Pour la France – Rachid Hami

Une équipée nocturne sous des projecteurs qui s’éteindront – panne ou malveillance – lors de la traversée, avec casque, treillis et rangers par les « bazars », soit les bizuths, de l’étang du Bazar Beach de 2, 7 m de profondeur, dans une eau glaciale à 9° C, sur 50 m, sous les tirs de cartouches à blanc scandant la Chevauchée des Walkyries de Wagner, dans une atmosphère digne d’Apocalypse now...« 

Un rite de passage, d’initiation, d’intégration comme on dit, à Saint-Cyr Coëtquidan, décidé par les « fines », le bureau des 2ème année, malgré l’interdiction officielle des activités nocturnes et en l’absence des autorités militaires en cette terrible nuit du 29 au 30 novembre 2012. Une souffrance, voire une panique sensibles dès les premiers plans du film face à cette activité théoriquement facultative proposée aux nouveaux, un « bahutage » et non un « bizutage » selon un curieux euphémisme, mais embrassée au nom d’un idéal militaire d’énergie, de cohésion et de sacrifice de soi. Une peur et une lassitude légitimes après 5 semaines de bizutage, et le premier passage d’une vingtaine de 1ère année épuisés et suffocant comme un élève l’a signalé aux organisateurs, les priant d’arrêter au plus vite le jeu, l’expérience, ou plutôt la répétition orchestrée, ritualisée du débarquement des Alliés en Normandie le 15 août 1944… Mais « le colonel des gardes », responsable de l’opération, n’entend pas céder et tout cesser en si bon chemin…Qui oserait du reste vraiment, tant le sentiment d’appartenance est puissant, la soif d’héroïsme intense, se dérober à cette grand-messe nocturne ? Pas même le jeune Jallil Hami, 24 ans, frère cadet du cinéaste, lecteur précoce de Dumas et Zola, passionné d’égyptologie, qui a consacré un an de sa vie à faire le tour du patrimoine mondial de l’humanité en péril pour le compte de l’Unesco, si épris d’ascension sociale et d’intégration culturelle après avoir fui avec sa mère et ses frères la violence islamiste des années 90 en Algérie qu’il entre à Sciences Po en 2006, fait une année de césure pour son master d’économie à Taïwan en 2008 et intègre Saint-Cyr en août 2012 comme Officier Sur Titre, cinquième au classement. « C’est au travers de la haute fonction publique et de l’engagement politique que d’ici trente ans, certains d’entre nous auront prouvé que la démocratisation des écoles d’élite avait un sens, qu’elle a permis de produire de nouvellles idées, et non de les reproduire. » Un rêve dont on devine d’emblée l’effondrement à la respiration haletante du jeune homme, très bon sportif quoique nageur moyen (là n’étant toutefois pas la question), au regard inquiet quoique déterminé rivé sur le fatal étang où les jeunes recrues surchargées s’agglutineront dans la boue et le froid, disparaîtront quasiment sous l’eau avec leur barda, où crèvera comme une bulle l’appel à l’aide inentendu de Jallil. Jallil qu’au moment de l’appel, on retrouvera noyé près de la berge, au petit matin.

De ce fait divers tragique Rachid Hami aurait pu tirer un film pathétique ou un réquisitoire virulent contre l’armée – choisir encore, plus simplement, de dérouler et dramatiser une chronique judiciaire haletante, dont on aurait suivi avec passion, tant on aime les films de procès, les étapes, les palinodies et les accommodements pendant 8 longues années, de 2012 à 2021 – des réticences premières de l’institution militaire au verdict final condamnant 1 officier et 2 élèves-officiers à 6 à 8 mois de prison avec sursis, sans inscription sur leur livret militaire, en passant par le décès de la première juge d’instruction et la faillite d’un avocat très remonté, qui voulait faire payer durement les hauts gradés, comme il l’explique au café à Ismaël, le grande frère d’Aïssa. Rachid Hami a choisi un moyen terme, à l’image de la dignité de la famille, de la mère et du grand frère enquêteur, scandant son propos de l’image récurrente au funérarium de la dépouille mortelle de Jalli, superbe dans son pantalon rouge, avec ses gants blancs, son profil aigu, pudiquement filmé de côté, jamais en gros plan, témoignant « pour la France » de sa jeunesse envolée, de sa promesse saccagée, tel le dormeur du val de Rimbaud. Les sept jours d’exposition de son corps épouseront le temps d’une âpre négociation sur le lieu et la forme de la cérémonie, entre promesse non tenue des Invalides et perspective honteuse d’un simple cimetière civil de banlieue, à Bobigny, entre enterrement, honneurs militaires et respect dû à une famille et à la foi musulmanes. Un digne compromis sera trouvé, avec une cérémonie au fort de Vincennes, un office musulman auquel assisteront les militaires, notamment le général Caillard, commandant tout en nuances de Saint-Cyr (remarquable Laurent Lafitte), qui se sent responsable de cet accident et réclame des exclusions – et une inhumation au cimetière du Père Lachaise, avec croix d’honneur et casoar.

