« About Kim Sohee » de Judy JUNG

Taux d’emploi, classement des lycées et des équipes du centre d’appel, objectifs intenables, formules toutes faites pour répondre aux clients, dissuasion face aux demandes de résiliation en invoquant les pénalités encourues ou les mensualités restantes, nombre de clients ainsi conservés et nouveaux contrats fourgués, salaires aux pièces (en fonction du nombre d’appels), non-paiement des heures supplémentaires et des primes promises aux stagiaires dont on espère la démission avant, harcèlement par la manager – odieuse sous-chef – quand ce n’est pas par un client obsédé sexuel…

Découvert lors de la semaine de la critique du festival de Cannes 2022, About Kim Sohee, deuxième long métrage de Judy Jung, cinéaste sud-coréenne, est un film impressionnant et palpitant, qui nous prend aux tripes et à la gorge et ne nous lâche pas : il mêle chronique sociale (dans sa première moitié essentiellement), enquête policière (dans la seconde) et thriller psychologique – tant les personnalités de Kim Sohee (jouée par Kim So-eun), la lycéenne harcelée dans son travail au centre d’appel et poussée au suicide et de l’enquêtrice, Yoo-jin (incarnée par Doona Bae) semblent se superposer et se rejoindre dans la fragilité et la détermination, dans le combat solitaire contre leur hiérarchie, dans leur révolte contre l’aliénation socio-professionnelle et la lâche irresponsabilité des dirigeants : proviseur, chef d’entreprise, inspecteur du travail…

Inspiré d’une histoire vraie, le suicide à Jeonju en janvier 2017 de Yang Hong, employée dans le centre d’appel LB Hunet, fournisseur de services pour un grand opérateur de téléphonie mobile, LGCA, ce film retrace la descente aux enfers d’une jeune fille pourtant épanouie, férue de danse, dans le mal nommé centre d’appel « Human et Net » de Korean Telecom, au sein d’un open space oppressant, compartimenté en véritables boîtes à chaussures, image de la moderne solitude d’employés rivés à leur ordinateur et leurs écouteurs, mis sans cesse en concurrence – pour le nombre d’appels et l’amabilité avec laquelle ils gardent en ligne leurs clients – dans une collectivité anonyme, indifférente et jalouse où chacun se sent observé, sans parler de la surveillance tatillonne et suspicieuse du manager. Open space qui a tout d’une ouverture factice, d’un espace froid et uniforme sans retrait ni intérorité possibles, panocticon (selon le concept de Jeremy Bentham et Michel Foucault dans Surveiller et punir) voué au regard et à l’indiscrétion des autres, où les conversations supposées solitaires sont entendues de tous, condamné surtout à la surveillance du manager de sa cabine vitrée. Bourdonnements insupportables d’une ruche indifférente et voix solitaire d’une opératrice épiée par son chef, exposée aux demandes les plus pressantes ou les plus fantaisistes, quand elle n’est pas harcelée sexuellement aussi. Sauf pour le premier manager, qui ne se pardonnera pas de n’avoir pas su suffisamment protéger son personnel, l’employé a toujours tort face au client-roi – ce dernier fût-il odieux et ses requêtes irrecevables…

Si le second manager, une femme, s’avère dure et inquisitrice sous son apparence paternaliste – main sur l’épaule ou petit apéro pour fêter la première place retrouvée par son équipe – le premier, symptomatiquement, plus humain, conscient de la lenteur et du stress de Kim Sohee, ne survivra pas au système dont il est pourtant le représentant, mais de plus en plus indigné : on le retrouvera suicidé, gelé dans sa voiture, ayant laissé une lettre d’explication que l’entreprise fera tout pour dissimuler. Lors de son enquête, Yoo-jin rencontrera sa veuve qui n’avait pas connaissance de ce terrible testament et à laquelle l’entreprise avait imposé sa vérité, étouffant l’affaire : que de temps ne faut-il pas, comme pour les 35 suicides chez Orange Telecom entre 2008 et 2009, pour reconnaître enfin que le problème ne vient pas de l’employé, qui aurait des problèmes personnels, voire manquerait d’équilibre mental, mais bien de la hiérarchie, de l’entreprise, pire : d’un système ultra-libéral broyant les hommes…! Le directeur de la centrale d’appel offre une image caricaturale non seulement de cette déresponsabilisation mais surtout de cette mauvaise foi et de ce retournement des valeurs : non content de houspiller ses employés réunis en invoquant des chiffres désastreux et en culpabilisant les retardataires ou prétendus incompétents montrés du doigt, il prend la parole le dernier devant l’enquêtrice, non pour tenir enfin un propos responsable ou un peu mesuré, mais pour s’ériger en victime et mieux accabler Kim Sohee au mépris de sa mémoire et de la vérité. Politique du chiffre, « monomanie de la comptabilité » selon une formule de Simone Weil dénonçant dans La Condition ouvrière la « rationalisation » du taylorisme – les employés, qui plus est ici des lycéens, comptent peu face aux impératifs statistiques, à l’obsession de la réussite à tout prix : les lycées mal classés, comme le lycée agricole de la jeune fille, ne visitent pas et donc ne contrôlent pas les entreprises où ils envoient leurs stagiaires, entreprises de troisième catégorie, pas même homologués par un professeur maître de stage qui réprimande Kim Sohee pour son manque d’énergie et d’enthousiasme sans prendre jamais conscience de la situation et de son malaise… L’inspectrice du travail ne vaut pas mieux, reconnaissant toutefois ne pouvoir tout contrôler.

A découvrir ce monde économique dénoncé par Stéphane Brizé, cette « loi du marché » implacable qui accable ses agents sans fixer les règles du jeu, sans donner même ses raisons ou en jouant sur deux tableaux (deux contrats, l’officiel et l’officieux qui exonère l’entreprise du paiement aux stagiaires, déjà moins bien rétribués, des primes et heures supplémentaires), on pense au récit plus ou moins autobiographique d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements : la jeune stagiaire a vécu au Japon une expérience similaire, à cette double différence près qu’elle n’en mourra pas mais connaîtra une véritable déchéance sociale, se voyant passer d’un poste à responsabilité à un simple recopiage de chiffres puis au nettoyage des WC (menace ici de même brandie contre les employés jugés ineptes) – là où Kim Sohee vit, sur le même poste, un délabrement physique et moral, un écroulement intime, une dépression incomprise de ses proches et qui ne peut conduire qu’à sa disparition : elle est d’ailleurs au fil de sa déchéance filmée de plus en plus loin, comme étrangère à elle-même – explique la cinéaste dans un entretien.

