Venez voir – Jonas Trueba

Pour les spectateurs intéressés pas la musique de « Venez Voir« , et sa littérature, voici quelques références à réécouter ou à lire, si le coeur vous en dit :

Le superbe Limbo de Chano Domínguez qui initie le film n’existe hélas pas sur youtube, tout au plus pouvez-vous le réentendre en copiant l’effrayant lien ci-dessous :

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=video&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiQie7Yke79AhW-bKQEHQpZBEsQtwJ6BAgBEAI&url=https%3A%2F%2Fwww.facebook.com%2Fjuanluisgxfoto%2Fvideos%2Flimbo-de-chano-dominguez-con-horacio-fumero-y-david-xirgu-en-jazzaldia%2F570617196948433%2F&usg=AOvVaw0loQg6VHn75m90m82zpy6l

Quant à celle du guitariste Bill Frisell, nous ne retrouvons pas la bande son mais voici un échantillon de son talent, très proche de ce que nous avons écouté :

Et on n’oubliera pas « Let’s Move To The Country  » de Bill Calahan

Et si nous étions pris d’envie de lire, « pour la route », le très beau texte sur le réel et l’imaginaire que nous lit Olvido Garcia Valdès, il se trouve certainement dans le livre ci-dessous à gauche et celui de Peter Sloterdijk à droite, si bien lu et ressenti par Hélèna, il est chez notre libraire, et coup de chance pour tous ceux qui aiment acheter les livres pour les lire demain ou après demain, et plus encore pour les lire tout de suite , il est en poche …

Ah, le cinéma tout de même, ça mène à tout !

Et pour le plaisir, ces citations de Jonas Trueba :

J’ai plaisir à travailler hors de l’industrie, il faut croire au cinéma dont l’industrie ne veut pas !  Eva en Aout a été tourné en 20 jours, et Venez-voir en 8…On paie tout le monde au même tarif, moi, les comédiens, les techniciens et le film a coûté 12000 euros .
IL ajoute : C’est un film sur deux couples, qui se voient un jour, conviennent de se revoir, finalement ils le font, mangent ensemble, jouent au ping-pong et se baladent. C’est tout. Ça peut sembler très peu, mais justement, pour ça, « venez voir » 

Georges

THE BANSHEES OF INISHERIN, Martin McDonagh

Dans les premières images, le spectateur survole un paysage typiquement irlandais : des carrés verts enserrés par des lignes de pierres, des terres morcelées, séparées par des murets de pierres sèches et des chemins sur lesquels circulent des hommes à pied, avec ou sans leurs animaux ou en charrette, et puis la mer, infinie. Nous sommes sur une île au large des côtes irlandaises, une des îles d’Aran, rebaptisée avec ce nom fictif d’Inisherin, battue par les vents, une île où tous se connaissent, où les nouvelles sont rares, et peut-être même faut-il les fabriquer pour créer un évènement. En face, c’est la « grande île », l’Irlande, où le combat fait rage. Nous sommes en 1923, un traité a été signé deux ans plus tôt, et qui, loin de satisfaire tout le monde, est à l’origine de la guerre civile entre partisans et opposants au traité. Terres morcelées et rigoureusement séparées, coups de feu, voilà la toile de fond qui fait écho à une rupture, celle de l’amitié entre Pádraic et Colm. Tout comme Peadar Kearney, le policier, et les autres villageois qui ne comprennent pas vraiment ce qui se passe en face, mais il se passe des choses, des exécutions auxquelles on peut prêter main forte en échange d’un repas, ils ne comprennent pas davantage ce qui s’est passé, ce qui se passe entre Colm et Pádraic pour que le premier décide brutalement qu’il « n’aime plus » le second. Ils ne peuvent qu’émettre des hypothèses, oui, Colm est fâché, peut-être Pádraic l’a-t-il blessé par des paroles, des gestes, quelque chose qu’il aurait fait ou pas et qui aurait froissé Colm à jamais. Comment savoir si ce n’est en posant la question à Colm ? C’est ce que s’emploie à faire Pádraic, que cette rupture désoriente et ronge, lui qui cherche à tout prix une explication, là où peut-être il n’y en a pas car, après tout, peut-on tout expliquer, peut-on savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu’un? On croit connaître les gens et on s’aperçoit que c’est une illusion.

Comme la presse l’a souligné, Colin Farrell tient avec ce rôle sans doute le plus beau de sa carrière d’acteur à ce jour. Son visage reflète de bout en bout l’incompréhension, le doute, le désespoir : il n’a pas besoin de parler pour que l’on sache ce qu’il ressent. Son visage est un livre ouvert, dont les pages crient le tourment intérieur, la blessure profonde causée par cette amitié qui n’est plus. Pádraic se voit dépossédé d’un ami cher, d’un compagnon de pub, mais d’autres pertes suivront : celle de Siobhan, sa sœur, et de Jenny son ânesse. Que peut-il avoir fait pour que son monde s’écroule ? Colin Farrell est bouleversant du début à la fin, présent dans chaque scène ou presque, incarnation du désespoir et du déchirement qui le pousse à toujours revenir maladroitement à la charge auprès de Colm : Pádraic ne peut ni se contenter ni se satisfaire de ce « je ne t’aime plus ». Il y a forcément une explication à ce cauchemar qui l’a vidé de sa raison d’être. Pour Pádraic, Colm ne peut effacer leur amitié avec une phrase simple et définitive, une phrase terrible et sans appel.