A une lamentation comme à une dénonciation le cinéaste a préféré « un périple houleux dans l’intimié des deux frères », l’évocation de l’Algérie sanglante de l’enfance, le temps du « conte » (si l’on peut dire), le détour par Taipeh des deux frères pour mieux s’expliquer, se déchirer et se retrouver – Ismaël, le grand frère sans grand avenir ni énergie, vivant d’expédients (Karim Leklou), Aïssa le petit surdoué prometteur qui se noie à Saint-Cyr (Shaïn Boumedine) – le temps de « l’aventure » – et le temps, enfin, du présent, celui de la tragédie, d' »Antigone« , explique Rachid Hami. Comprendre plutôt que condamner, remonter le fil d’un destin, expliquer la différence radicale de caractère, de structures mentales de deux frères malgré leur commune éducation, mais avec il est vrai l’impact différencié d’un violent divorce, le petit Aïssa préféré à son grand frère par ses parents au point que son père, n’acceptant pas le départ de la mère pour la France, a failli le kidnapper lui et lui seul…

Cette histoire repose sur un terrible paradoxe qu’énonce Rachid Hami moins, encore une fois, pour pleurer ou dénoncer que souligner, amèrement, l’ironie du sort :  » ironie de l’histoire, la reconstitution de ce débarquement de Provence, où la France n’était présente que sous la forme de l’armée d’Afrique, aura provoqué la mort du seul Arabe présent ce soir-là. Ironie redoublée par l’illusion pour lui, sa mère et ses frères, d’avoir échappé à la violence de la guerre civile algérienne des années 90 pour rencontrer la mort, précisément au nom d’un rêve d’assimilation censé assurer la sécurité ».

On en a la gorge nouée, même si ni Nadia (bouleversante Lubna Azabal), ni Ismaël, qui trouve sa dignité et sa rédemption dans la quête de vérité et la mémoire tendre et jalouse de son jeune frère prodige, ne vont aussi loin qu’Antigone dans la révolte contre la mort et la dénonciation de l’injustice, de la loi d’airain de la raison d’Etat. Qu’importe, le cri assourdi d’Antigone n’en retentit que plus fort dans nos consciences incrédules : « Moi je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir (…) Comme mon père, oui. Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu’au bout. »

Claude

Lettre à une inconnue de Max Ophuls (1948)

R, un romancier à la mode, de retour à Vienne le jour de ses quarante et un ans, se voir remettre par son domestique un lettre volumineuse de « deux douzaines de pages rédigées à la hâte, d’une écriture agitée de femme, un manuscrit plutôt qu’une lettre (…) elle ne portait ni adresse d’expéditeur, ni signature (…) Comme épigraphe ou comme titre, le haut de la première page portait ces mots : A toi qui ne m’as jamais connue. Il s’arrêta étonné. S’agissait-il de lui ? S’agissait-il d’un être imaginaire ? Sa curiosité s’éveilla. Et il se mit à lire.