Elle était pourtant une jeune fille dymanique, pleine de vie, éprise de danse, saisie caméra à l’épaule – même s’il est vrai que ses évolutions chorégraphiques, dans la salle comme à la rencontre d’un ami, près d’un entrepôt, se soldaient par une chute – image prémonitoire de sa fragilité et d’un idéal, d’une illusion de liberté et d’épanouissement bientôt rattrapés par le réel. De sa disparition dans un lac, le plan choisi par le cinéaste suggère à la fois l’horreur tranquille de la noyade choisie et l’effacement douloureux d’une jeune fille qu’on sentait s’absenter irrémédiablement de ce monde après sa violente altercation avec la manager (à qui elle reprochait légitimement d’empêcher les clients de résilier leur contrat, se faisant en retour traiter de « pauvre » – quelle morgue !) et la mise à pied qui s’en était suivie : la silhouette de Kim Sohee entrant dans l’eau, se fait, au bas de l’image, de plus en plus petite, tandis que le plan d’ensemble sur le lac s’élargit comme pour mieux absorber sa proie – ou envelopper dans une ultime libération cet être fracassé par la vie. Kim Sohee, en somme, ne passe pas dans le hors-champ, ne sort pas du champ : elle disparaît dans le champ même, engloutie par l’image, comme s’il n’y avait plus de solution de continuité entre la vie et la mort, que celle-ci fût douce et naturelle.

Le plus fou est que la famille n’a rien vu, tant la confiance est grande dans le système, tant l’individu, dans la culture extrême-orientale, doit se vouer, s’immoler ? à la collectivité : Kim Sohee a pourtant tenté de se taillader les veines – le spectateur lui-même ne le voit d’ailleurs pas arriver, ne percevant le sang au poignet qu’au moment de l’évanouissement de la jeune femme près d’un mur, avec ses amis. Les parents, qui ne connaissent pas même ses loisirs – ils ne savent pas qu’elle danse – n’ont rien vu, rien compris. Au petit déjeuner dans la cuisine, le dialogue avec le père est vraiment minimal. La jeune fille finit par rire de la question de son père croyant qu’elle lui a adressé la parole. A ses rares protestations ou signes de fatigue, ils n’ont jamais qu’opposé leur croyance indéfectible dans le monde du travail et une réprobation tendre et grondeuse face aux « caprices » de leur fille. Ils n’en seront que plus effondrés en apprenant sa mort : la scène de la morgue est assez insupportable.

Le film vaut enfin pour sa construction en diptyque et cette seconde partie dévolue à l’enquête où Yoo-jin apparaît comme le double fragile et têtu de la lycéenne disparue. Effet-miroir qui fait la force et l’intérêt de ce volet inattendu, peut-être un peu court mais prenant. L’engagement farouche de la policière, son indignation croissante au fil des interrogatoires, sa colère la poussant à frapper le vice-proviseur du lycée accablant la jeune disparue, témoignent non seulement d’une véritable ressemblance entre les deux femmes mais surtout d’une empathie et d’un pouvoir d’identification de l’enquêtrice à la lycéenne qui font littéralement revivre celle-ci – comme si l’âme de la défunte était passée dans le corps de la quêteuse de vérité, qu’un même combat féministe contre l’injustice et l’exploitation de l’homme par l’homme les animât par-delà le trépas. Les deux femmes se sont croisées à la salle de danse mais jamais revues : justicière en noir, Yoo-jin, mal remise du deuil de sa mère, également humiliée par son chef (le commissaire) subissant sans doute des pressions politiques et estimant qu’elle va trop loin dans ses investigations, ne se laisse pas faire elle non plus : si Kim Sohee était une jeune femme pleine d’avenir que son stage en entreprise a fragilisée puis tuée, Yoo-jin, elle, doit assumer un passé sur lequel le spectateur apprendra peu de choses ; son chef lui rappelle brutalement et perversement qu’elle a eu des ennuis sur son précédent poste, qu’elle a été déplacée…

Qu’importe, éprise de vérité, comme ces juges, policiers et lanceurs d’alerte devenus les héros des temps modernes, Yoo-jin poursuit le combat, quand bien même la fin, ouverte, n’explicite pas la conclusion de l’histoire vraie : l’entreprise a dû présenter des excuses et la loi a été modifiée. Retrouvant miraculeusement le portable indemne mais quasiment vide de Kim Sohee, avec pour seule trace la vidéo de danse où la lycéenne s’était enregistrée, l’enquêtrice ne nous ramène pas seulemnt au début du film par un effet de boucle scénaristique et de complétude dramatique.

Dans ce monde médiatique où une amie influenceuse de la disparue était harcelée, où la réputation d’un lycée ou d’une entreprise compte plus que les hommes, c’est encore et toutefois à l’image, fragile, palpitante, d’une danse libératrice qu’il revient de perpétuer le souvenir, de célébrer la joie de vivre, de préserver l’humanité.

Claude

Burning days- Emin Alper 

Burning days du cinéaste turc Emin Alper, tourné peu avant la réelection d’Erdogan, met en scène le parcours d’un procureur intègre, Emre, dans la petite ville, fictive, de Yaniklar, en pleine Anatolie et sa lutte contre une élite corrompue, incarnée par le maire Kemal, son fils avocat Sahin et la juge Zeynep. D’emblée, avec les grandes étendues battues par le vent du plateau anatolien, les dolines – gouffres symboliques d’une perte totale des valeurs morales, creusés par la sècheresse et l’exploitation éhontée des nappes phréatiques – et l’arrivée d’Emre dans le village d’abord désert puis retentissant de coups de feu tirés en l’air par des chasseurs poursuivant un sanglier dont le corps laissera dans les rues des traces sanglantes, le spectateur se trouve plongé dans une ambiance de western : de vastes plans d’ensemble balaient les plaines ; les personnages se regardent en chiens de faïence, se jaugent en silence comme dans la scène inaugurale de la visite au nouveau procureur (son prédécesseur ayant démissionné) de l’avocat Sahin et d’un ami – visite de courtoisie qui masque mal la volonté d’acheter par une feinte amitié le nouveau magistrat bientôt invité par le maire à un repas où il sera littéralement drogué au raki. En attendant, Emre, dont on sent le malaise face à une démarche trop prématurée pour être honnête et ne pas s’apparenter déjà à une corruption passive par une cordialité empruntée, se raidit et se drape dans sa dignité et ses principes de magistrat : il rappelle qu’une ville n’a pas à être un terrain de chasse, qu’il est illégal et dangereux de tirer ainsi, fût-ce en l’air, au risque de blesser un habitant posté sur son balcon ou de tuer un enfant. La même exigence – ou intransigeance ? – le poussera, après ce fameux repas où il aura été enivré, à accuser du viol de Pekmez le fils du maire et à dépêcher pour l’arrêter le commissaire, fort compromis avec les édiles et bien ennuyé de devoir obéir à de tels ordres.