Reste donc Dominic (excellent Barry Keoghan), le fils de Peadar le policier, sorte de Candide néanmoins lucide, souffre-douleur de son père qui le maltraite et lui inflige nombre de sévices, amoureux transis de Siobhan qui lui fait comprendre qu’elle ne l’épousera pas lors d’une scène prémonitoire au bord d’un lac, Dominic qui accompagne Pádraic les soirs de tristesse, Dominic, qui va un temps trouver un toit protecteur chez Siobhan et Pádraic, et dont le corps flottera plus tard dans le lac aux eaux noires, accomplissant ainsi la prédiction de Mrs McCormick, cette vieille femme mystérieuse, incarnation de la Banshee d’Inisherin et permettant à son père de le ramener vers le bord avec le bâton dont Dominic s’était demandé à quoi pouvait servir le crochet fixé au bout…

La critique a souvent parlé de ‘comédie’, certaines ont plus justement évoqué la ‘tragi-comédie’. En effet, les dialogues entre Colm et Pádraic sont vifs et se répondent comme dans un jeu de ping-pong, la naïveté de Pádraic peut prêter à sourire, mais peut-on vraiment rire d’une rupture ? Est-ce un simple malentendu, un simple quiproquo ? Peut-être, si l’on en croit la dernière image du film, mais rien n’est sûr, d’ailleurs cette histoire n’est-elle pas là pour bousculer nos certitudes… ?

Les différents moments nous rappellent des scènes de théâtre –, rien d’étonnant puisque Martin McDonagh est d’abord un dramaturge– un théâtre de l’absurde comme chez Samuel Beckett ou Harold Pinter, où le sens commun est mis à mal, où la mécanique du quotidien sort de son engrenage, où l’on fait table rase de ce qui d’ordinaire ‘va de soi’.

Et qui donc est Colm, celui par qui le désordre arrive ? Un homme âgé, qui a sans doute voyagé au regard des objets qui décorent sa maison au toit de chaume, notamment des masques, c’est un musicien qui, tout en sachant qu’il ne sera ni Mozart ni Beethoven, veut laisser une trace de son passage sur terre et composer sans qu’on le dérange, il semble désormais que seule la musique et lui fusionnent. Il joue dehors, devant la plage, assis dans un vieux fauteuil, avec son violon, son chien et sa musique pour seule compagnie, la mer s’ouvrant devant lui sur l’infini: est-il besoin d’autre chose ?

La détermination de Colm ne souffre aucun écart, il a choisi, prêt à aller jusqu’au bout de sa décision : la mutilation de ses doigts si Pádraic persiste et s’obstine à renouer avec lui, il s’obstinera aussi et mettra en œuvre son automutilation. Comment un homme, de surcroît violoniste, peut-il accomplir un tel acte d’autodestruction ?     

Brendam Gleeson ne démérite en rien face à Colin Farrell : ces deux-là se retrouvent après In Bruges (Bons baisers de Bruges 2008, même réalisateur) et nous rappellent les couples improbables dans l’oeuvre de Beckett, ou celle de Pinter, qui se déchirent, où l’un est maître et l’autre valet si ce n’est esclave, qui tentent de se séparer mais qui ne vont pas l’un sans l’autre et restent d’une certaine façon soudés l’un à l’autre : séparés mais jamais très loin l’un de l’autre. N’est-ce pas là le sens du dernier plan ?

Qu’y a-t-il derrière ce masque d’indifférence et de renoncement à une amitié de longue date ? Que cache ce corps massif, ce visage buriné, ridé par les ans, cet être bourru qui n’aspire qu’à composer de la musique ? Qui est Colm ?  Que signifie ce changement brutal ?  Est-il celui qui défie Pádraic d’abord, les autres et la religion ensuite ? Ou bien est-il un être qui se voyant au bout du voyage de la vie souhaite se recentrer sur lui même et se retirer du monde ? Ou bien un homme qui a peur d’exposer sa sensibilité et sa fragilité au grand jour ?  

Scènes d’intérieur et d’extérieur se succèdent et se répondent en miroir : intérieur des cottages de Colm et de Pádraic, intérieur du pub, intérieur de l’épicerie et du cottage d Peadar, intérieur de l’église avec son confessionnal. A l’extérieur, se livre une autre histoire, celle des hommes et de leurs animaux, celle des banshees qui hantent les lieux, sorcières annonciatrices de la mort, celle des oiseaux porteurs de mauvais présages, mais aussi celle des marins qui assurent la traversée vers la grande île, cet au-delà de Inisherin où l’air sera plus respirable pour Siobhan.

Les personnages s’observent par les petites fenêtres de leur cottage ou du pub, s’observent aussi à l’église d’un rang à l’autre, Colm devant et Pádraic derrière, et inversement dans une autre scène à l’église. Un détail unit intérieur et extérieur : un signe religieux : croix ou crucifix à l’intérieur; à l’extérieur, Vierge Marie à la croisée de deux routes, croix celtiques du cimetière.  La religion ne s’efface pas en Irlande. 

La mort, elle, est présente sous plusieurs formes dans le film. Pour Siobhan, la mort c’est rester une vie entière sur cette île où chacun veut connaître l’intérieur et l’intime de l’autre, s’immiscer dans la vie des autres pour égayer la sienne et peut-être lui donner un sens. Sans Colm, sans Siobhan, la vie de Pádraic perd son sens ; sans les ragots, la vie de l’épicière perd son sens aussi. Seul Colm semble se satisfaire de son repli sur lui-même,  y trouvant peut-être ainsi un vrai sens à sa vie.

 Quand il n’y a plus de mots, il y a la musique, entraînante ou triste, le bruit des vagues et du ressac, le bruit des flammes de la vengeance qui crépitent en dévorant le toit de chaume du cottage de Colm.

