L’AVENIR de Mia Hansen-Love (2016)-Retour de Prades

Une démarche trottinante comme une course empêchée, un élan têtu contre la souffrance, un bouquet de roses rageusement (et impossiblement) jeté, en s’y piquant, dans une poubelle, un chat noir ronronnant – la vie qui va – au creux d’une femme en larmes, reprise par son passé : ce sont autant d’images fortes, émouvantes de L’Avenir de Mia Hansen-Love, ours d’argent au festival de Berlin 2016.

Isabelle Huppert, tout en retenue fébrile et abandon maîtrisé, y campe Nathalie, professeure de philosophie épanouie dans un lycée parisien, mariée et mère de deux ados, soudain frappée au cœur par trois coups du sort : son mari, sommé par sa fille de clarifier la situation, la quitte après vingt-cinq ans de mariage ; sa mère, aussi capricieuse et tyrannique que malade et dépressive, qui la réveille en pleine nuit, l’appelle en plein cours, meurt dans l’Ephad où on l’a placée ; moins grave certes, écrivant pour des éditions universitaires, elle se voit reprocher un travail trop érudit, pas assez attrayant et finalement remerciée pour n’être pas assez flashy ni synthétique dans son approche philosophique. (Mia Hansen-Love, même si ce n’est pas son propos majeur, offre ici une belle satire du monde de l’édition !)

Ce film tout en finesse, doux-amer et lumineux, sur le deuil (d’une mère, d’un amour, d’un projet éditorial) préfère aux éclats d’une rupture, aux portes qui claquent, aux reproches torturés la douceur de l’amitié, la vie rêvée d’une ferme communautaire dans le Vercors et le bonheur de la transmission enseignante. Il nous offre un chemin de résilience ou plutôt, car le terme est un peu convenu et psychologisant, de reconstruction personnelle, inconsciente, par les mots, les gestes, les choses surtout au fil des jours. Un cheminement fait d’élans et de régressions, de projets de voyage et de colères rentrées, entre mouvement fébrile (continuer pour ne pas sombrer, sans trop savoir où l’on va) et arrêts douloureux sur image. Les larmes, langage du silence et de la solitude, fluctuent au gré des circonstances, de la maîtrise ou de l’abandon avec lesquels on réagira : larmes mêlées de surprise accablée et persifleuse lorsque Nathalie reconnaît à travers une vitre de bus la jeune maîtresse de son mari, pleurs réprimés, bercés et comme sublimés par la musique folk dans la voiture de Fabien, ancien élève et ami philosophe de Nathalie, qui les mène à la ferme du Vercors, sanglots irrépressibles près du chat ronronnant. (A noter le nom délicieux de ce chat noir, de la mère de Nathalie (Edith Scob), Pandora, cherchant sans cesse sa place comme sa nouvelle maîtresse, inquiétant comme le vampire du même nom ou s’enfuyant dans la ferme du Vercors une fois sorti de son panier tel une boîte de Pandore !).

Dans ce très beau film sur la douleur, la dépossession et le dessaisissement de soi pour mieux se retrouver et se réinventer – qu’on subisse d’abord la situation ou qu’on l’ait choisi tel Fabien renonçant à sa vie bourgeoise et parisienne pour faire du fromage dans le Vercors – Isabelle Huppert oscille entre chagrin, humour et amertume. Poussant la maîtrise de soi jusqu’au stoïcisme (elle n’est pas intellectuelle et philosophe pour rien…), elle ne cède jamais, ou que fort rarement, au désespoir ou à l’aigreur. Apprenant que son mari (André Marcon) la quitte, elle ne proteste ni n’éclate, n’exprimant qu’étonnement navré et désillusion accablée, dans un curieux mélange d’incrédulité et d’acceptation, comme pour apprivoiser, déjà, la douleur… »Et moi qui croyais que tu m’aimerais toujours ! » s’écrie-t-elle lorsqu’il lui avoue sa liaison et son désir de la quitter. Ses rares reproches ou bouffées d’amertume concernent des livres (lui aussi est professeur de philosophie), un Levinas emporté, un Schopenhauer (maître en pessimisme) réclamé par lui, tout Kant disparu, lecture pourtant aride et peu consolante. Une telle maîtrise de ses émotions, une telle intellectualisation des situations peuvent paraître peu vraisemblables, relever d’un milieu bourgeois – reproche injuste ou faiblesse du film ? Il n’empêche que cette attitude illustre parfaitement, en toute circonstance de rupture, plus encore que de deuil, le combat entre l’orgueil et l’amour, la pudeur et la souffrance, la dignité à préserver au regard de l’autre comme à ses propres yeux et le besoin de comprendre, de s’expliquer, de s’exprimer. Combat sans fin le silence et la parole, le travail sur soi et l’abandon aux sentiments, l’amère noblesse de l’esprit et le cycle sans fin des émotions, des explications, des reproches. Dans un rare moment d’aigreur, Nathalie venue voir sa fille à la maternité, découvre le bébé bercé par son ex-mari et insiste pour le porter ; quand le nouveau grand-père s’en va enfin, elle a ces mots malheureux et un peu fielleux, comme un retour du passé, un sursaut de rancœur : « ah ! celui-là, je pensais bien qu’il ne partirait pas. » La jeune femme se met alors à pleurer : souffre-t-elle de la maladresse de Nathalie qui vient entacher son bonheur de jeune mère en lui rappelant ce passé qu’une nouvelle génération devrait oublier et dépasser ? Se culpabilise-t-elle en se rappelant qu’elle est à l’origine de la séparation de ses parents puisqu’elle a demandé à son père de prendre enfin une décision courageuse, de quitter sa mère pour sa maîtresse ? Douceur et douleur de la vie, réversibilité entre la mère et la fille : si Nathalie, comme tournée vers l’avenir, chante soudain dans la voiture de Fabien pour enchanter sa souffrance, la jeune mère, tirée vers son passé, pleure au cœur de son bonheur d’enfanter.