Western moderne, parodique et inattendu, Burning days apparaît aussi comme un thriller psychologique et une formidable interrogation sur l’éthique – la déontologie professionnelle – face à une corruption généralisée des âmes et des corps, sur la frontière pour le moins floue entre le Bien et le Mal : le genre ou la proximité avec le polar semblent ici bien plus efficaces qu’un réquisitoire indigné ou un didactique sur la corruption. La force du film tient en effet à l’ambiguïté, à la confusion qu’il crée peu à peu, et irrésistiblement, entre les méchants politiciens corrompus, image du régime à la fois tyrannique et populiste d’Erdogan, et les bons, plus équivoques et compromis qu’il n’y paraît – qu’il s’agisse du journaliste Murat, opposant notoire au maire et dont on ne sait trop de la soif de vérité, de l’intérêt électoraliste ou des pulsions homosexuelles ce qui le pousse le plus vers Emre – ou du procureur Emre lui-même, héros du Bien, chevalier blanc dont on se prend peu à peu à douter. Pour son plus grand plaisir en effet, le spectateur perd assez rapidement les repères non seulement moraux qu’il s’était constitués (comme dans un western traditionnel) mais surtout et simplement matériels et narratifs : que s’est-il passé exactement lors de la soirée où Emre a été invité et visiblement (c’est au moins une certitude) soûlé par le maire et son fils – passant d’une méfiance légitime à une détente bien (ou mal ?) venue avant de voir arriver des prostituées et une jeune femme Pekmez esquissant une danse et se dénudant semble-t-il ? Emre, loin de rester là en simple spectateur, n’aurait-il pas cautionné un viol en y assistant passivement, voire en y participant activement – comme le suggèreront puis l’affirmeront un journal exhibant un selfie du procureur avec l’avocat et finalement un article mettant directement en cause le magistrat ? La presse ici, au lieu de constituer un salutaire contre-pouvoir, un lieu d’enquête intègre, un lanceur d’alerte, est au service des édiles, gangrenée elle aussi par la compromission et la corruption. Comment ne pas se compromettre en effet quand on veut lutter contre le Mal, quand il faut se salir les mains, qu’on devient soi-même un édile qui doit entretenir des relations sociales avec les élites tout autant que rendre la justice auprès des citoyens ? La juge, supérieure du procureur, à cet égard, dans sa froideur marmoréenne, sa tranquille assurance et arrogance, incarne une justice vendue et sans scrupule, bien plus attentive à sa carrière et à la presse qu’aux valeurs qu’elle est censée défendre…

Que s’est-il passé exactement lors de cette soirée ? Qui manipule qui ? Emre, saoul, a -t-il réellement été recueilli par le journaliste Murat qui l’avait rejoint sur son vélomoteur et mis en garde lorsqu’il se baignait nu dans le lac voisin, et avec qui il se trouvera finalement enfermé quand le palais de justice sera attaqué par les édiles en colère et les citoyens fanatisés en une chasse à l’homme faisant sinistrement écho à la chasse au sanglier inaugurale du film ? La relation entre Emre et Murat, idéaliste mais manipulateur, ancien prostitué de la ville ?, demeure-t-elle purement amicale ou politique ? Est-elle homosexuelle, comme de nombreux indices le laissent à penser, et comme l’a estimé le gouvernement turc qui criminalise toute « déviation » sexuelle, en retirant au cinéaste, pour sa subversivité morale, la subvention du ministère de la Culture qui lui avait d’abord été attribuée ? La boucle est bouclée mais l’interrogation demeure d’autant plus dans l’esprit du spectateur que le film est enrichi et complexifié par une troisième dimension avec laquelle flirte, avec bonheur, le réalisateur Emin Alper : après le western et le polar paranoïaque, le film fantastique. Nombre de plans en effet montrent Emre tentant de se souvenir de cette soirée où tout a basculé, de son déroulement et surtout de son dénouement : vagues réminiscences, images mentales ou hallucinations et fantasmes se succèdent et se mêlent, suggérant la confusion psychologique d’Emre et accentuant le trouble délicieux du spectateur…

Il n’est pas jusqu’au dénouement du film qui ne nous laisse dans l’expectative et dans la plus grande perplexité : poursuivis par la meute sanguinaire des citoyens menés par leurs édiles, régulièrement réélus (à désespérer de l’homme) malgré leurs turpitudes, Emre et Murat se retrouvent face à une immense et profonde doline, comme si le sol s’était dérobé devant eux – image de l’effondrement des valeurs morales et des convictions professionnelles ; pourtant, l’instant d’après, on les retrouve, miraculeusement sauvés, et de la haine des hommes, et de la catastrophe écologique, de l’autre côté du gouffre – tandis que l’avocat et ses sbires considèrent le gouffre où semble s’être abîmé l’un des leurs.

Message final d’espérance, que le film, dans son propos désabusé et sa dynamique infernale, ne semble guère autoriser, ou symbole pour le moins pessimiste, voire désespéré, d’un écroulement total des valeurs, de la citoyenneté, et de l’humanité ?

Claude

Désordres – Cyril Schaüblin

Espace, temps, amour et révolution au coeur du Jura suisse

Comment et pourquoi raconter l’Histoire au cinéma ? Ces deux questions traversent « Désordres »,  deuxième long métrage de Cyril Schäublin, jeune réalisateur suisse de 38 ans, né à Zurich. Artiste/cinéaste/polyglotte, il en avait 35 quand il s’est lancé dans ce projet, avec pour résultat un objet cinématographique non identifié, qui balance entre récit, évocation et documentaire.

Unrueh, titre original choisi par ce petit-fils et arrière petit-fils d’ouvrières-régleuses, désigne tout à la fois le balancier des horloges et l’agitation, le trouble qui peuvent faire balancer les êtres humains. Le choix francophone, « désordres », semble plus se rattacher aux effets supposés de l’anarchisme…
Nous sommes donc dans le Jura suisse, au mitan des années 1870, après la guerre franco-prussienne qui fonde les nationalismes maléfiques pour les siècles suivants ; après la Commune de Paris du printemps 1871 (proclamée aussi ailleurs en France comme à Montargis), tentative de démocratie directe, sociale et politique ; après les grands procès russes de 1872 et 1873 qui envoient en Sibérie de nombreux jeunes idéalistes russes, femmes et hommes, issus de l’aristocratie pour la plupart, tandis que d’autres s’enfuient vers l’Europe occidentale, principalement en Suisse. Avec la Commune, ils et elles seront nombreux à bouger à nouveau et à rallier Paris avant de repartir vers la Suisse après l’écrasement des Communards par les Versaillais.

Au delà des costumes, des décors, de la référence à Piotr Alexeïevitch Kropotkine, prince,  révolutionnaire, anarchiste, qui voulait « aller vers le peuple », Cyril Schäublin emprunte à deux autres révolutions, technologiques, pour nous ramener à l’espace/temps de ces années 1870 : la photographie et le télégraphe.  En dehors d’un seul mouvement de caméra, à la toute fin du film, le recours aux plans fixes et aux cadrages emprunte beaucoup aux photographes de l’époque en général et à ceux de la Commune de Paris en particulier.