Seuls les paysages à couper le souffle restent eux-mêmes sur cette île qui semble hors du temps et de l’Histoire. Ces paysages sont là, demeurent sous nos yeux, vibrants, pleins de mystère, énigmatiques eux aussi.

Chantal

TAR-TODD FIELD (2)

Il est difficile d’éprouver de la sympathie pour le personnage principal mais l’empathie est là dès le début du film.

Dés les premières moments, notamment chez les magnifiques scénes chez le tailleur, on découvre cette femme qui se pare en homme, se masque tel un chevalier que l’on prépare pour un tournoi.

Sa gestuelle avant toute intervention impressionne par sa force. Ces gestes des mains comme pour effacer l’invisible.

Tout est contrôlé chez elle, rien n’est laissé au hasard. Elle se montre masculine dans tous ses choix. De son appartement avec ses murs de béton brut jusqu’à ses tenues, dans ses rapports humains ou elle s’affiche « mâle » jusqu’à adopter les comportements de prédateurs rencontrés chez certains hommes.

Deux moments seulement la ramenent à son état de femme.

 Lorsqu’elle devient mère louve à l’école de sa fille ou en trois mots, elle installe la terreur chez une petite fille harceleuse (trois mots puissants qui ne sont pas ceux d’une femme ) puis lors de son retour dans la chambre de son enfance ou au détour d’une porte d’armoire qui s’ouvre, on découvre quelques boîtes colorées et fleuries telles qu’en possèdent nombre de petites filles.

On devine que là est né ce personnage hybride et redoutable ou l’art passera avant toute chose. Ou elle s’effacera pour naître autre.

La descente est rapide et sans concessions. Elle se battra jusqu’au bout pour résister face à la curée.

On pourra dire qu’elle l’a bien cherché mais on sort de ce film avec le sentiment d’avoir croisé un être humain dans toute sa complexité entre forces et faiblesses.

La fin, clin d’œil au masque du début, est terrible de cruauté.