Mon enfant est mort hier – trois jours et trois nuits, j’ai lutté avec la mort pour sauver cette petite et tendre existence. »

Le célèbre incipit de la Lettre d’une inconnue, fondée comme le film sur le récit enchâssé par l’inconnue de son amour, publiée en 1922 par l’écrivain autrichien Stefan Zweig, résonne encore en moi, annonçant la tonalité brûlante et tragique d’une chronique désespérée, d’un amour fou, absolu, délirant, qui n’est pas sans faire écho – par une curieuse coïncidence de la programmation cramée – à la passion dévorante et sans espoir d’Antonina pour son mari musicien et homosexuel Tchaikovski dans La Femme de Tchaikovski, proposée mardi soir. Max Ophuls, le cinéaste juif allemand qui a dû fuir le nazisme comme Zweig, auquel il rend hommage par le prénom, Stefan (Brand), de l’écrivain devenu dans son film un pianiste célèbre, a donc proposé en 1948 une adaptation de Lettre d’une inconnue. Le film que Maïté a présenté dimanche soir avec humour et vivacité situe l’action dans la Vienne des années 1900 dont il restitue le décor, recréé en studio, dans une atmosphère exubérante et romantique de valse, de marche militaire avec La Marche de Radetzski de Johann Strauss, mais surtout de mélancolique espoir, avec l’air du troisième acte du Tannhaüser de Wagner « O du, mein holder Abendstern ».

Le réalisateur fait le difficile pari d’incarner le genre littéraire le moins narratif, le plus solitaire, le plus immatériel qui soit, la lettre, qui plus est la lettre d’amour, murmure d’une absente écrasée par sa timidité fébrile d’éternelle adolescente et le souvenir bouleversé et désespéré de nuits d’amour sans amour offertes par un séducteur, dernier souffle d’une femme malade qui s’éteint au fil des derniers mots comme une héroïne tragique, telles Phèdre dans la pièce éponyme de Racine ou Roxane empoisonnée disant son fait à Usbek à la fin des Lettres persanes de Montesquieu. Pari gagné pour la plupart des spectateurs Cramés ce dimanche soir devant les longs travellings et panoramiques d’Ophuls dans les escaliers, sur Stefan et sa maîtresse d’un soir vus d’en haut par Lisa, puis par le cinéaste lui-même sur Stefan montant les marches avec Lisa enfin croit-elle reconnue pour son amour vrai, devant ces jeux de reflets, de miroirs qu’on n’en finirait pas de relever et d’admirer – telle cette porte ouverte par la jeune fille à l’amour de sa vie dont l’image se superpose en fondu enchaîné à la sienne, porte où Stefan partant dans les ultimes plans pour le duel et la mort voit se projeter, comme une révélation, le fantôme de Lisa et de sa vie ratée, de sa vie brisée. On pense aussi, pour cette caméra toujours virevoltante qui épouse les mouvements contradictoires des personnages et de leur environnement, à l’escalier de l’opéra, en haut duquel Lisa retrouve un Stefan bien décati et entend des prpos peu amènes sur son libertinage et l’échec de sa carrière, et au bas duquel elle le retrouvera pour une dernière nuit après l’avoir revu dans la loge voisine et avoir brusquement quitté son mari et la salle.

Pari d’une incarnation de la lettre, pour Evelyne et moi séduisant certes, mais quelque peu affadi par le moralisme avec lequel Ophuls, certes joue habilement, et par le déplacement de l’intérêt dramatique, non plus sur la seule épistolière, mais sur deux personnages, et cette figure d’homme et d’artiste raté, incapable d’aimer vraiment. Petite préférence donc ici pour la littérature-source, qui incarne mieux là où le film illustre, dilue ou esthétise peut-être trop, pour une nouvelle qui offre le délire brûlant et désespéré d’une femme dont les mots laissent davantage prise à l’imagination spatio-temporelle, aux fantasmes amoureux, à l’émotion haletante du lecteur. Seul ingrédient où le film apporte une résonance un peu insolite à l’oeuvre de Zweig, le burlesque du mariage arrangé à Linz, des parents mortifiés par le refus de Lisa d’épouser le neveu du colonel, un séducteur officiel lui aussi bien convenu, socialement et moralement, l’attitude de pantins mondains des futurs ex-beaux-parents ainsi congédiés et saluant froidement la famille qui ose se refuser à eux et à leur prestigieuse position…