Se remettre de la douleur, retrouver le goût de vivre, ne passe pas seulement par un travail sur soi, ou le travail du temps. On pourrait s’attendre à un nouvel amour, l’espérer avec et pour Nathalie, qui n’en est pourtant pas encore là – on ne se remet pas si vite : la force du film est justement de déjouer cette attente facile d’une relation amoureuse entre Nathalie et Fabien, à laquelle Mia Hansen-Love préfère l’admiration familière et la complicité caustique de l’ancien élève pour sa professeure de philosophie.

Non, c’est plutôt le réel qui viendra à notre secours car la nature nous enveloppe autant qu’elle nous environne : « les choses ont leur secret, les choses ont leur légende et les choses murmurent si nous savons entendre » – chantait Barabara dans « Drouot ». A Isabelle Huppert, la nature apporte apaisement et consolation – pelouse des Buttes-Chaumont où elle socratise avec ses élèves, rocher du Grand Bé, déjà, où la famille encore unie était placée pourtant d’emblée sous le signe de la mélancolie romantique face à la tombe de Chateaubriand, champs du Vercors propices aux lectures et terrasse au clair de lune où résonnent encore tard dans la nuit les échos assourdis d’une conversation politique sur l’adéquation entre les idées et les actes, le mode de vie bourgeois de Nathalie et le choix bucolique et libertaire de Fabien.

Oui, les choses nous entourent et nous parlent. Elles nous aident à reprendre pied, même si elles nous rappellent le passé et qu’il faudra bien un jour les abandonner concrètement, à moins que, dans un mouvement dialectique, on ne parvienne, faute de les oublier ou de les faire revivre par le souvenir, à les intégrer à notre nouvelle vie : qui de nous, après une séparation ou un deuil, et ce triste solde de tout compte des objets de l’amour défunt, n’a pas finalement gardé tel tableau, tel bibelot, tel livre d’abord détesté comme un souvenir de l’autre et de la relation avortée pour réapprendre à l’aimer, lui sourire à nouveau un beau matin ? Etrange combat de la possession jalouse et du délaissement salvateur, où l’on emporte un livre ou s’en débarrasse, où la maison familiale de Saint-Malo, appartenant à la famille de l’ex-mari, et où l’on pourrait continuer d’aller en vacances, devient soudain insupportable à Nathalie, qui y récupère toutes ses affaires…

Le livre est sans doute l’objet le plus emblématique de cette relation viscérale aux choses, le plus paradoxal aussi car il pourrait n’être que le véhicule banal, fort remplaçable de la pensée et de la culture d’Isabelle ou de Heinz, son mari. Non qu’il s’agisse de livres prestigieux, ou d’une édition de luxe auxquels on tiendrait particulièrement pour leur valeur marchande : ce sont plus simplement des compagnons de vie, sur lesquels on a travaillé pour ses élèves ou dont le message, les valeurs nous ont portés au fil de notre vie, nourrissant nos interrogations, répondant parfois à nos doutes ou nos angoisses : La Mort de Jankélévitch face à la folie, à la dégradation d’Yvette, la mère de Nathalie, Les Pensées de Pascal qui irriguent le film et dont la lecture devant une classe suscite le questionnement sur le sens de la vie, la misère de l’homme sans Dieu, le pari gagnant de la foi – surtout quand on est athée, que notre vie bascule et qu’il faut lui redonner sens et se réinventer ; mais surtout ce titre oxymorique d’Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, écho direct de l’angoissante nouvelle vie de Nathalie.

La culture et le métier, si on le vit avec passion, ici l’enseignement, nous sauvent -nous l’avons tous mesuré dans les circonstances difficiles – ils nous structurent, ils donnent sens et rythme à nos vies – fussent-elles par ailleurs parties en lambeaux. Du sujet de philosophie qui ouvre le film : « peut-on se mettre à la place des autres ? » aux débats animés entre Fabien et Nathalie (et quel plus beau rêve pour un enseignant que de transmettre non seulement son amour des mots et de la pensée, mais jusqu’à son métier même, et son goût de l’écriture !?), la vie de la pensée anime et scande les étapes douloureuses d’une existence, d’une correction de copies sur un bateau empiétant un peu (trop ?) sur la vie familiale, à ce cours buissonnier, abandon bucolique et concentration rêveuse, sur les collines des Buttes-Chaumont, lui-même interrompu par l’appel d’Yvette, cette mère si possessive. Un fil rouge parcourt ces scènes, ces moments d’échange ou de réflexion, de lecture solitaire : la question de la vérité, au cœur du film et d’un cours de Nathalie. La vérité, en amour, en politique, en philosophie même existe-t-elle, ou ne faudrait-il pas s’interroger plutôt sur les critères qui la fondent ? Tout n’est-il pas plutôt affaire de désir, ou d’urgence intérieure, de vérité intime, pour tout dire, de cheminement pour revivre et se réinventer encore une fois pour Nathalie.