Sylvie C

TAR-TODD FIELD

Tar,  Todd Field : une symphonie du nouveau monde

La légende veut que l’éditeur de Beethoven, juste avant de publier la partition de la sonate pour piano n° 29, reçût un petit mot très court du compositeur, alors devenu totalement sourd depuis un certain temps : il lui demandait de rajouter 2 notes toutes simples dans la partition, au début du troisième mouvement, l’adagio. Sans doute l’éditeur le prit-il pour un fou. La sonate n° 29 est la plus complexe et la plus audacieuse de toutes les sonates de Beethoven, son testament pianistique pour la postérité. D’une certaine façon, ces deux notes, en introduction de l’adagio, comme un temps suspendu, changent radicalement la perception du mouvement lent, voire de l’œuvre tout entière.
On jurerait que Todd Field s’est inspiré de cette anecdote pour réaliser son film, lui aussi d’une longueur impressionnante. Tar commence en effet par deux saynètes très courtes, avant le générique : la première montre l’héroïne, Tar, filmée à son insu par un smartphone, avec en surimpression la conversation sous forme de textos qui s’écrit entre la personne qui filme et son interlocuteur/trice. La deuxième saynète, sur fond noir, laisse entendre l’enregistrement d’un chant d’une tribu d’Amazonie du Pérou, les Shipibo-Conibo, sur laquelle la cheffe d’Orchestre a fait sa thèse ethno-musicale. Tar est une avant-gardiste. Elle a réussi à faire carrière en imposant ses choix esthétiques audacieux, dans un univers très conservateur, qui privilégie le répertoire traditionnel d’un panthéon de compositeurs et d’œuvres classiques, toujours les mêmes, enregistrées à satiété, et qui symbolisent l’histoire de la musique occidentale.
Suite à ces deux saynètes initiales, comme pour les mettre en valeur, se déploie le générique de fin. Cette « inversion » symbolise les perversions qui traversent le film, et celui-ci se clôt sur les crédits musicaux. Le message du réalisateur est un avertissement : attention, pour lire correctement le film, il faut sortir du cadre, ne pas se laisser piéger par les fausses pistes. Les deux notes introductrices donnent le ton, et il faudra lire le film en commençant par la fin, en rembobinant, d’une certaine manière.
L’histoire de Tar est, en apparence, celle d’une exécution. Mais il ne s’agit pas uniquement de l’exécution de la 5e Symphonie de Mahler, qui sert de fil « conducteur » (sans mauvais jeu de mots), puisque c’est la symphonie qui reste à enregistrer pour clore le cycle mahlérien de Tar au disque. Il s’agit aussi de l’exécution en règle de la cheffe d’orchestre elle-même, rattrapée par les scandales, celui de l’abus de pouvoir, de la prédation sexuelle, de l’immoralisme de l’artiste qui refuse qu’on s’intéresse à autre chose, pour juger une œuvre, qu’à l’œuvre d’art elle-même, et non pas au compositeur, ce qu’il représente, sa religion, son genre, sa morale. Tar vient d’ailleurs de publier sa biographie ou son testament esthétique, habile mise en miroir du film, qui est lui-même un faux biopic. Son livre s’intitule humblement « Tat on Tar » qu’on pourrait traduire par « Tar par elle-même », et qui est l’anagramme de la théorie qu’il défend : « l’art pour l’art ».
L’histoire du film suit le principe de la tragédie : l’héroïne est à son apogée, mais elle ne contrôle plus sa célébrité, elle est ivre de pouvoir, elle est victime d’hybris, de la démesure. Selon la théorie aristotélicienne de l’art, le film est donc une « purgation des passions » : le spectateur est invité à projeter ses propres passions sur le personnage de Tar, et sa condamnation tragique, la chute du héros, nous fait sentir, par procuration, combien il est coupable, et dangereux, de se laisser emporter par ses passions. La tragédie, étymologiquement, est le chant du « bouc » : l’héroïne est sacrifiée pour que son exemple serve à apaiser et à pacifier les pulsions du spectateur. C’est la théorie du bouc émissaire. Et si Tar était ce bouc émissaire ?
La chute de l’héroïne est symbolisée par deux scènes symétriques, au début et à la presque fin du film. On y voit la cheffe d’orchestre, dans ses habits d’apparat, attendre avant d’entrer sur scène, au début du film, pour y être interviewée à la gloire de sa personnalité hors norme, et vers la fin du film, au contraire, pour se ridiculiser dans un accès de folie, en interrompant violemment l’enregistrement de la 5e de Mahler qu’elle aurait dû diriger avant de se faire exclure pour ses exactions coupables. De personnage charismatique, elle est tombée dans le grotesque, comme, encore, lorsqu’elle joue un air d’accordéon improvisé dans son appartement (sa « garçonnière ») pour se moquer de ses voisins. La chute s’accompagne d’une déchéance presque physique : les tics sont là dès le début, et, petit à petit, elle sombre dans des hallucinations sonores ou visuelles. Des petits bruits l’obsèdent et l’empêchent de dormir. Dans sa paranoïa naissante, elle ira jusqu’à soupçonner sa fille. Tout à son art, elle est devenue autiste, enfermée sur elle-même. Ce petit bruit qui l’obsède, c’est l’alerte sonore qui indique que sa voisine de palier, handicapée ou grabataire, est tombée de son fauteuil, mais Tar reste sourde à la misère humaine, elle semble dépourvue de sentiments, du moins, Todd Field, volontairement, ne nous laisse pas entrer dans la « psyché » du personnage. Le portrait est bien noir, trop noir ? Le personnage, à cet instant, a du mal à susciter la moindre empathie. Le film est-il pervers et misogyne ? Une femme qui arrive au pouvoir ne peut-elle réussir qu’en imitant les hommes ou en étant lesbienne ?
La chute de Tar, c’est aussi, plus largement, la chute d’une certaine idée de l’art, au service d’une idéologie dominante, entretenue par les élites. L’art impose des modèles culturels, et les reproduit. Le mouvement du « wokisme », portée par une nouvelle génération, dénonce ce message caché de l’art : Bach, bon père de famille luthérienne (un WASP avant la lettre…), à la progéniture nombreuse, évoque un modèle patriarcal. La chute de Tar, c’est aussi, pour la jeune génération, la génération de la « cancel culture » (il faut censurer les artistes porteurs d’une idéologie dominante), la chute d’un modèle idéologique de l’art, celle d’une classe dominante qui se croit tout permis parce qu’elle dispose du « soft power », du leadership des idées. En voulant séduire cette nouvelle génération, celle des réseaux sociaux, en croyant pouvoir la manipuler ou l’intimider, Tar précipite sa perte : elle n’a plus les « codes ». Les recettes de l’ancien monde ne marchent plus. En ayant tenté de séduire son ancienne élève, Krista, pour finalement la pousser au suicide, elle déclenche la revanche de la jeune génération, et il n’est pas impossible de penser que Francesca, la jeune assistante de Tar, longtemps sa « servante dévouée », se soit liguée avec la violoncelliste, avec qui elle partage le même langage et le même mode de communication, par texto interposé, pour précipiter la chute de Tar. La puissance des réseaux sociaux, et leur capacité à tromper par le « fake », n’est-elle pas moins arbitraire que le modèle du star-system et de l’idéologie dominante ? Le film dépeint les excès de l’un comme de l’autre, les revoyant dos à dos dans leurs « contrefaçons » respectives.
En réalité, la chute de Tar est la chute d’un système, au-delà de la chute d’un individu, un système où les élites perdent peu à peu le contact avec la réalité du commun des mortels. Dans ce système de « l’entre-soi », il faut « jouer avec les règles », tout est affaire de transaction. Il n’y a plus de vrais sentiments possibles parce que les sentiments se monnaient en pouvoir d’influence. La compagne de Tar le lui jette à la figure : il n’y a qu’une seule personne qui éprouve un vrai sentiment pour Tar, sans arrière-pensée transactionnelle, c’est sa fille, qu’elle néglige. La vraie chute de Tar, en ce sens, intervient quand sa compagne lui retire cette fille. Tar chute dès lors qu’elle tente de briser les règles qui l’ont conduite au sommet, et dont elle a su se servir pour sa propre ascension de façon très habile jusqu’ici. Pour arriver à la tête du Philharmonique de Berlin, elle s’est servie de sa compagne, qui en était le premier violon. Son mentor ne lui a rien appris en matière de conduite d’orchestre ? Mais son influence a été décisive pour gagner son poste. En retour, elle maintient son « protégé », Sebastien, dans sa position d’assistant. Au début du film, on saisit la portée réelle du pouvoir de Tar : c’est un pouvoir naturel de séduction, un charisme aussi intellectuel qu’artistique. Dans la scène où une admiratrice lui dresse un concert de louanges, lui demandant si elle éprouve des émotions, tant sa mainmise intellectuelle sur la musique est phénoménale, on devine l’œil jaloux de l’assistante de Tar. Tar n’est pas une réplique de me too car son pouvoir n’est pas coercitif : c’est une séduction, une manipulation, où chacun trouve son compte dans l’idée de se servir de Tar comme d’un tremplin de carrière. Dans ce monde froid et calculateur, comment éprouver un amour sincère qui ne soit pas un calcul déguisé ?
Tar, c’est aussi une symphonie des amours sans retour, comme dans le film de Visconti, Mort à Venise, dont justement la musique, envoûtante, est la 5e de Mahler. Le destin de cette musique est à jamais associé à cet amour impossible. On ne sait justement pas grand-chose de l’amour déçu de Krista pour Tar, à laquelle est également associée Francesca, du temps où les trois formaient un trio inséparable. Or, ici, Tar s’est fait prendre au jeu de la séduction. C’est Tar qui repousse les avances extravagantes de son ancien élève, jusqu’à la pousser au suicide. A-t-elle usé de son pouvoir pour la « blacklister » dans sa carrière ? En tant que Directrice d’une Ecole, on lui demande spontanément son avis sur son ancien élève. Krista a rompu les codes de la profession, peut-être parce qu’elle est la seule à avoir vraiment aimé Tar, à l’excès, à la démesure, en faisant ainsi peur à son ancien professeur ? En sacrifiant cet ancien amour, qui par ailleurs est la fille d’un banquier, donateur majeur de sa fondation, Tar a déclenché la mécanique infernale qui causera sa perte. Elle n’a pas renvoyé l’ascenseur, elle n’a pas suivi les règles de ce monde d’influence. Peut-être que sa quête inassouvie d’un amour désintéressé, paradoxalement impossible à trouver dans sa position dominante, est ce qui nous rend Tar finalement très humaine, dans son aveuglement et son obstination idéaliste ? Alors que le scandale naissant aurait dû la conduire à plus de discrétion, sa nouvelle tentative de séduction sur la violoncelliste, Olga, symbolise l’impasse du personnage : pour éprouver un amour authentique, il lui faut trouver un être qui soit précisément insensible au rapport de pouvoir, pour que seul le sentiment soit vrai. Mais cette personne, incarnée par Olga, n’éprouve aucun sentiment pour elle, et elle est suffisamment douée pour s’imposer, en écoute aveugle, sans le favoritisme de Tar. C’est elle qui se sert de Tar, et non l’inverse. Comble de l’ironie, dans une scène qui rappelle étrangement l’impressionnisme onirique de la cérémonie de Eyes Wide Shut, où le héros pénètre par effraction dans une cérémonie secrète, Olga fait peut-être partie de la machination ourdie pour précipiter sa chute.