Il suffit de se plonger dans les scènes immortalisées par Bruno Braquehais lors du printemps 1871 à Paris : considéré comme l’un des premiers documentaristes par l’image, il immortalisait les fédérés installés en bas du cadre, souvent à mi-jambe, tandis qu’au dessus d’eux le ciel, les immeubles, les avenues ouvraient des perspectives, vers d’autres personnes, d’autres scènes.  Et il n’est pas indifférent que l’un des portraits les plus saisissants de Kropotkine fut réalisé par Nadar, autre photographe de la Commune.

L’histoire se raconte aussi par le son. La bande sonore de Unrueh-Désordres conjugue en permanence les bruits du télégraphe, autre révolution technologique de la deuxième moitié du 19ème siècle, ceux des balanciers des horloges, du cliquetis des outils maniés dans le silence des ateliers, aux langues parlées, le français, le russe, l’allemand et l’anglais – parfois une phrase s’engage dans l’une pour traverser et s’achever dans d’autres.

Ces espaces lieux et temps ainsi définis renvoient à l’évidence à la seule référence cinématographique dont Schäublin se revendique : « La Commune (Paris, 1871) » de Peter Watkins, autre objet cinématographique non identifié, d’une durée de six heures, tourné dans un immense entrepôt de la banlieue Nord-Est de Paris, avec des interprètes tous amateurs, parti pris également choisi par le cinéaste suisse. « Ce que je voulais raconter, c’est comment on construit le passé pour définir le présent. Je crois que c’est une grande question de notre époque : quelle information choisit-on pour définir notre présent. » Les mots de Schäublin entrent en résonance avec ceux de Peter Watkins voilà plus de 20 ans : « Nous sommes dans notre histoire aujourd’hui, même si un nombre croissant de gens, particulièrement les jeunes malheureusement, sont en train de perdre leur histoire ou ne la découvrent jamais. Nous appartenons tous à l’histoire ; c’est un processus en mouvement perpétuel. », écrivait le cinéaste britannique en 2001

Schäublin revendique aussi une réalisation économe, avec des petits budgets, des films « zéro carbone » en quelque sorte, en écho à ses préoccupations de cinéaste « engagé » : « Le temps est l’un des ingrédients essentiels du capitalisme industriel. C’est assez bizarre parce que le temps est une mesure des événements totalement imaginaire et pourtant il influence nos vies et nos corps depuis les débuts de cette industrie horlogère. On suit cet imaginaire alors que l’on pourrait organiser nos vies d’une manière tout à fait différente.  Ce que cela signifie d’être soumis à la loi des cadences, comme l’avait été ma grand-mère ouvrière. Puis j’ai pensé que cela me permettrait de raconter comment le capitalisme s’est installé chez nous, à travers la mesure du temps et de l’argent. »

Le calme cinématographique choisi, sans mouvements intempestifs de caméra, sans bruits stridents, rend encore plus criante la violence sociale exercée par les patrons et les contre-maîtres sur les ouvrières et les ouvriers, virés d’un instant à l’autre s’ils ne respectent pas le rythme. 

L’oeuvre de Schäublin est politique jusque dans sa vision amoureuse, qui s’incarne dans la dernière séquence du film, celle où Joséphine déclare sa flamme à Piotr et l’invite au plaisir. Un renvoi direct aux deux philosophes russes des années 1860-1870, Alexandre Herzen et Nikolaï Tchernychevski, qui pensaient la révolution comme une totalité : politique, sociale, économique, mais aussi amoureuse et sexuelle.

Sylvie

Pour aller plus loin sur Unrueh/Désordres, un entretien de la RTS :

https://www.rts.ch/info/culture/cinema/13588189-unrueh-explore-la-question-du-temps-et-la-naissance-de-lanarchisme.html

Et pour en savoir plus sur l’approche du cinéma de Peter Watkins : http://derives.tv/peter-watkins-sur-la-monoforme/

Jeanne Dielman-Chantal Akerman (3)

Je vois enfin Jeanne Dielman 23, quai du Commerce 1080 Bruxellesde Chantal Akerman. Pas vu lors de sa sortie en 1976. Effrayée par sa longueur (3h 18), par son sujet…

(« Trois jours de la vie d’une mère veuve qui se prostitue chez elle pour joindre les deux bouts[1] »)

… et par la perspective de voir Delphine Seyrig éplucher des pommes de terre pendant des plombes (en fait elle en prend quatre mais n’en épluche que deux et la scène est courte par rapport -par exemple- à celle où elle malaxe la viande hachée avec un œuf.

« Jeanne fait des passes à domicile et c’est ce qui lui permet de survivre dans une sorte d’indifférence, prise qu’elle est entre ce rituel sexuel lucratif et l’épluchage de pommes de terre.

Le sujet et le parti pris esthétique de Chantal Akerman se fondent sur l’épuisement, exténuation d’une vie d’une part et épuisement plastique d’autre part revendiqué à une époque où l’art conceptuel est aux postes de commande des autres arts.

La puissance du film est intacte aujourd’hui car son ambition fut de donner l’illusion que le déroulement diégétique correspondait au dévidement du temps réel. Pourtant, les cadrages, les infimes mouvements d’appareil et l’impassibilité de Delphine Seyrig parviennent contre toute attente à imprégner le banal appartement d’une « inquiétante familiarité » freudo-hitchcockienne.

Si le film opère, quarante années plus tard, un tel effet dramatique et visuel, et dont la restauration récente accentue encore l’efficience, c’est au travail de lumière qu’on le doit également. L’invention de Chantal Akerman se loge pour partie dans cette virtuose utilisation de la lumière du jour qui change lentement et les formes variables que projettent les lumières artificielles de la ville »…

(Dans la salle à manger, reflets de néons clignotants -une enseigne lumineuse ?- derrière Delphine Seyrig)

« de laquelle Jeanne s’isole[2] ».

De son lever à son coucher la vie de Jeanne est une succession de rites dénoncés par le film, Chantal Akerman…

(Elle a réalisé son film à l’âge de 25 ans, à une époque où, mise à part Agnès Varda, il n’y avait pas de réalisatrices)

… venant d’une famille juive polonaise émigrée à Bruxelles en 1938 et vivant au rythme des rituels imposés par les hommes qui ne parlaient que yiddish et refusaient d’apprendre toute autre langue, nous apprend Françoise qui présente le film pour les Cramés. Car oui, il passe à Montargis ! Ressorti il y a environ un mois à Paris avec une unique séance journalière débutant à 15h 30 et ne me permettant donc pas de rentrer par un train décent. Aujourd’hui, mûre pour le voir, je regrettais de devoir y renoncer quand…

La vie de Jeanne bascule petit à petit lorsque des grains de sable viennent la perturber. C’est d’abord le couvercle de la soupière où elle range son argent qu’elle oublie de remettre en place, puis les pommes de terre mises à bouillir pendant qu’elle reçoit son deuxième client qui sont trop cuites, et pas question d’en faire de la purée, ce n’est pas le jour de la purée.