Pourtant, le cinéaste parvient à recréer à sa manière l’univers désespéré de Zweig, la soif inassouvie d’une jeune fille de 13 ans (Lisa dans le film, l’inconnue dans la nouvelle) qui aimera jusqu’à la mort l’écrivain, son voisin, homme à femmes totalement oublieux des trois nuits passées avec elle (deux dans le film), et auquel elle sacrifiera sa vie et son fils, mort du typhus contracté dans un train : on se rappellera que la maladie ou la mort de l’enfant sonnent comme une punition divine pour les femmes adultères dans les romans du XIXème siècle, qu’il s’agisse de celui d’Anna Karénine dans le roman de Tolstoï, ou de ceux de madame Arnoux et de Rosanette dans L’Education sentimentale de Flaubert. Toutefois, là où Zweig fait de la mort de l’enfant le symbole redoublé de son amour aveugle et sans espoir pour l’écrivain, l’incarnation désespérante d’un amour charnel mais sans lendemain, Max Ophuls choisit – code Hayes oblige – une perspective plus morale ou moralisante : la mort de l’enfant que Lisa a conduit à la gare, alors qu’elle voit retirer d’un compartiment infecté du train une victime du typhus sur une civière et s’apprête à retrouver Stefan Brand, connote la culpabilité de cette femme qui, à Linz, a refusé la main du neveu d’un colonel, au grand dam de sa mère et de son beau-père aimant, le tailleur Kasener et qui, malgré son mariage avec le diplomate Johann Stauffer, s’obstine à poursuivre l’homme de sa vie, si indigne soit-il de son amour, par fidélité à son adolescence, à son idéal artistique, à sa projection chimérique sur un pianiste pourtant devenu un masque de cire (et non la figurine rêvée devant un magasin), ayant sacrifié sa carrière au libertinage et à son désir éperdu, mortuaire de séduction sans fin.

La même fuite semble animer les deux personnages, quoique par des voies opposées : Lisa, dans le rêve et l’impossible réciprocité d’un amour total, et, dans la séduction sans fin, le refus d’une carrière, la peur d’une stabilité, Stefan, dont « l’ombre se déshabille dans les bras semblables des filles / Où j’ai cru trouver un pays », écrirait Aragon. De même, la mort prévisible de Stefan à la fin de l’histoire – il est provoqué en duel par son rival, le mari de Lisa – marque non seulement la résolution morale, le châtiment céleste d’une vie adonnée au seul plaisir mais surtout, plus profondément, la lucidiét enfin conquise, la révélation que la vérité de la vie réside dans la douleur de l’amour et la mort des illusions ou des apparences (telles ces toiles peintes de la Suisse ou de Venise du train forain du Prater). Etre désincarné, artiste velléitaire, séducteur impénitent, Stefan, masque blafard, ruisselant de sueur glacée, prend conscience, au moment de mourir, de la vraie vie à côté de laquelle il est passé.

« C’est alors que son regard tomba sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur le bureau. Il était vide, vide le jour de son anniversaire pour la première fois depuis des années. Il tressaillit : ce fut pour lui comme si une porte s’était brusquement ouverte quelque part et qu’un courant d’air glacial venu d’un autre monde s’engouffrait dans sa chambre silencieuse. Il sentit la mort et sentit un amour immortel : au plus profond de son âme quelque chose s’épanouit, et la pensée de l’absente persista, obsédante et insaisissable, comme une lointaine ritournelle » – conclut la Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig.

Claude

La Femme de Tchaikovski-Kirill Serebrennikov

Les Cramés nous ont proposé avec La Femme de Tchaikoski un film fascinant et déroutant, remarquablement présenté et contextualisé par Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe et traducteur des films de Kirill Serebrennikov. Un film fascinant sur l’amour impossible, éperdu et non partagé, désespéré d’être sans retour et sans mesure, d’Antonina Ivanovna Milioukova, jeune noble (et sa cousine éloignée) pour le grand compositeur russe Piotr Tchaikovski.