La dernière scène, bouleversante, du film, résume tous ces questionnements et réconcilie les éléments épars de ce drame intime, sous la lumière du monde – un monde intériorisé, un appartement avec sa lampe orangée au fond de la pièce, ses étagères en bambou et ses livres au premier plan, une bibliothèque témoin du temps et de la permanence, de ce qui demeure quand tout semble se déliter : le dîner de famille vient de réunir Nathalie et ses enfants, son gendre et sa petite-fille qu’elle berce dans ses bras. Un lent travelling arrière sur le salon ramène aux marges du cadre le fils de Nathalie et, de l’autre côté, l’héroïne elle-même entrevue dans l’entrebâillement de la porte voisine, puis les met hors-champ, comme pour dire la force des choses qui nous enveloppent et nous sauvent, qui, seules, demeurent et nous préservent lors même qu’elles semblent nous évacuer.

Au son du sublime lied de Schubert Auf dem Wasser zu singen, une certitude nous gagne et nous foudroie : ce sont nos enfants, ce sont les choses qui nous sauvent. Grâce à eux, la vie est enfin réconciliée.

Claude

CINE RENCONTRES PRADES 2022

La vocation des Ciné-Rencontres de Prades est d’œuvrer à une meilleure diffusion des films d’auteurs. Ce festival international de cinéma se tient chaque été depuis 1959 au pied des Pyrénées catalanes

Et cette année encore plusieurs Cramés de la bobine y étaient

La sélection « Solveig Anspach » met en lumière des premiers films et le prix a été décerné cette année à Wet Sand de Elene Naverlani.

Nous proposerons très prochainement ce film dans notre programmation pour le partager avec tous les spectateurs de l’Alticiné !

Murina-Antoneta Alamat Kusijanovic

Synopsis – Sur l’île croate où elle vit, Julija souffre de l’autorité excessive de son père et trouve le réconfort auprès de sa mère. L’arrivée d’un riche ami de son père exacerbe les tensions au sein de la famille. Julija réussira-t-elle à gagner sa liberté ?

Ce film croate a reçu la caméra d’or au festival de Cannes en 2021, a été développé avec le soutien de la Cinefondation du Goethe Institute et coproduit par Martin Scorcese. Il dure 1 heure 32 minutes, a reçu un financement croate, américain et slovène.

Murina hypnotise d’emblée par sa superbe séquence inaugurale et subaquatique qui montre Julija en compagnie de son père Ante, partis comme tous les jours, pêcher la murène au harpon.

Antoneta Alamat Kusijanovic est une réalisatrice croate née à Dubrovnik qui vit aujourd’hui à New York. Après avoir étudié à l’Académie d’art dramatique de Zagreb, elle obtient une maîtrise en scénario et réalisation à l’Université de Columbia à New York.

En 2017, elle avait réalisé un court-métrage « Into the blue » nommé aux Student Academy Award, qui a été récompensé à la Berlinale, au festival du film de Sarajevo et aux Premiers Plans d’Angers.

L’histoire de Murina se déroule dans une nature austère, où les émotions sont exacerbées et, où les sens, exposés à la mer, au soleil et à la roche, incitent le réel à fusionner avec le spirituel.

Pour la réalisatrice, il est important de raconter l’histoire de ces deux générations de femmes piégées dans le machisme et la violence, ce que beaucoup appellent la mentalité croate…

Pourquoi le choix de la murène, ce poisson anguiliforme du bassin méditerranéen dont les dents acérées et la souplesse sinueuse ont des reflets légendaires ?

Son nom scientifique « murenae helena » qui évoque la belle Hélène, la femme la plus célèbre de la mythologie grecque à l’origine de la guerre de Troie, en fait une variation sur l’éternelle histoire de la beauté mise en cage qui cherche désespérément à s’en échapper.

Les acteurs, à l’exception de Javier, joué par Cliff Curtis, sont originaires des Balkans.

Cliff Curtis qui est né en 1968 en Nouvelle-Zélande, est imprégné de tradition maorie. Il a joué : en 1993, le rôle de Mana dans « la Leçon de Piano » de Jane Campion, en 1999, dans « A tombeau ouvert »de Martin Scorcese, en 2022, dans « Avatar », « la voie de l’eau » de James Cameron, en 2024, dans Avatar 3, toujours de James Cameron, ainsi que dans de nombreux téléfilms.

En ce qui concerne Julija, Gracija Filipovic, est née en 2002 à Drubovnik, a reçu une formation théâtrale et a joué dans « Into the blue ». Ces collaborations avec la réalisatrice lui ont valu une reconnaissance internationale et une mention à la Berlinale.

Danika Curcic, qui joue le rôle de la mère, est une actrice danoise d’origine serbe, née à Belgrade en 1985. En 2014, elle joue le rôle de Sanne, atteinte de la maladie de Charcot, dans le film de Bille August, où elle obtient la shooting star de la Berlinale. Elle est aussi présente dans les séries Wallander et Bron.

Leon Lucev, qui joue Ante le père, est né en 1970 à Šibenik en Croatie est un acteur réalisateur. Il joue dans de nombreux films croates et bosniaques, tient le rôle principal dans « Sarajevo mon amour » en 2006 et, en 2010, dans le « Choix de Luna » qu’il a réalisé ainsi que « Love Island » en 2014.

