas, d’avouer que » Dieu ne lui parle pas ». C’est à Hakan, substitut du père, ami et confident, être à aimer qu’il va donner sa confiance et avec lui qu’il va vivre une fugue libératrice au cours de laquelle le réalisateur délaisse le noir et blanc pour passer à la couleur et donne à entendre une musique qui traduit parfaitement cette euphorie de l’aventure et de la liberté. Le spectateur est heureux d’être le témoin de cette exultation mais sait que la fin sera moins joyeuse. La fin c’est l’échec de la chasse au trésor prévue par Ahmet et la trahison de Hakan qui dégrise et comprend qu’il a tout perdu, pauvre parmi les plus pauvres et que le yurt sauvait de la rue. Gagné par la haine il avoue qu’il est l’auteur du vol de ses vêtements, accuse Ahmet de l’avoir manipulé pour se venger de son père et se bat contre lui dans un corps à corps teinté d’un désir sexuel que n’éprouve pas Ahmet. La prise de conscience des différences de classes et de la complexité des relations humaines est un dur apprentissage qu’il va devoir traverser seul.

    Dans un final qui a tout du chant du désespoir, Nehir Tuna filme alternativement des lycéens glorifiant Atatürk puis des religieux prêchant d’élever les enfants dans la crainte de Dieu comme pour dire que ce n’est pas terminé. La dernière image, en montrant la pose des premières pierres qui édifieront le futur yurt, donne clairement les gagnants de cette guerre sans nom qui a déchiré la Turquie et pris en otages des enfants incapables d’en comprendre les enjeux.

Marie-Annick

Yurt de Nehir TUNA

C’est peu dire que Yurt est un film à la fois puissant et complexe – fort, voire par moments insupportable à une première vision, subtil pour la thématique de la laïcité et de l’intégrisme qu’il croise et fond aux niveaux familial, social, politique, et bien sûr religieux. Le spectateur épouse le point de vue interne du jeune Ahmet, 14 ans – un nom qui, à une lettre près, n’est pas sans rappeler le film des frères Dardenne de 2019, Le jeune Ahmed, mettant en scène un garçon dont on suivait le lent et terrible endoctrinement islamiste et la tentation, ultimement refusée, d’un passage à l’acte violent. Mieux, ou pire, il ressent les doutes, les brimades subies, les désirs flous de cet adolescent bouillonnant – pour reprendre le titre de l’affiche du film : il les prend en pleine figure ; il vit dans sa chair le saccage d’une enfance dans le huis-clos étouffant d’une yurt, d’un pensionnat religieux, il chavire avec le cadrage serré sur les gifles endurcissant les jeunes pensionnaires, sur les dortoirs quasiment concentrationnaires où rancissent les peurs et marinent les pulsions refoulées, il suit et redouble le regard d’Ahmet surprenant par une lucarne blafarde une scène interdite, sans doute d’amour homosexuel entre son ami pauvre et mentor mi-intégriste, mi-subversif Hakan et Yakup Hodja, le directeur de l’institution censé incarner la loi, la seule prière, le mépris et la contrainte des corps. On l’accompagne même la porte fermée sur la punition, ou plutôt les sévices qui l’attendent de la part du hodja, enseignant coranique, pour avoir manqué à une foi et à une loi qui ne disent jamais leur nom, n’expliquent jamais leurs raisons, mais imposent leurs marques indélébiles sur les corps et sur les âmes. Et l’on ressent, plus confusément, l’arrière-plan religieux de cette année 1996, la lutte entre le gouvernement laïc et les mouvements intégristes réfractés, condensés, dramatisés dans la conscience du héros qui se voit frapper par un kémaliste dans sa loge du pensionnat ou se cache d’un groupe de jeunes violents pour entrer dans son yurt. On aurait tort- me rappelait Henri – d’idéaliser les laïcs, quand on sait que Mustapha Kémal fut un leader nationaliste, largement responsable du massacre arménien…Et l’on sait sur quelle synthèse obscurantiste et totalitaire du nationalisme et du religieux un certain Erdogan a assis son pouvoir ces dernières années.