La dernière partie du film, étrangement longue pour une « chute » post-climax (et qui a désarçonné bon nombre de critiques du film, qui y ont vu une lourdeur maladroite) donne en réalité les clefs de la complexité du film. La scène se déroule en grande partie en Thaïlande, sur des lieux proches du tournage d’Apocalypse Now (où d’ailleurs la musique de Wagner joue un rôle hypnotique fort). Le destin de Tar, en effet, rappelle celui du colonel Kurt. Kurt est un militaire passionné, qui s’engage, tardivement pour son âge, dans les forces spéciales alors qu’il aurait pu aspirer à faire carrière dans les bureaux. Confronté à la guerre du Vietnam, il comprend l’impasse de sa profession. On ne joue pas à la guerre. Le sens ultime de la guerre, son apogée, est la violence gratuite, sacrificielle. Un bon soldat est un soldat envouté, fanatique. La découverte de cette réalité brutale conduira le colonel Kurt dans les excès de la démesure, dans une hybris totale confinant à la folie. Quand un agent spécial (Martin Sheen) vient jusqu’à lui, avec pour mission de le supprimer, Kurt comprend et assume son destin. Il sait qu’il est devenu inhumain et que son destin est d’être sacrifié à son tour. Il guidera son exécuteur jusqu’au geste final. Tar aussi a compris la perversité du système qui l’a conduite au succès, elle qui vient d’un milieu modeste, et qui s’est aliénée, jusqu’à modifier son nom, pour réussir dans ce système. Contrairement à l’impression laissée par sa chute inexorable, elle a toujours été maître du tempo. Elle a su depuis toujours qu’en sacrifiant son élève, Krista, la fille d’un donateur puissant, elle courait à sa perte. Elle a toujours su que son assistante, Francesca, la trahirait, elle qui a partagé avec Tar et la dite Krista des moments de complicité et de vie intenses, au moment où elle trahirait les espoirs de promotion de Francesca. Comme le colonel Kurt, Tar sait que son univers est devenu irrespirable, un univers de compromission permanente qui finirait par l’étouffer, et sa quête d’un amour impossible, pour Olga, la violoncelliste, n’en est que plus poignante. Elle sacrifie sa carrière dans l’espoir de vivre un amour authentique, qu’elle sait impossible, compte tenu de sa position. Car ce monde académique et sans âme, où chacun se comporte comme un robot, en suivant les règles, la fait vomir, comme à la fin du film. Francesca est à Tar ce que Martin Sheen est à Marlon Brando, dans Apocalypse Now : le sacrificateur. Du début jusqu’à la fin du film, Tar a tenu la baguette : comme le colonel Kurt, elle a scénarisé sa propre perte pour mieux renaître de ses cendres. Une note d’espoir, à la fin du film : Tar est reparti pour explorer un nouveau monde musical. Mais il ne faut pas voir en Tar uniquement la cheffe d’Orchestre, mais aussi la compositrice. Si la scène finale de « cosplay » (spectacle costumé) rappelle à la fois la cérémonie sacrificielle de Marlon Brando dans Apocalypse Now, ou la cérémonie masquée, dans Eyes Wide Shut, ou encore les masques de Venise, dans le film de Visconti, elle symbolise aussi la renaissance de l’artiste qui cherche à explorer une autre modalité d’expression de la musique, en phase avec les émotions de son époque.
Ainsi, Tar est un film qui suit en tout point le schéma Aristotélicien de la tragédie (le chant du bouc), qui est le schéma du bouc émissaire ou de la victime sacrificielle. On n’accède pas à l’art de façon spontanée, il faut des médiateurs, des maîtres de cérémonie, qui traduisent le sens caché du spectacle (le sens du sacrifice) pour le commun des mortels. Comme Tar, Todd Field a besoin de Cate Blanchett pour faire passer son message, pour l’incarner. On n’accède pas à la musique de Mahler sans une prêtresse qui réinterprète le message pour l’actualiser. Dans ce rôle de médiateur, le héros est aussi le bouc émissaire : il acquiert le statut de star, mais ce faisant, il devient l’esclave de son public ou de sa renommée. Le médium est tout aussi important que le média. C’est peut-être cela qu’ont oublié les fanatiques des réseaux sociaux… C’est ce que nous rappellent, d’une certaine manière, des deux petites notes d’introduction du film. Tar, de Todd Field, nous explique le sens et les dilemmes du nouveau monde (le wokisme, la « cancel culture »), dans sa confrontation avec l’ancien (le monde du patriarcat et des élites soi-disant « éclairées »). À la place de la cinquième de Mahler, comme musique du film, il aurait tout aussi bien pu choisir la neuvième de Dvorak, la symphonie du nouveau monde.
Patrick