A mon avis, ce premier film, réalisé par une trentenaire, qui est un récit initiatique, a su déjouer les clichés. Il est une œuvre maîtrisée même si l’île paradisiaque où il est tourné est un cocon menaçant pour la jeune fille. On y retrouve de la virtuosité dans la mise en scène, la photographie est sublime et le rythme soutenu. Point qui mérite d’être souligné, il est coproduit par Martin Scorcese que l’on ne présente plus et qui confirme les qualités de cette réalisatrice.

Murina pose l’éternelle question de la libération de la femme dans les sociétés patriarcales mais réussit-il à aider Julija à gagner sa liberté ?

Marie-Christine Diard

Swing-Tony Gatlif (2)

« Je n’arrive pas à faire les pompes ! » dit l’apprenti, le gadjo (sans majuscule…). Mais la « pompe », celle qui nous fait reconnaître la musique dite « jazz manouche » est un enchaînement « rythmique » d’accords. Par exemple Am, Dm, E7… Enrichis de 9éme éventuellement. C’est à dire un enchaînement rigoureusement tonal… Avec sa cadence* parfaite et son tempérament égal…enchaînement appartenant en propre à la musique des gadjos… la musique tonale, des gadjos donc, ceux qui ne jouent pas avec le cœur puisqu’ils utilisent l’écrit en musique… dit-on dans le film de Tony Gatlif …

Le maître Django Reinhardt, a fondé avec le « gadjo » violoniste Stéphane Grappelli (un autre maître) le Quintette du Hot Club de France. Une formation strictement jazz (swing**), c’est à dire strictement consacrée à la musique tonale, harmonique, définition même de notre musique occidentale depuis le XVIIIème siècle. Une musique dont parmi les maîtres, on peut citer, sans en faire le tour, MozartChopin (maître avec les autres en improvisation, en conformité avec la tradition occidentale) Berlioz etc.

L’apport dans cette formation, de Django Reinhardt, en plus de sa virtuosité et de son immense talent d’improvisateur, fut d’introduire systématiquement…. les pompes pardi !

Des accords « tonaux » (pléonasme ici), en tempérament égal, sur une guitare avec des frettes (occidentale donc). Bref, une musique de gadjo… qui ne vient pas du cœur… Dit-on.

Qu’est-ce qu’un Oud ? Un instrument dont la vocation est de réaliser des lignes mélodiques. Comme le violon, même si avec quatre cordes on peut faire sonner des « accords », c’est bien « un instrument mélodique ». De plus, comme le violon, il n’a pas de frette. Pourquoi ? Parce que son champ d’expression dépasse, et de loin, les échelles tonales et le tempérament égal ! Les « modes » dont il est le porteur, sont multiples et surtout expriment des « humeurs » (modes en arabe !) très variées. Bien loin de notre mode mineur, toujours semblable à lui-même quel que soit le ton, (du type évoqué plus haut Am, Dm etc.) bien loin de la musique « occidentale ».

Le Oud est, partant, inapte à faire des pompes ! Il était pourtant essentiel pour Tony Gatlif de contraindre le Oud d’Abdellatif Chaarani de jouer une musique occidentale, pour déguiser le jazz manouche en une « musique-non-occidentale-compatible » … Joli alibi, joli mensonge ! Mais pourquoi ?

L’objectif est ici de brocarder la musique des gadjos, qui ne vient pas du cœur… Rendez-vous compte, ils pratiquent la lecture en musique ! C’est d’un racisme assez basique que l’on parle. Le monde Rom serait bien plus authentique que celui des gadjos. On y connaît les plantes et leurs vertus (ma grand-mère n’y connaissait rien…). On y est plus libre et plus malin. On s’étonne même du fait que parfois une vieille dame « non rom » refuse de se faire voler (« elle est maligne la vieille » entend-on dans le film) Ici, le poncif, les manouches sont des voleurs ne choque pas ! Peut-être trouve-t-on ça normal…

La musique (plutôt mal traitée, avec des séquences bien pauvres et souvent mal jouées, indignes du jazz manouche) est ainsi prise en otage, pour véhiculer des évidences qui n’en sont pas. La musique, souvent « mal-entendue » à travers cet usage néfaste, abuse et manipule les spectatrices et spectateurs. Spectatrices qui seront, par ailleurs peut-être un peu moins dupes de ce discours assez grossièrement raciste, devant le traitement à double langage, au fond très sournois, qui est ici réservé aux femmes…

Swing, femme, homme, musique non gadjo… A quoi joue-t-on ?

Christian Chandellier

* Il ne s’agit pas ici bien sûr de cette étrange cadence dont on nous parle avec insistance dans le film. Qui serait tout simplement le maintien du tempo… L’inverse d’un rythme donc… « swingué » peut-être.

**Le Swing est un style de jazz, caractéristique notamment du courant du « middle jazz ». Emblématique des années 30.

SWING-Tony Gatlif

Swing et les Femmes

Le problème du racisme de la société française envers les communautés rom n’est pas l’objectif du film. Gatlif prend même le problème à l’envers, comme si l’intégration d’un non rom dans la communauté rom était le sujet ou un sujet important. La grand-mère des beaux quartiers de Strasbourg qui accepte quasiment sans broncher (à part un « ça ne va pas du tout ») que son petit-fils fréquente quotidiennement les tziganes de la cité et qu’il y prenne des cours, y dorme, qui va elle-même en visite au camp, invite l’antiquaire rom prendre le thé, etc, c’est formidable mais pas très réaliste. 