(Les repas aussi sont ritualisés : le mardi c’est daube et pommes de terre, le mercredi  escalope viennoise avec carottes, petits pois et les éternelles patates. Mais quelle grâce a Delphine Seyrig lorsqu’elle mange sa soupe ! L’élégance de son geste quand elle porte sa cuillère à sa bouche !)

Le lendemain, elle oublie d’attacher un bouton de sa robe de chambre (ce que lui fera remarquer son fils et elle s’empressera de réparer l’erreur), la brosse à faire reluire les chaussures du garçon lui échappe des mains, la Poste où elle va porter son argent est fermée, une femme est assise à la place qu’elle a coutume d’occuper dans le bar où elle a ses  habitudes et la serveuse a changé (elle paie son café et part sans l’avoir bu). Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’avec le troisième client se produise l’impensable : on pénètre dans la chambre à coucher pour la première fois pendant l’acte et on assiste à l’évènement, qui a lieu sur l’habituelle serviette posée par Jeanne sur le couvre-lit, l’homme est sur elle immobile…

(Immobilité impossible dans la réalité, tout comme, la veille, celle de la vieille dame devant le guichet de la Poste pendant que Jeanne remplit ses papiers)

…et son visage à elle, face à nous, sa main qui étreint l’oreiller, trahissent seuls ce qui est en train d’arriver. (En plus l’homme -sacrilège !-, en pleine béatitude après l’étreinte, roule sur le dos à côté de la serviette).

Une énième entorse au rituel, existentielle cette fois, et la vie de Jeanne s’écroule. Supprimer la cause du dérapage est tout ce qu’elle peut faire, afin de… quoi ? Pouvoir continuer, non pas à vivre, seulement à exister ? Mais peut-elle encore être après le désastre ?

On aura peine à le croire mais le film contient de l’humour. Si si : le fils de Jeanne parle avec l’accent flamand (normal, c’est un Flamand qui l’interprète ; dans les années 1990 il deviendra député) mais ce qui est moins ordinaire, c’est qu’il est censé l’avoir pris volontairement parce qu’il étudie dans un lycée flamand où ses camarades se moquaient de son accent wallon (et Jeanne se demande s’il sait encore prononcer les r comme elle). Et la récitation (à deux reprises !) d’un poème de Baudelaire sur un ton monocorde et avec moult hésitations est un grand moment surréaliste.


[1] https://www.cinematheque.fr/film/56833.html

[2]Dominique Païni, https://www.cinematheque.fr/film/56833.html

Jeanne Dielman de Chantal Akerman (2)

À l’Alticiné, nous étions une douzaine pour voir Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles- de Chantal Akerman un film qui tout de même en 2022, a été élu meilleur film de tous les temps dans le classement décennal de Sight and Sound, établi par la revue du British Film Institute. Excusez du peu. Le film dure 3h21, la présentation et le débat un peu moins… mais quand même ! C’est l’occasion de dire à Françoise un grand bravo pour sa prestation épatante.

Pendant le film, j’ai regardé ma montre en me disant encore 40 minutes ! Je n’ai pas pu y résister. Tout de même, je suis heureux de l’avoir vu, un peu comme quelqu’un qui a franchi la ligne d’arrivée d’un marathon.

Et puis là, je vois les notes de Françoise sur la genèse du film selon Chantal Akerman:

« Une nuit j’étais dans mon lit en train de somnoler et tout à coup, j’ai vu le film, Juste une serviette-éponge posée sur un lit, des billets déposés dans une soupière… Mais ça a suffi pour que le film m’apparaisse » 

Et en effet, je la revois aussi, blanche moelleuse, sur le mitan du couvre-lit, méticuleusement posée par Jeanne Dielman (Delphine Seyrig), cette incarnation, cette femme veuve,  venue s’interposer et prendre vie entre Chantal Akerman et son rêve. Et je revois aussi cette soupière, Jeanne a une manière élégante de mettre son argent au pot. D’ailleurs Jeanne est l’élégance incarnée. (Et… S.Freud nous l’a dit, il y a un rapport entre l’argent et le stade érotique anal, d’où le pot sans doute…).

Cette Jeanne aux gestes précis et vifs pour disposer sa serviette, nous la verrons durant tout le film accomplir ses tâches de femme au foyer, avec charme et précision, méticulosité et grâce, application toujours. Ce modèle féminin, on n’a pas de mal à soupçonner que c’est une image de sa propre mère. Il n’est que de lire les notes de Françoise, maman juive rescapée, Chantal Akerman, fille de rescapée. Elle a vite constaté que sa mère sans cesse en action reproduisait traumatiquement à l’infini l’expérience des camps de la mort, action ou… gaz -Un rituel morbide- Mais sa Jeanne tout aussi ritualisée, bien réglée, est plus universelle et on ne sait rien d’elle. Elle ressemble à certaines de nos mères, au moins autant que ressemble à certains d’entre nous, son benêt de fils. Il s’appelle Sylvain (un prénom comme une question)

Mais revenons à cette serviette qui est là, posée sur le lit, qui nous dit que Jeanne se prostitue discrètement, à domicile. Cette belle femme dégage une froideur glaciale, anérotique, on imagine comment ça se passe, la dame pose ses fesses sur la serviette qui protège le couvre-lit et dans la position du missionnaire, reçoit la saillie du client, qui à la fin, pourrait tâcher le couvre-lit s’il n’y avait pas la dite serviette. Je découvre que les prostituées, dans l’argot de cette époque, nommaient ainsi leurs clients : « T’as fait combien de serviettes aujourd’hui ? » (1)

Mais Jeanne est une occasionnelle, un client par jour, des gens propre sur eux, des habitués, qui règlent sans barguiner en fin de séance. Curieusement, sur la commode de la chambre de Jeanne, il y a sa photo de mariage : Lui porte un manteau, elle a un tailleur et dans les bras, un gros bouquet de fleurs. Durant ses rapports sexuels, elle peut l’apercevoir. Voilà qui rappelle « La recherche du temps perdu de M.Proust » où Andrée, fille de Monsieur de Vinteuil, se livre à des ébats saphiques devant la photo de son père ».

Et si les rapports du couple Dielman étaient placés sous le régime de la prostitution domestique ou du « service sexuel conjugal », cette forme de sexualité où l’épouse remercie sexuellement son conjoint de lui assurer le foyer ? Le film  suggère cette aliénation de plus, d’autant qu’elle laisse comprendre à demi mot à son fils, qu’elle n’était pas amoureuse de cet homme, pas trop beau et… ruiné au moment de leurs épousailles. Pour Jeanne, tellement absorbée par sa vie quotidienne, par ce que les économistes appellent « le travail invisible », la prostitution n’est pas un expédient, elle est la ressource qui lui permet de vivre, en autonomie, selon des règles de vie… celles qui la tiennent, celles d’une maitresse de maison. (cf cette comédie La bonne épouse de Martin Provost).