Pour Michel, par Gérard.

Annie m’a raconté qu’il y a quelques mois, Michel, déjà très malade et affaibli par la maladie, s’était remémoré une chanson de Hugues Aufray, écoutée alors qu’il avait une vingtaine d’années, et qu’il désirait qu’on lise le texte le jour de ses obsèques.

Annie lui en avait fait la promesse, et je l’aide à la tenir.

Voici le texte intitulé

« Près du cœur les blessures »

Un jour ou l’autre sur sa route,
Alors qu’on s’est cru le plus fort
L’angoisse vient et puis le doute
On est debout parmi les morts.
Deux fleurs fanées sur une tombe
On se souvient que l’on aimait.
Près du cœur, les blessures 
Ne se ferment jamais.

Michel était doué d’une grande sensibilité et bon photographe. Je le reverrai toujours dans le jardin, à 4 pattes dans l’herbe, à photographier les petites bêtes et les fleurs, entre 2 parties de ping-pong.

Avec moi il s’était inscrit au cercle Pasteur de Montargis, où il était apprécié. Il ne venait pas pour gagner, mais pour jouer et s’amuser.

Et j’imagine qu’au golf il a passé autant de temps à photographier les écureuils qu’à taper dans la balle…

Doux et lunaire, du côté de la poésie et de la beauté du monde, c’est pour cette raison qu’on l’appréciait et qu’on ne l’oubliera pas.

QUELQUES MOTS POUR MICHEL

Tu étais du genre comme on dit taiseux, un peu brusque et bourru, rechignant à déployer de longues analyses sur les films proposés par les Cramés, à intervenir de manière intello, bavarde, complaisante – comme le souligne Georges. Comme si l’intuition te suffisait, ton sens esthétique aussi et que tu préférâs au jugement cinéphilique trop longuement soupesé, mi-chèvre mi-chou, l’élan d’enthousiasme ou de déception, de passion ou de détestation. Toujours au fond de la salle, comme pour mieux t’effacer mais aussi apprécier et saisir globalement le film et le débat, tu vivais les émotions Cramés avec un recul philosophe, d’un oeil acéré et avec la modestie vraie de qui sent la valeur d’un scénario, d’un jeu d’acteurs, d’une mise en scène sans avoir à l’expliciter, sans croire sa parole importante ni même utile. Que de fois tu as eu des éclairages pertinents, sur la photo, les décors, le chef opérateur dans les travées, entre les rangs, ou dans le hall, comme par inadvertance, avec l’évidence sensible et lucide du photographe qui saisit un geste, une expression, une attitude ! Vision globale et goût de la précision du golfeur buissonnier que tu étais au domaine Vaugouard, préférant souvent au coup technique ou virtuose la photo inadvertante au bord du chemin d’une fleur ou d’un ragondin…Voix un peu rauque et mèche en bataille, silhouette souple et longiligne de panthère rose, tu réagissais aux films, t’extasiais ou rageais avec la fraîcheur de l’enfance, de l’esprit d’enfance – semblant moins entamer une discussion avec les copains que poursuivre un dialogue intérieur dont tu nous offrais l’efflorescence étonnée ou bougonne ; mais comme si tu te sentais partir loin de nous, tu ponctuais chaleureusement ton propos d’une main sur l’épaule ou d’une bourrade dans le dos. Et pourtant, tu étais d’une franchise totale, un bloc de sincérité truculente, héritée sans doute de ce sens du contact qu’avaient développé auprès des jeunes des années d’activité comme éducateur spécialisé.

Epris d’art moderne – que d’expositions parisiennes ou internationales n’avez-vous pas faites avec Annie ! – témoin lors de nos soirées, festivals et rétrospectives de tant d’invitations que tu captais sous tous les angles en photos familières et saisissantes, plans d’ensemble et gros plans, tu conjuguais omniprésence et transparence.

Tu avais Michel la classe pudique et l’élégance inquiète de celui qui doute et s’émerveille. Tu avais la politesse du fatalisme que seuls l’art et la culture peuvent conjurer. Et l’amitié bien sûr.