Il s’intéresse encore moins au racisme qu’impliquent les positions traditionnalistes de la communauté rom envers les non roms, appelés dans un grand tout essentialiste gadjo, au contraire il semble adhérer à une vision raciste qui considère une culture, la sienne, comme étant supérieure à toutes les autres (pire, en face il semble n’y en avoir qu’une, la non rom qu’il lui oppose ) et ce à travers la prétendue supériorité de sa « musique rom » (avec une concession qu’il devrait nous expliquer à  la musique juive et arabe ou kabyle). Il aurait du mal à tenir la route face à un musicologue et musicien aimant, connaissant et faisant écouter toutes les musiques du monde…

Si le réalisateur semble n’avoir voulu fâcher personne, puisqu’au mieux on peut parler de critique et de dénonciation molles, c’est que l’objectif de son film n’est pas de dénoncer ou critiquer quoi que ce soit mais de divulguer la culture rom sans qu’il y ait la moindre zone d’ombre, au point que cela devient de la propagande.

Pourtant, le sujet de la place de la femme dans cette société semble le gêner franchement aux entournures. On sait bien que les femmes rom doivent précisément se rebeller contre leur culture pour s’émanciper. Le film commence par cette affiche avec laquelle on ne peut qu’être d’accord : « Paix et liberté. Concert exceptionnel avec un orchestre féminin ». Pour ensuite nous montrer (sans jamais vraiment le dénoncer… tout en le dénonçant… mais avec un sourire compréhensif) que les femmes sont toujours à la cuisine et dérangent les hommes qui ne peuvent pas faire des choses plus intéressantes « sérieusement » (le mot est employé), à savoir faire de la musique… Elles devraient faire la vaisselle sans faire de bruit et ne pas papoter entre elles. D’ailleurs elles sont envoyées étendre le linge… 

Soudain le plus machiste de tous, le professeur tant admiré de guitare, découvre, en s’en moquant, -alors que les murs sont couverts d’affiche depuis des jours- qu’un concert est prévu sans eux les hommes … Et pour finir, tout le monde joue ensemble sans le moindre conflit ouvert.  Mais il ne faut pas s’en réjouir : pas de prise de position contestataire des femmes qui avaient fait cette affiche, pas de libération de leur parole, pas de résolution de conflit. Pire, voici la solution proposée par le film : chacun•e sa place et pas d’histoire.  Les femmes finissent par jouer au concert (voix ou instrument) mais après avoir pris longuement des leçons des hommes et s’être bien fait taper sur les doigts… toujours si gentiment et joyeusement qu’on est censé accepter la place subalterne que le film donne aux femmes. Elles ont fini en somme par être dignes de se produire au grand concert, non sans peine !  

Rappelez-vous également cette fête qui se prolonge par la belle rencontre entre cultures musicales manouche, yiddish, kabyle à la station essence… entre musiciens hommes exclusivement tandis que soudainement, sans explication,  les femmes, tout aussi musiciennes, repartent à pied sur la route, certes en dansant et en chantant mais le fond du sujet est qu’elles rentrent à la maison… à eux le professionnalisme, à elles la frivolité. 

Quel est le message de Gatlif  ?  Il cautionne la discrimination faite aux femmes car s’il ne la nie pas toutt à fait, il ne la reconnaît jamais vraiment et nous encourage à ne pas la prendre à mal : c’est la culture rom, semble-t-il nous dire, et pour finir, allez, tout le monde est quand même ensemble à faire de la musique dans ce merveilleux camp rom. 

Et finalement l’affiche féministe qui ouvre le film m’apparaît comme un alibi contredit par tout ce qui va suivre, et comme un écran de fumée. 

Pourtant toute culture évolue et on ne peut que le souhaiter. Comme l’a fait remarquer le public, nous en étions là, il n’y a pas si longtemps, et nous en sommes même souvent encore là… 

Et le personnage de Swing qui donne son titre au film ? Quelle énigme ! Un personnage androgyne mais qui est bel et bien une fille et tout le monde le sait dans le camp. Max le découvre vite à son tour. Faut-il s’habiller en garçon et se comporter en garçon pour pouvoir vivre comme les hommes dans la société rom, c’est-à dire libre ? A méditer dans un film où l’on vante beaucoup l’amour de la liberté …

NB Je vous recommande l’excellente histoire des roms, en italien et je ne sais pas si le livre a été traduit en d’autres langues, de Spinelli : Rom questi sconosciuti (« Roms, ces inconnus »).  Santino Spinelli, c’est Alexian, le musicien rom italien de l’Alexian Group, licencié en musicologie et en langues, il enseigne Langues et culture rom à l’université de Trieste.   

Swing et Liberté

Dans Swing nous retrouvons la thématique de la double identité de Gatlif, né d’un parent rom, sa mère et un parent non rom, son père. Cette double appartenance à la communauté discriminée et la communauté discriminante, certainement pas toujours facile à gérer, traverse les films de Gatlif, qui traite de la difficulté et la possibilité d’une rencontre, d’une acceptation, d’une entraide et d’un amour mutuels.  

Ce film, Swing, en est un exemple à travers l’amour entre un gadjo et une rom, mais le plus emblématique à cet égard est sans doute Liberté (2009) dont il a écrit le scénario et dont il a voulu ensuite tirer un roman, en collaboration avec Eric Kannay, qui a été sa plume, aux Editions Perrin, en 2009.