Au troisième client, nous sommes invités à entrer dans la chambre. Henri durant le débat, signale qu’avec  ce dernier client, la première fois, Jeanne a joui, c’est peut-être une révélation pour elle. En tous les cas, c’est une intrusion intolérable, assimilable à un viol pour cette femme qui isole, cloisonne tout… Elle tue cet homme avec une paire de ciseaux. Ces ciseaux qui avait été reposés machinalement sur la commode par Jeanne,  pourtant si peu oublieuse, tombent de nouveau dans  ses mains au plus fort d’une colère dissimulée et fugace, celle d’une femme qui se sent injuriée. (ciseaux ne sont pas par hasard dans la tête de Chantal Akerman, si l’on se souvient de la scène de Sylvain échange avec Jeanne sa mère sur la sexualité). 

Que restera-t-il de Jeanne cette pauvre Maîtresse de Maison…(accessoirement de passe), de cette soupière désormais asséchée. Que restera-t-il de cette vie fragile et aliénée, et on se dit que l’absurde appelle l’absurde.

…Ce film a quelque chose d’hypnotique, il faut que je le revois…

Georges

(1) Ce matin je feuillette Espèces d’espaces de Georges Perec, le quartier, l’appartement, la chambre, le lit… « la serviette »… Qu’aurait-il écrit sur ce film ?

Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles- Chantal Akerman

Gestes de l’enfermement d’une femme pendant trois jours ou l’enfermement d’une femme ?

Sur la genèse du film :

Selon Chantal Akerman, voici la genèse du film « Une nuit j’étais dans mon lit en train de somnoler et tout à coup, j’ai vu le film, Juste une serviette-éponge posée sur un lit, des billets déposés dans une soupière… Mais ça a suffit pour que le film m’apparaisse » Elle a eu la vision d’un film unique, inimaginable, immense alors qu’elle a tout juste 25 ans et qui, comme la Maman et la putain de Jean Eustache, va excéder toute son œuvre.

Sur la durée de son film Chantal Akerman dit :

« Vous savez quand la plupart des gens vont au cinéma, le compliment ultime, pour eux, c’est de dire : « On n’a pas vu le temps passer. Avec moi, « tu vois le temps passer », vous sentez aussi que c’est le moment qui mène à la mort. Il y a de ça, je pense. Et c’est pourquoi il y a tant de résistance. J’ai pris trois heures de la vie de quelqu’un ».

Sur son intention :

Raconter ce qui s’est passé pour Jeanne Dielman du mardi 17 heures au jeudi 18 heures de la même semaine. Elle voulait le dédicacer à sa mère mais elle en a repoussé l’idée par pudeur ou autocensure. Elle dit aussi qui si elle n’avait pas connu sa mère elle n’aurait pas fait ce film, qui pourtant n’est pas le portrait de sa mère.

Sur le réalisme ou le non-réalisme du film ?

Chantal Akerman : « Tout le monde pensait que « Jeanne Dielman » était tourné en temps réel, mais le temps est totalement recomposé pour donner l’impression d’un temps réel ».

J’étais là avec Delphine et je lui disais « Quand tu poses les wiener schnitzels comme ça, fais-le plus lentement. Lorsque tu prends le sucre, avance plus rapidement. Quand elle demandait pourquoi ? Je répondais « Fais-le,  et tu verras pourquoi plus tard. Je ne voulais pas la manipuler. Je lui ai montré par la suite et lui ai dit : Tu vois, je ne veux pas que ça ait l’air réel, je ne veux pas que ça ait l’air naturel, mais je veux que les gens ressentent le temps que ça prend, ce qui n’est pas le temps que cela prend vraiment »

« Mais ça, je ne l’ai vu que pendant que Delphine faisait les gestes. Je n’y avais pas pensé avant ».

Certains critiques pensent que le film est anti-réaliste et pour prouver cette thèse opposent deux stratégies à l’oeuvre dans le film :

La première qui consiste à mimer le réalisme par un travail de l’excès ; l’œuvre en fait trop, elle est trop construite trop élaborée pour être crédible « c’est trop beau pour être vrai ».

Montrer le jeu des acteurs avec une actrice très distanciée bien coiffée aux gestes impeccables, répétés, les symétries qui organisent le récit et les images.

La deuxième stratégie est fondée sur le manque ; Le récit s’organise autour d’un point vide, d’une faille, qui polarise le regard et casse le réalisme en défaisant l’apparente continuité narrative.

Dans le film ce qui est montré en temps réel ne s’applique pas de façon uniforme à tous les moments du film. Ce qui est montré est réservé à certaines séquences qui s’articulent à tout ce qui n’est pas montré. (Par exemple, les scènes de prostitution, la porte est fermée). Les fameuses scènes en temps réel – épluchages et vaisselle – ne sont compréhensibles que si on les rapporte à toutes les ellipses du film, d’où provient leur pouvoir de fascination.

Jeanne Dielman est un film de gestes

Chantal Akerman n’est ni une intellectuelle ni une théoricienne, elle travaille avec ses sensations. Elle a fait ce film pour donner une existence cinématographique aux gestes. On observe deux programmes dissociés des gestes dans la journée : Les gestes ménagers, mettre la table, la vaisselle, le nettoyage et celui de la prostitution. Dans une continuité, sans mémoire pour les unifier.

Cela est possible grâce au génie de l’actrice Delphine Seyrig. Elle a une technicité dans son jeu, une perfection inhumaine. Aucun de ses déplacements n’est inutile, aucun de ses gestes superflus. Tous les gestes sont décomposés en micro-gestes. Delphine Seyrig ne met pas la table, elle effectue les dix gestes dont la succession a pour effet que la table soit mise. C’est une mère-machine, une mère-automate avec une dimension robotique. C’est aussi une belle femme bien coiffée, avec un beau port de tête, car les hommes s’imaginent toujours que les femmes qui sont dans leur maison sont laides !

Chantal Akerman ne voulait pas « utiliser » Delphine Seyrig comme une star ( Ce qu’elle était depuis de début des années 60 avec  les films d’Alain Resnais ) mais comme une humble interprète de la femme que Chantal Akerman avait dans la tête c’est à dire d’une femme ordinaire prisonnière de son enfermement.

Sur l’interprétation du film à partir d’éléments biographiques de Chantal Akerman :

Jusqu’à l’âge de 8-9 ans, elle vit avec ses parents et son grand-père qui ne parlait pas français, tous très religieux et qui vivent comme en Europe de l’Est avec des rituels juifs.

Elle dit que les rituels du film remplaçaient le rituel juif où chaque geste de la journée est ritualisé. Les gestes sont restés qui apportent une sorte de paix qui chasse l’angoisse.

Mais c’est d’abord une Histoire de femme à cause de sa mère adorée et parce qu’elle a vécu toute sa jeunesse avec les trois tantes de sa mère et les trois sœurs de son père (Père avec lequel elle ne s’entendait pas ne l’a revu que quelques années avant sa mort).