Claude

Pour Michel

C’est d’abord par son élégance distinguée, son côté dandy que nous le remarquions. Michel était sensible et cultivé, souvent original.  C’était un fin connaisseur d’art moderne et un cinéphile acompli.   Quand il aimait un film,  il ponctuait ses commentaires de « oh » et de « ouah ! », le pouce levé, en revanche lorsque le film n’était pas trop à son goût il  se contentait de « ouais bon… ». Jamais chez lui de longs commentaires, il saisissait en deux mots ce qu’il avait trouvé épatant.

Après ses études au Lycée Louis Le Grand, sans doute a-t-il été saisi par l’envie de se libérer des choses connues, d’aller vers d’autres paysages et d’autres gens. De sa jeunesse aventureuse et cosmopolite, sans doute a-t-il tiré son absence de préjugés, son ouverture d’esprit. Ses qualités ont dû faire de lui un éducateur du tonnerre ! A la fois chaleureux et à bonne distance.  De ses voyages, il a aussi fait une provision d’images. Michel était aussi photographe, il a mis sa technique et  son talent au service des Cramés de la Bobine. Comme tous les photographes, il aimait shooter au bon moment, saisir une expression, une ambiance…Vous pouvez le retrouver sur le site des Cramés de la Bobine.

Et nous nous souvenons tous, pour l’avoir souvent vu, Michel cherchant du regard dans la foule « Où elle est Annie ? ».

Joyland de Saim Sadiq (2)

Saim Sadiq, réalisateur pakistanais de 32 ans, avait déjà, dans son court métrage Chérie (2019), traité du sujet de la trans-identité et de la danse dans les cabarets érotiques de Lahore.
Pour son 1er long-métrage, Joyland (2022), il reprend ce thème qu’il inclut dans une version plus globale, autour d‘une famille, à Lahore toujours, sa ville.
Son film est beau et courageux, sur un sujet qui dans son pays ne prête pas à sourire même (surtout pas) avec une Biba géante transportée à scooter vers un toit-terrasse !

Le film commence magistralement en nous plongeant dans une cuisine, où une jeune femme perd les eaux. Un homme, jeune lui aussi et qui semble être là à sa place, regarde la flaque, bras ballants … Quand la jeune femme prononce le mot « moto », c’est le déclic, il entre en action et on les accompagne , sur cet engin, dans les rues de Lahore vers la maternité.
Dans la cuisine, on a laissé une enfant, 8 ans à peu près, chargée de nettoyer le liquide amniotique où baignait jusque-là le demi dieu annoncé, un garçon.
Ces premières scènes sont captivantes. Un tourbillon !
On a commencé à se raconter une histoire mais ce « couple » imaginé est vite balayé quand arrive Saleem, le frère et père du bébé, le mari de Fayyaz qui ne veut pas d’un bébé fille, une fille de plus … on leur avait pourtant « prédit » un garçon ! Il va falloir recommencer !

L’autre, c’est Haider à qui son frère reproche même d’être là et qui repart vers ses casseroles dare-dare.
Haider a une épouse Mumtaz. Ils se sont mariés pour obéir à leurs familles, sans se connaître mais avec bienveillance et l’espoir que l’amour viendrait. Haider a promis de permettre à sa femme de travailler. Et c’est la situation de départ dans cette grande famille : Haider s’occupe des tâches ménagères et des enfants de son frère avec leur mère Fayyaz et son épouse, Mumtaz, travaille et aime travailler.
C’est un schéma qui leur convient bien sauf que ça ne peut pas durer vu que ce n’est pas convenable ! Normalement, l’homme travaille, la femme fait tout le reste, c’est comme ça au Pakistan. On pourrait dire qu’ailleurs, c’est pareil, qu’autre part c’était pareil il n’y a pas si longtemps (et même si les femmes travaillent, la charge mentale, elle, n’a pas beaucoup bougé). On peut dire aussi qu’ailleurs c’est redevenu comme ça. Comme au Pakistan, donc


Haider n’a pas ou peu de désir pour sa femme, est obligé, elle attend, le reçoit quand il vient et que leur nièce n’a pas pris place entre eux dans le lit. Munnaz, elle, satisfait son trop plein de désir en matant son beau-frère qui, le soir, en bas dans la cour, vit une relation sexuelle intense par internet sur l’écran de son téléphone portable . Le Pakistan n’a pas le monopole des sexualités virtuelles parallèles voire misérables, 2 sens sur 5.

Haider ne s’extirpera pas du carcan familial, ne se libèrera de rien. Le poids sur la nasse pèse trop lourd et quand bien même … sa relation à Biba le mène à un autre écueil. La scène d’amour debout laisse voir l’incompréhension d’Haider autour de la nature de l’identité de genre de la danseuse.
Biba est une femme, pas un homosexuel.
Il se retrouve ainsi inadapté à la vie en communauté, que ce soit chez lui ou dans cette autre famille, d’adoption, celle-là.
La nouvelle vie professionnelle d’Haider et ce qui la constitue, provoquera le drame et le basculement dans le tragique dans un dernier acte où chaque membre de la famille perd le contrôle.
Pour Munnaz, prisonnière de sa vie, on a tremblé.
Et quand dans un acte héroïque elle emporte son enfant à naître, avec elle dans la mort, on est soulagé de la voir échapper à son calvaire.
Et très en colère.
Le pays de la joie, ce sera peut-être pour une autre vie
C’est quand même mal parti … même en changeant de continent

Marie-No

PS : Joyland a été proposé un matin lors des 3 jours ACC de Dreux.
On avait le choix avec Corsage de Marie Kreuzer : à voir aussi.