Je n’ai pas vu le film Liberté. Le roman est très moyen mais ses qualités sont ailleurs. Il évoque la persécution et les rafles de roms sous la France de Vichy en collaboration avec les occupants nazis pendant la seconde guerre mondiale, et finit sur la déportation de la communauté rom vers un camp d’extermination. Porrajmos est le nom donné par les roms au génocide de leur peuple par les nazis : sur deux millions de roms vivant en Europe avant la guerre, 500 000 environ ont été exterminés au motif qu’ils et elles avaient au moins un grand-parent rom. La famille tsigane dont s’est inspiré Tony Gatlif a été déportée à Auschwitz le 15 janvier 1944.

Le vétérinaire du village, Théodore, essaie de sauver la communauté rom qui vient traditionnellement faire les vendanges chaque année au village en leur cédant à la propriété de la maison et du terrain de son grand-père. Il les fait ainsi sortir du camp où la police française les a enfermés.  Sédentarisés, ils et elles ne sont plus passibles du fichage par la gendarmerie des nomades depuis 1912, qui les oblige à présenter un carnet à l’arrivée et au départ d’un lieu de séjour, et ne sont plus repérables par les nazis. Il compte sur l’aide de l’institutrice Lise Lundi qui va les scolariser, ce personnage étant inspiré de la résistante Yvette Lundy, déportée pour avoir fait de faux papiers.

Mais c’est sans compter sur la soif de liberté des roms qui reprendront la route. Arrêtés par les Allemands tout près pourtant de la frontière belge, ils et elles n’éviteront pas la déportation.  Dans ce livre, les liens sont affectueux entre les villageois et les roms, le mot « heureux » est souvent répété, il y a de l’entraide, les roms sauvent la vie du vétérinaire, victime d’un coup de sabot de cheval, avec leur savoir ancestral. Cette harmonie est rompue par la guerre, « leur guerre » comme disent les roms.  

Ce qui me frappe, c’est le parallélisme mais aussi le contraste entre les deux films. 

Le thème de Porrajmos est au cœur du film Liberté, nous sommes dans le temps et l’action du film. Dans Swing, le génocide est introduit par un témoignage rapporté par une très vieille femme, sur le mode donc de la mémoire (photos et récit), une scène rapide et moins bien intégrée au film.

Dans Liberté, le p’tit Claude, un enfant orphelin qui, menacé d’enfermement puisque menacé par sa famille d’accueil de le mettre à l’assistance publique va suivre les roms, lui le gadjo, jusque lors de la dernière nuit tragique, car ils sont devenus sa seule famille : « je veux devenir bohémien », leur dit-il. Il partage avec eux l’amour de la liberté qui donne son titre au film et au roman. Dans Swing, c’est au contraire un gosse des beaux quartiers (certes délaissé par une mère qui se consacre à son travail, mais il vit douillettement avec une grand-mère aimante et des frères et sœurs,) qui veut se marier avec une rom, car d’abord séduit par leur musique puis par l’amour de la liberté, à chacun.e de juger, j’ai été, pour ma part, moins convaincue et moins émue. 

Monica Jornet

Contes du Hasard et autres fantaisies-R.Hamaguchi

Lecture du film CONTES DU HASARD ET AUTRES FANTAISIES de Ryūsuke Hamaguchi (au risque de la psychanalyse)

LE HASARD NE FAIT PAS TOUT

Le hasard dont il s’agit dans ce triptyque cinématographique, est présent dans les différentes rencontres, chacune dans sa contingence, sous tous les angles, reflets de miroirs qui basculent sur son axe, nous montrant des pans, jamais une réalité « entière ».

Il y a un dicton connu : « Il n’y a pas de hasard ». En tout cas, le hasard ne fait pas tout et la part qui lui revient nous fait parler (ou écrire). Essayons d’approcher la logique, la loi du désir chez les personnages des trois contes de Ryusuke Hamaguchi. 

Du point de vue de la psychanalyse, la loi du désir est dictée par le fantasme, dégagé par Sigmund Freud à partir de constats cliniques, dans son texte « Un enfant est battu » * Le fantasme fondamental, à l’intersection de l’imaginaire et du symbolique, est construit de manière inconsciente par le sujet, avec un scénario qui se répète et qui donne le cadre de la réalité à chacun. Il n’a pas le même statut que le rêve éveillé (les fantaisies).

Il se construit en trois temps, dont le second est inconscient donc efficace. Dans le premier, les sujets en analyse associent très souvent des scènes vraies ou imaginées qui se résument dans la phrase : Le père bat un enfant que je hais (le frère dont je suis jaloux).

Dans le deuxième : je suis l’enfant battu par mon père, il me bat parce qu’il m’aime.

Dans le troisième, il y a une généralisation des personnages ; on bat un enfant dont on ne connait pas l’identité…mais ce n’est pas le père sinon un substitut qui le fait, et le sujet prend plaisir à être à la place de spectateur

LES TROIS CONTES : 

Ce qui fait l’unité des trois récits, me semble être deux aspects à mettre en relation avec le fantasme : d’une part, la solitude des personnages- la jouissance du fantasme est toujours solitaire- et d’autre part, la blessure, mot qui se répète dans les trois contes : on peut constater que le fantasme est cicatrice d’une blessure, produit d’une blessure. La blessure qui, sous le modes actif, passif et pronominal (blesser-être blessée-se faire blesser) agit toujours chez les protagonistes…

« Magie »?

Dans le titre il y a la possibilité d’interroger l’illusion.