Sur la bande-son

Les ingénieurs du son ont fait un second tournage uniquement sonore en reproduisant et en enregistrant chaque son de façon isolée ; les portes qui grincent, l’interrupteur, le bruit de la vaisselle. Au mixage cela donne un niveau sonore plus élevé que d’habitude accentuant l’hyperréalisme du film.

De la même façon que l’image rendait visible des gestes invisibles du quotidien, la bande-son devait rendre audible des sons qu’on n’entend pas d’habitude.

Un film féministe ?

Selon le Monde à la sortie du film en 1976 :  » Premier chef-d’œuvre au féminin de l’Histoire du cinéma ». Pour la première fois 80 % de l’équipe technique est féminine, y compris pour le chef opérateur et pour le montage réservés d’habitude aux hommes.

La femme est au centre du film et dénonce l’aliénation dont sont victimes toutes les femmes de la part de la société et des hommes qui la dirigent.

Mais ce n’est pas un film militant. Jeanne Dielman n’est pas un moyen c’est une fin, ce film ne sert aucune cause. Il sert son existence propre, elle est cinématographique.

Françoise

Les âmes soeurs d’André Téchiné (avril 2023)

Un corps tuméfié, dont on arrache soigneusement les plaies comme autrefois avec une ventouse, une toilette intime dans cet hôpital spécialisé où l’on tente jour après jour de réparer la jambe, le ventre saccagés d’un traumatisé de guerre (ici revenu du Mali où son camion a sauté sur une mine), où l’esprit plongé dans l’amnésie se retrouve et se reconstruit lui aussi, où la parole étonnée, incrédule se reconstitue pour réapprendre à vivre, dans le vide du passé et l’émergence du présent, entre handicap peut-être définitif et désir frénétique de (re)vivre…Les Ames soeurs de Téchiné, vingt-quatrième long métrage du cinéaste octogénaire, commencent comme un documentaire – David, remarquablement joué par Benjamin Voisin, quittant bientôt l’hôpital pour être pris en charge dans une maison de l’Ariège, par sa soeur Jeanne, remarquable Noémie Merlant dont l’étonnante palette de sourires épouse les fluctuations du sentiment, du doute à l’espoir quant à la possible guérison de son frère, de l’amour fraternel à la redécouverte angoissée que s’est ravivé entre eux un lien incestueux, qui avait été, qui plus est, consommé.

Dès lors que Jeanne prend en charge David, faisant preuve d’un talent d’infirmière peut-être peu vraisemblable, acquis lors d’un stage intensif (mais demande-t-on toujours à une oeuvre d’être vraisemblable et vous faites quoi du pouvoir de l’amour ?), le film semble changer de propos, glisser du traumatisme de guerre (sujet qui semble ne plus intéresser Téchiné) au refoulé incestueux, au transformisme sexuel avec le personnage inénarrable de Marcel, désopilant André Marcon, émouvant aussi : ne fait-il pas une tentative de suicide en entrant tout habillé en femme avec son manteau de fourrure dans l’eau glacée d’un étang d’où David le sauve in extremis ? Marcel offre un contrepoint amusé mais aussi le regard (la mise en abyme ?) du cinéaste sur le jeune couple du frère et de la soeur autour de cette thématique de l’amnésie paradoxalement pour David destructrice du corps et de l’âme mais salvatrice pour le coeur, pour un vrai départ sentimental et du souvenir douloureux (pour Jeanne) de l’inceste adolescent.

La question essentielle qui s’est posée lors du débat autour de ce film controversé, que d’aucuns (comme Georges) ont trouvé inabouti, n’abordant jamais vraiment et courageusement son vrai sujet, d’autres (je serais plutôt de ceux-là) plutôt séduisant, ambigu à souhait, maginifiquement filmé – la montagne, la forêt, les rivières et la mer réparatrice à la fin – est de savoir si Téchiné s’est perdu dans son propos, au point de changer de film, ou s’il n’a pas plutôt construit une oeuvre subtile, qui, de l’amnésie à l’inceste, nous parle de difficile reconstruction et de nécessaire oubli, de terrible perte d’identité (corps saccagé et trauma indélébile, effaçant pourtant tout) et de deuil constructif : David qui, par cette dès lors habile pirouette narrative du trauma guerrier devenant oubli de l’inceste commis, doit comprendre que Jeanne qui l’aime et le soigne, ne saurait plus être l’objet de son désir mais demeurer sa grande soeur protectrice – et inversement, Jeanne, mi-sororale, mi-amoureuse elle aussi, doit se reconstruire en se séparant de David qu’elle quitte longuement pour se préserver avant de le retrouver pour un bain de mer régénérateur. Comme souvent dans les plans de Téchiné, les deux personnages, ici le frère et la soeur, sont filmés séparément, avançant pourtant vers le grand large, elle déjà partie pour mieux se (re)trouver enfin, lui encore dans son deuil, dans une séparation encore non assumée, mais purifié et comme béni par l’eau lustrale de la mer.

L’inceste, peut-on dire que Téchiné l’a mal traité ou évoqué superficielllement ? Peut-être, c’est un peu le sentiment que j’ai eu en voyant le film mais je n’en suis pas si sûr en y repensant. Le réalisateur de Ma saison préférée parvient à suggérer la confusion des sentiments, à créer le mystère sur ces deux personnages qui n’ont pas le même père, dont la mère aurait vite disparu et délaissé ses enfants. Loin de juger, de tomber dans la complaisance bavarde (tout est dans les silences, les sensations), ou dans la suggestion charnelle (par-delà les soins ou massages si précautionneux, l’intimité du même lit ou un geste sexuel peu utile ? de David), Téchiné nous rappelle, par la voix de Rachel, médecin et mairesse, que l’inceste est une question complexe et douloureuse : destructeur pour le développement physique et la santé mentale de l’individu, il est au confluent de la morale et de la loi, tabou fondateur de la civilisation qui nous fait passer de la nature à la culture (Claude Lévi-Strauus parle de « prohihition de l’inceste » dans Les Structures élémentaires de la parenté), de l’endogamie consanguine à l’exogamie économico-culturelle et interdit juridique dans bien des pays.

« Un homme ça s’empêche », déclare Rachel, pour qui l’inceste est un crime. La beauté du cinéma de Téchiné, et de ce film « enragé et velouté » selon Jérôme Garcin dans L’Obs, est de nous montrer que la grandeur de l’homme réside peut-être dans ce renoncement antiromantique au désir premier, vers l’autonomie retrouvée, vers le grand large de l’accomplissement enfin choisi.

Claude

Le Barrage d’Ali Cherri (2)

Partir d’un lieu, d’un paysage, voir ce qu’il montre de la violence du monde et, la laissant hors champ, capter dans l’air, la terre et l’eau toutes les particules qu’elle a semé tout au long des siècles, à cet endroit précis et dans les esprits qui le peuplent.
Au barrage de Merowe au nord du Soudan, on rencontre ceux que l’ouvrage a délogé et qui, n’ayant pas « d’ailleurs », sont restés, se sont installés de manière sauvage autour du lac artificiel, précisément là, à cet endroit, pour sentir sous leurs pieds la terre où ils sont nés.
Pour vivre, ils ont rejoint les ouvriers, malaxant sans relâche cette terre argileuse pour en mouler des centaines de briques, d’abord séchées au soleil brûlant, cuites ensuite, tous condamnés à recommencer inlassablement sans connaître jamais l’emploi qui leur est destiné.