Joyland — Saïm Sadiq

Joyland est une comédie dramatique transgenre dont la réalisation est très libre. Le cinéma pakistanais est rare en France, et c’est un sujet peu abordé que Saïm Sadiq a choisi pour son premier long métrage. Il plonge sa caméra dans une famille aux rapports inextricablement agencés autour de représentations et de modes de vie dont il est difficile de se départir. Le réalisateur propose une galerie de portraits dont les personnages sont filmés à égalité, sans caricature mais en présentant toutefois leur originalité ; c’est un portrait “pluriel”.

Haider (Ali Junejo), jeune adulte en quête d’identité est ballotté dans un monde dont il ne saisit pas les codes, sa virilité est mise en cause, son identité sexuelle encore en remaniements, … Il semble parachuté au milieu de cette famille obligée de composer avec la modernité quand tout semble strictement bordé. Et puis il y a Biba et ses rêves, elle interprète magnifiquement ce qu’elle est dans la vie, une actrice transgenre (Alina Khan). Il y a enfin tous les membres de cette famille menant une vie communautaire, se  dépêtrant comme ils le peuvent d’un patriarcat d’une voilure à géométrie variable…

Tout ce dont on peut rêver de ses projets et de sa vie même, et qu’on pourra faire ou ne pas faire. Tenter d’infléchir sa destinée en frisant la transgression. Réaliser enfin que les promesses d’avant mariage sont vite oubliées. Et puis finalement décider d’en finir car ce monde n’est décidément pas vivable. La tragédie antique retrouve tous ses accents sous la caméra de S. Sadiq (Prix d’Un certain regard à Cannes) dont l’objectif ponctue son premier long métrage d’images très originales et de lumières somptueuses. En regardant ce film d’une rare liberté, j’ai oublié le Pakistan en me disant que son histoire touchait l’universel.

Pierre

Godland — Hlynur Pálmason (2)

Godland est la fresque sublime, d’un voyage initiatique en terres hostiles, où la nature semble tenir le rôle principal. Hlynur Pálmason nous transporte sur les traces de Lucas, prêtre parti de son Danemark natal, construire une église et photographier la population au milieu de paysages sauvages, équipé de son lourd matériel photographique (chambre à plaques grand format et laboratoire mobile). Des références constantes à la photographie structurent Godland, long métrage dont les paysages grandioses sont paradoxalement magnifiés, serrés dans un cadre carré aux bords arrondis rappelant les premières diapositives Kodachrome 6X6.

C’est un voyage en deux parties, long et périlleux, à cheval dans des rivières prêtes à déborder, dans des terres gorgées d’eau ou longeant un volcan en éruption… la conquête d’un territoire —de celles qu’on a connues aux temps des westerns de J. Ford, A. Penn, ou de W. Herzog—, comme un voyage initiatique que le prêtre s’impose.

Dans un second temps, c’est un choc frontal des cultures, la construction d’une église dans un village va révéler la vraie nature des hommes ; en particulier celles de deux d’entre-eux que tout oppose. Lucas un prêtre danois idéaliste (Elliott Crosset Hove) à qui rien ne pourrait résister —allant jusqu’à perdre par la noyade, son traducteur pour gagner l’autre rive—, et Ragnar, Islandais (Ingvar Sigurðsson), homme tout d’ardeur  et d’expérience au caractère trempé dans les eaux froides du Grand Nord.

Lucas se confronte à un pays, une terre dont il ne comprend ni la langue ni les usages de ses habitants… la religion qu’il doit porter là ne lui viendra pas en aide. La vie islandaise forgée par des siècles de rudesse, a sa propre mystique qui surgit dans le film sous la forme de comptines et de contes que Ragnar se plaît à narrer en s’en amusant, dans un islandais bien incompréhensible du prêtre danois, à l’instar des trente façons de décrire un temps pluvieux sur le bateau pour l’Islande. Petite note en passant, pensez à réécouter “50 words for snow” (Kate Bush 2013), ce que j’ai fait en écrivant.

C’est un film en opposition dans sa temporalité, le tournage s’étend sur plusieurs saisons donnant des images spectaculaires d’une nature sauvage de glaciers, de tourbières figées dans une éternité que le prêtre, homme de la modernité voudrait fixer en instantanés sur les plaques de collodion humide de sa chambre photographique. Un temps qui s’étire au gré des saisons allant jusqu’à la lente décomposition d’un cadavre de cheval jusqu’à sa disparition.

La quête de Dieu, pour qui Lucas se prendrait volontiers, dans une parole hallucinée conduira sa démarche mystique au travers de la lutte, de doute et de la mort qui le frôle … et de l’amour charnel. Mais le langage de l’amour a également ses codes, et mieux vaut ne pas les transgresser, ce que le jeune prêtre tombé sous le charme d’Anna apprendra à ses dépends. Ida, soeur d’Anna, jeune fille facétieuse (Ída Mekkín Hlynsdóttir, fille du réalisateur) s’amuse avec bienveillance des maladresses de Lucas sous le regard défiant de leur père.

L’humilité d’un apprentissage n’aura pas été l’apanage de Lucas qui devra s’affronter finalement dans un combat de lutte, au vieux Ragnar. C’en est trop, Lucas le photographe ne pourra jamais tendre son image à Ragnar qui lui réclame son portrait, pas plus qu’il n’aura su absoudre ses pêchés.

Un parcours initiatique qui vire au cauchemar et se mue en furie meurtrière qui emportera les deux protagonistes principaux de Godland.

Pierre