En écoutant la présentation, sans notes, de Marie-Annick, voyant ce film fiévreux qui m’a énormément plu, en définitive, mais pris à la gorge, au point que sans la présence amicale de mes amis Cramés, je serais peut-être parti en pleine séance, ce qui ne m’arrive quasiment jamais, je n’ai pu m’empêcher de penser au superbe film de Marco Bellochio L’Enlèvement que Martine et Georges nous avaient proposé dans le cadre du week-end italien d’octobre 2023. C’était un peu la même histoire d’un endoctrinement religieux, mais cette fois-ci catholique – un enfant juif arraché à sa famille – mais avec bien des différences : le point de vue et la souffrance chez Bellochio de la famille autant que de l’enfant, une narration plus omnisciente, le faste de l’Eglise romaine, une fanatisation hélas quasiment définitive de la victime là où, chez le cinéaste turc, tout se passe dans l’obscurité de l’institution, mais qu’un rai de lumière semble éclairer le garçon : vous me direz que son père devient le nouvel hodja, que son fils est obligé de rentrer dans le rang mais on peut espérer qu’après sa fugue avec Hakan, cette escapade en couleur au sein de la nature, rien ne sera plus tout à fait comme avant, que si le corps est soumis, l’âme reste indéfectiblement libre ou à tout le moins réticente. On remarquera d’ailleurs que le passage d’un noir et blanc oppressant assez proche de l’atmosphère pré-nazie (tous les totalitarismes se valent !) du Ruban blanc de Michael Haneke à l’explosion des couleurs, celles de la vie, de la nature ondoyante, des saveurs âpres d’une lutte adolescente n’est pas aussi explicite et libératrice qu’il y paraît : la machine intégriste n’a pas dit son dernier mot, l’affrontement entre le père et le fils, grand moment d’amour-haine où le garçon révolté blesse son géniteur fanatique pour l’étreindre l’instant d’après, est encore à venir, avec la victoire apparente du père. Le message de Nehir Tuna est donc en demi-teinte…

Un débat passionnant entre Jean-Pierre et Georges s’est élevé sur la question de savoir si la relation entre Ehmet et Hakan était simplement amicale ou plutôt amoureuse, et partant, homosexuelle. Les gestes des deux ados dans le dortoir, cet index à la fois pointé et hésitant entre les deux couches, l’autorité ambigüe exercée sur Ahmet le cadet par Hakan son aîné, d’autant plus frondeur qu’il paraissait endoctriné, tout plaide pour une relation amicale mais leur lutte très charnelle, à même le sol, dans sa dimension d’amour-haine, peut jeter le trouble. Est-il toutefois si important de trancher ? On peut penser que chacun voit en l’autre son double possible, un double honni ou désiré, le fantôme de sa liberté ou le masque de son aliénation…Son moi « écureuil » ou son moi « rat »…

Toujours est-il qu’Ahmet, déchiré ente son milieu bourgeois et l’extraction populaire de son ami, entre la laïcité diurne et cette yurt obscurantiste, entre le plaisir solitaire, l’attirance pour une jeune fille de sa classe d’anglais, et ses possibles pulsions pour Hakan, ne sait plus où il en est. On serait déboussolé à moins, surtout quand on a un père aussi autoritaire, que la mère ne parvient pas à raisonner et contrebalancer, même en s’affirmant avec force dans sa cuisine ou en descendant de voiture dans un accès de révolte et de colère – mais elle doit bientôt regagner de force le véhicule familial.

Le personnage du père – autre force du film – si odieux soit-il avec les siens, ne parvient pas à nous être totalement antipathique. Le réalisateur suggère aussi qu’il aime son fils et sa femme, qu’il joue tendrement avec Ahmet, l’embarque dans une parodie de rodéo voiture, croit bien faire et travailler à sa propre « rédemption » même si, entrepreneur construisant des dortoirs, il sert aussi ses intérêts économiques en travaillant pour le pensionnat. Si curieux que paraisse une telle coercition exercée sur les siens pour solder son propre passé ou se déculpabiliser de ses manques – Nehir Tuna exorcisant ainsi son propre histoire avec son père – on comprend, comme dit Jean Renoir dans La Règle du jeu, que « chacun a ses raisons ». Ce père détestable est aussi aimé – la lumière éteinte sur un carton noir d’hommage au père du cinéaste en fait foi. Oui, ce sont nos amis et nos proches qui, souvent, nous font le plus mal.

Claude