Maher (Maher el-Khair) est de ceux-là.
Dès les premières images, on est frappé par sa force, sa présence, l’intensité de son regard. Par son immense beauté, par les proportions sculpturales de son corps.
Maher s’échappe régulièrement vers le désert, à l’écart du monde des hommes, des humains, pour sculpter une étrange créature qu’il façonne de ses longues mains, y apposant ça et là, par petites touches, en caresses, de la terre mouillée, se plongeant tout entier dans un monde où tout est possible.
Maher fait des allers-retours entre l’âpre réalité de sa condition, et son monde imaginaire. Et peu à peu, s’absente du monde réel, de son quotidien soumis à la régularité de son labeur et rémunéré au bon vouloir d’un patron à main claire.
Quand la pluie fera s’écrouler sa créature, elle se fondra en lui totalement, le rendant fort de pouvoir la faire renaître un jour.
Montré par les superpositions où il s’évanouit dans l’image, son travail de détachement a commencé et dès lors on ne distingue plus très bien ce qu’il voit de ce qui se passe dans sa tête.
Cette évolution passe inévitablement par la violence, métaphorique et aussi physique. Quand il tue le chien, il le libère et se libère aussi de l’oppression du monde, il s’ancre dans son espace imaginaire, colmate les brèches en brûlant le camp, précipitant les habitations et l’outil de travail dans la fournaise.
La blessure marquée dans le dos de Maher est particulièrement intrigante. Elle semble évoluer et, bien que soignée, s’aggraver pour ressembler de plus en plus à de la terre séchée, comme s’il allait lui-même devenir une créature de boue. Il plonge son doigt dans le trou, le pénètre comme pour s’en persuader. Cette blessure est si troublante … et, en y repensant, c’est une image oubliée de Saint Thomas mettant son doigt dans les stigmates de Jésus pour croire à sa mort et surtout à sa résurrection qui se juxtapose. Etrange et dérangeant de se la remémorer au cinéma. Une autre violence.
A la fin du film, lorsque devant la statue titanesque surgie des profondeurs du Nil, Maher s’immerge tout entier, s’offrant alors à ses eaux pour disparaître et renaître, la blessure disparaît.
Le temps est venu de l’apaisement, du lâcher prise, de l’abandon.
De l’enchantement.
Par la présence magnétique de Maher, Ali Cherri approfondit par le cinéma son travail d’artiste sur les répercussions de la violence sur la vie minérale, animale, végétale.
Magnifique par ses images sidérantes montrant des paysages grandioses de cette région du Soudan et grâce à la présence magnétique de Maher, Ali Cherri, tisse une toile mêlant réalisme et fantastique pour faire de son premier long métrage, Le Barrage, une œuvre cinématographique originale et fascinante.
Et qui laisse place à de nombreuses interprétations.

Marie-No

Le Barrage-Ali Cherri

Un film original où deux films semblent se superposer : un essai documentaire sur le temps présent et un conte remontant aux origines millénaires d’un lieu et des habitants d’une rive de la vallée du Nil dans le nord Soudan.

Ce film a été réalisé par Ali Cherri, né à Beyrouth en 1976 mais installé à Paris, qui est aussi plasticien mêlant films, vidéos, sculptures et Installations. Le « barrage » s’inscrit dans une trilogie où chacun des films est autonome ; tout d’abord deux courts-métrages « the disquiet » tourné au Liban autour de la question de la catastrophe et des tremblements de terre et « the digger » tourné sur un site archéologique aux Emirats Arabes Unis et enfin « le barrage » tourné en 2019 lors de la chute d’Omar El Bechir à proximité du barrage de Merowe dans le nord du Soudan.

Ce barrage qui se situe en amont de la 4ème cataracte du Nil, à 350 km au nord de Khartoum et à moins de 50 km du Gebel Markal, a été construit par les Chinois de 2003 à 2009. Dans le film, ce barrage représente la brutalité des autorités du régime d’Omar El Béchir (de 1989 à 2019) qui a entraîné le déplacement de toute la population qui vivait à proximité, principalement des Manasir, peuple nomade d’éleveurs.

Ce site par lequel commence le film concentre différents rapports au monde, à l’échelle contemporaine avec le barrage et le changement de régime mais aussi dans une histoire très longue depuis les pharaons et le culte d’Amont.

Les briquetiers que nous voyons dans le film utilisent les mêmes techniques qu’à l’époque pharaonique, ils fabriquent des briques de la même manière que celles avec lesquelles sont construites les pyramides. Mais cette région du Soudan est aussi celle où on pratique une forme de soufisme, appelée afro-soufisme, un mélange de rituels musulmans et animistes qui a été violemment réprimé par le pouvoir islamiste d’El-Bechir. Le soufisme, et encore plus cette variante, considère que tout ce qui existe est l’oeuvre de Dieu, et est donc sacré : la montagne, les humains, l’eau, les arbres, les animaux…

En se focalisant sur Maher, le film bascule peu à peu dans une dimension onirique et se referme sur cette figure de golem que Maher construit entre rêves nocturnes et déambulations somnambules dans le Gebel Markal. Ce golem prend vie et finit par concentrer toutes les puissances de résistance et de révolte. Quant à la blessure de Maher, elle symbolise dans ce film un passage de l’intérieur vers l’extérieur, de circulation entre le corps et le monde.

Les acteurs sont tous des personnes qui vivent et travaillent là y compris le patron, qui joue son propre rôle. Parmi les ouvriers, beaucoup sont des Manasir, qui ont été chassés de leurs terres par la construction du barrage mais sont restés à proximité et n’ont pas d’autres moyens de vivre que de travailler à la briqueterie ou de se transformer en chercheurs d’or, ce que tentent nombre d’entre eux. Mais pas Maher qui, à la différence des autres personnages, aime son travail. Tandis qu’il y a beaucoup de rotation parmi les briquetiers, lui reste et forme les nouveaux arrivants. Il a un rapport très intense à ces lieux et à ces pratiques. Il s’est énormément investi dans le film. Le réalisateur et Maher EL Khais sont devenus très liés et échangent fréquemment. Ali Cherri se dit ravi qu’il ait été récompensé au Festival du Caire du prix du meilleur acteur décerné par Naomi Kawase, réalisatrice japonaise de True mothers en 2020 que nous venons de voir au dernier week-end de cinéma japonais le mois dernier.

Que dire de plus du « barrage », ce film original qui se distingue à la fois par sa photographie, sa musique et son absence de dialogues superflus… qu’il m’a séduit !