Dès le début, nous sommes dans la dimension de l’image : la séquence commence par une séance de maquillage pour des photos de publicité, où deux femmes sont « en miroir » à se regarder et se pouponner une en face de l’autre. On fait briller les cils qui entourent ce regard et toute une petite équipe cordiale regarde satisfaite le résultat de leur travail, ce que l’illusion a donné via la caméra, qui est un substitut de l’œil, qui fixe la place du sujet voyeur. 

Tout de suite, les deux femmes qu’on découvre très complices, entament un dialogue où la deuxième raconte à la première, en toute intimité, la nouvelle rencontre qu’elle a faite avec un homme, « hors temps », qui la tient en haleine, en état de jouissance et d’ignorance. En effet, elle ne sait pas que l’autre femme dont son nouvel ami lui parlait, est en face d’elle.

La première, jalouse, avec « rage et tristesse », « fâchée contre le destin » finit par avouer à son ex-petit ami que pour elle, aimer c’est blesser. Elle se sent « un produit défectueux », avec comme corolaire la honte suscitée par un sentiment de manque dans son être. 

Quelque qu’elles soient les issues proposées par le scénario, elle reste seule.

« La porte ouverte »

Un des premiers plans du deuxième conte fait apparaître une relation de soumission presque violente ; la position d’un maître « terrible » qui refuse un élève, sans que nous sachions de quoi il s’agit dans la scène. Cette relation finira par s’inverser : c’est le maître qui sera déchu, non sans l’intervention d’une tierce personne, à la place d’objet entre les deux : une femme. L’élève rejeté, éjecté de la scène est blessé dans son amour propre et blesse à son tour cette fille qui se laisse utiliser pour aller séduire le maître écrivain qu’elle admirait et dont certaines pages l’excitaient…Elle joue son propre scénario fantasmatique avec le professeur, et lui fait une proposition. Elle semble prendre une position de maîtrise mais ce faisant, elle court à sa perte, et entraîne l’autre dans sa chute, par un acte manqué où elle dévoile dans les réseaux, la relation érotico-auditive qu’ils ont instaurés, tout en laissant… la porte ouverte du bureau. Cette erreur d’envoi qui la sidère encore quelques années après, provoque l’éjection du professeur de son poste à l’Université autant que de son désir d’écrire et pour elle, de sa position d’épouse et mère. Cette mauvaise rencontre de deux êtres qui avouent souffrir d’une haine de soi, produit leur sortie de la scène. Mais ce n’est pas le cas pour celui qui en était l’instigateur et qui finit en maître de jeu, en jouissant de l’anéantissement de celui qui l’avait blessé. 

Dans la rencontre finale, hasardeuse, dans le bus, la fille semble avoir une réaction, un changement de position, voulant couper tout lien avec celui qui a gâché sa vie. Du haut de sa réussite professionnelle, il lui promet un travail au rabais et pour mieux la fixer à une place dénigrée, lui dit que pour se marier…il en choisit une autre ! Malgré la position qu’il lui assigne, elle finit par lui donner sa carte de visite. La suite n’est pas difficile à supposer : la répétition, le sans-issue de certaines relations. Le désert où elle vit ne suffit pas, il faut que la position de masochisme (moral) qui est la sienne, s’éprouve dans sa chair…

C’est elle qui laisse cette fois-ci « la porte ouverte » …au retour d’une relation fantasmatique, qui la fixe à une position rabaissée.

« Encore une fois »

Une autre jeune femme encore, qui se présente seule, blessée par un premier amour, « pas d’amies » va faire une rencontre occasionnelle avec celle qu’elle croît être une ancienne collègue de lycée. Elles semblent en parfaite empathie et très contentes de se retrouver. 

Il s’avère que l’autre n’est pas celle que chacune pensait : l’oubli ou la substitution du nom de la femme « retrouvée », permettent la confusion. Cela finit par se dévoiler. On n’est pas dans le malentendu, qui est un fait de langage. Dans les souvenirs de jeunesse respectifs, un trou est venu se présentifier pour chacune, comme le dit un des deux personnages. Est-ce ce trou qu’elles essayent de boucher, en se mettant à la place des personnages perdus jadis, et en jouant leurs rôles de manière à satisfaire le désir de l’autre ? Elles « réalisent » ainsi certains fantasmes qui étaient « en souffrance », auxquels elles sont restées fixées. Leur séparation faite des gestes de reconnaissance nous laisse penser que cette rencontre pourrait déboucher sur un mieux-être pour chacune. 

La « qualité » d’une rencontre est déterminée par ce qui de l’autre, va satisfaire l’idéal du sujet, à travers le fantasme.

Tout à fait par hasard je trouve ces jours-ci, dans mes lectures, des citations de Jacques Lacan à propos du sujet japonais **: la thèse de Lacan à ce propos est que « son appui identificatoire n’est pas seulement un signifiant maître mais que c’est tout un essaim-une constellation qui tient à ce que dans la langue japonaise, la lettre est faite chose, est faite référence. Il ne lui vient pas cette sottise d’ «occidenté » de penser Je suis moi…Même pas Je suis un autre, comme Rimbaud mais je suis les autres. Il est porté à s’identifier, à tout moment, à partir de l’autre auquel il s’adresse…Le japonais est conduit, par la langue qu’il habite, à prendre appui sur le Tu pour son identification, il ne peut pas le faire sur le Je.

Le résultat en est que, dans ce qu’il trouve amené à formuler dans sa langue (c’est évidemment très différent quand il s’exprime dans une autre langue), il tient généralement à vous faire plaisir »

                                                                                            Susana Sherar

*S. Freud : Un enfant est battu dans Névrose, psychose et perversion. P.U.F.

** J-A Miller : Comment finissent les analyses ? Page 165

Et j’aime à la fureur de André Bonzel

Depuis l’enfance, André Bonzel collectionne des bobines de films amateurs.
Dans un joyeux désordre, grâce aux instants de vie de cinéastes anonymes mêlées à des films d’archives familiales éclairantes, de ses propres images mettant en scène ses petites amoureuses nimbées d’une aura érotique et que ses commentaires en voix off expliquent avec gouaille, il reconstitue sa vie !
A cela se mêlent de petits morceaux de son court métrage Pas de C4 pour Daniel Daniel (1987) et de son seul et unique long métrage précédent C’est arrivé près de chez vous (1992), tous les deux co-réalisés et joués respectivement par Remy Belvaux et Benoit Poelvoorde, le tout ponctué de clins d’œil de Keaton, de Charlot.

Depuis 1992, après un 1er film tourné à 30 ans à peine et encensé, 1er succès qui ne débouchera sur aucun autre, mais sur une suite de projets avortés ou de refus de réaliser les films qu’on lui proposait, André Bonzel avait disparu des écrans.
Et j’aime à la fureur, documentaire auto-biographique fait la lumière sur ce silence inattendu, improbable et mystérieux, sur ces trente ans de vie occupées à régler son compte à une enfance malheureuse, à se perdre à se regarder vivre à distance, à s’empêcher de vivre sa vie …
Et voilà : André Bonzel-Expédit a le cinéma dans la peau ! Et c’est de famille, comme on ne tarde pas à l’apprendre.
On pouvait craindre de s’ennuyer ferme (autobios = souvent auto-satisfactions qui nous laissent sur la touche) mais c’est tout le contraire ! On est embarqué par la narration douce, par la musique, par les tendres récits de vie mêlés aux souvenirs, parfois très durs, du cinéaste sur sa propre famille. Il fait revivre Maurice, Octave, Jean-Paul, Lucette, Julie et nous passionne pour leurs destinées.

Sur lui-même, il dévoile beaucoup, et semble, avec ce film, se libèrer en exposant et illustrant par exemple ses troubles alimentaires grâce aux images tournées par d’autres, ou encore exhibant les films tournés dans l’intimité de nombreuses chambres à coucher (on filme des scènes érotiques depuis l’invention des premières caméras amateurs !) pour parler joliment de son grand appétit sexuel à lui, de sa fascination absolue (et ancestrale), pour les femmes, pour la Féminité.

En rendant à la vie l’empreinte éphémère des jours heureux, le cinéaste travaille, l’air de rien, la mémoire qui fout le camp, la volonté de fixer à jamais des instants de la vie, d’immortaliser les êtres chers (ou moins chers), la cruauté des destins contrariés, l’amour et les amours heureuses souvent éphémères, empêchées parfois.
Et il n’oublie pas de mettre l’accent sur la par5 de mise en scène de fiction inhérente aux films de famille. Les rares images de son enfance le montrent embrassant la main de son père enserrant la sienne et montre ce père absent lui caressant la tête ! Quant à sa mère, le seul bout de film qu’il possède, la montre riant aux éclats, elle qu’il a tant vue pleurer, et de plus riant à côté de ce père haï qui les a toujours ignorés et finalement abandonnés !

Le titre Et j’aime à la fureur est tiré du poème de Baudelaire Les Bijoux
(…) Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière
(…)

Et j’aime à la fureur est une déclaration d’amour criante d’André Bonzel pour le cinéma. Son film raconte ça, le besoin viscéral, le désir à tout prix de faire des films.
Et la musique originale et très inspirée de Benjamin Biolay, avec la belle voix d’André Bonzel, nous accompagnent tout du long .
Poétique, drôle, humain, singulier et troublant, ce film original réconforte et fait remonter le souvenir de ceux qu’on a aimé à la Fureur, un délicieux jardin secret, reflet de celui que chacun de nous porte en lui.
Et j’aime à la fureur résonne en nous.

Posant son regard aimant sur son regard aimant, André Bonzel fait d’Anna, son épouse rencontrée à Prague en 1987 et la mère de ses trois enfants, le point d’orgue de ce récit de sa vie. C’est beau.

Vraiment, une réussite, ce film !

Marie-No

Spécial Amis :

Notre ami Claude Sabatier, rédacteur du Blog des Cramés de la Bobine a publié ce très beau livre :

Ce livre sur le travail – si scolaire qu’il puisse d’abord paraître avec ses guides de lecture : chronologies, bibliographies, glossaires, citations et études du cadre spatio-temporel et des personnages – offre aussi, en cette période électorale, une réflexion générale sur le travail, dans ses dimensions politico-historique, socio-professionnelle et existentielle : il interroge cette notion essentielle et fondatrice, au coeur de nos vies, aussi bien en termes de production économique, de transformation du monde et de soi que d’épanouissement personnel ou d’aliénation physique ou psychologique …

    

Notre amie Monica Jornet, rédactrice pour le blog Cramés de la Bobine a réalisé cette conférence pour France Culture :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/divers-aspects-de-la-pensee-contemporaine/libre-pensee-l-espagne-rouge-et-noir-avec-monica-jornet-4684255