Un amour aveugle, qui poursuit jusqu’au cercueil l’homme qui l’a épousée de guerre lasse, pour se donner une situation en ces années 1870 où l’homosexualité est condamnée et honnie, sauf à être un homme de pouvoir qui peut se permettre de la cacher – ou de l’exhiber ? Ce mariage et cet amour à sens unique que le film va s’employer à retracer en un long flash-back (depuis les lettres enflammées de la jeune femme, les cours de piano pris pour approcher le génie au Conservatoire, jusqu’aux pires avanies sexuelles et au rejet définitif) sont placés d’emblée sous le signe de noces funèbres avec la mort du grand compositeur et son cadavre se relevant du cercueil pour repousser dans un cri de haine, une ultime fois, s’il est possible, celle qui l’aura accablée, poursuivie, vampirisée de son fol amour, de son sacrifice absolu – malgré les mises en garde de ses proches, l’affection de ses soeurs et belles-soeurs ou encore la terrible pression de ses beaux-frères venus négocier le marché d’un divorce à l’amiable ostinément refusé par une femme passionnée.

De cet amour douloureux, de cette passion de Christ aux outrages, le spectateur épouse la lente et inexorable dégradation, le pourrissement tragique dans une mise en scène brillante, qui oscille du réalisme poisseux de la première partie du film, dans un Saint-Peterbourg miséreux, rappelant Les Bas-fonds de Gorki, au symbolisme subtil (avec ces mouches de la folie croissantes, ces Erynnies de la vengeance maritale) et au baroque viscontien des dernières séquences, bal mortuaire d’hommes nus s’offrant à l’héroïne inassouvie – à moins qu’on ne doive parler d’onirisme fellinien avec cette image fantasmée du couple heureux rêvé par Antonina avec Piotr, entourés d’angelots éthérés, rappel cynique des enfants conçus avec d’autres amants, morts ou abandonnés. La mise en scène nous installe dans une atmosphère de décomposition et de fête galante, où l’on ne sait ce qui domine de la vie ou de la mort : les plongées tournoyantes sur la rue grouillante de peuple affamé, l’éclairage blafard sur les soupers aux chandelles d’une aristocratie déliquescente confinée dans des appartements exigus vert-de-gris, filmés quasiment sans profondeur de champ, nous enferment dans un huis-clos étouffant qui mime et redouble l’enfermement d’Antonina dans l’aveuglement et la folie amoureuse, tandis que les longs plans-séquences, avec leurs ellipses narratives, suggèrent le flux de la vie, l’ironie du sort qui se moque bien de la souffrance individuelle. A cet égard, le cinéaste monte avec une remarquable fluidité, comme dans un même mouvement, des moments pourtant bien distincts temporellement : la scène où Antonina, le sexe offert, voit son amant avocat se masturber frénétiquement est suivie par l’image du même avocat dans son cercueil puis de la descente du piano par la fenêtre préludant au départ de la jeune femme…La même acccélération, la même confusion président aux scènes du mariage, avec le regard détourné du musicien, la tristesse de la cérémonie, le silence d’une assistance qu’on croirait celle d’un enterrement.

Ce film évoque et allie superbement la violence désespérée d’un amour impossible et la frustration sexuelle d’une femme qui veut être, bien humainement, satisfaite, être honorée, se donner pour mieux donner corps et âme : il faut bien que le corps exulte (disait Brel) et le ballet des hommes nus dont elle empoigne et soupèse le sexe suggère le caractère impérieux du désir, une revanche de femme aussi sur un mariage insincère, arrangé, couvrant une homosexualité inassumée : qu’elle doive se battre fiévreusement contre une partition voletant entre les mains de Piotr en dit long sur l’indifférence ou l’égoïsme du génie – motif finalement assez peu traité et peut-être décevant dans le film. Peut-on toutefois reprocher à une oeuvre ce qu’elle n’est pas et ne prétend pas être ? Si ce n’est à travers quelques rappels mélodiques sur l’auteur du Lac des cygnes ou ce concert d’Eugène Onéguine dont Antonina se sent définitivement exclue, le film choisit moins de montrer le déchirement d’un artiste entre sa vie et son oeuvre, ou même d’un homme, simplement, entre son amour et son travail que le regard d’une femme sur un grand homme qu’elle a choisi d’aimer et d’épouser – dans un curieux mélange d’admiration groupie ou midinette, de dévouement total à un génie et d’aveuglement entêté à s’approcher du soleil pour mieux s’y consumer dans le déni et la haine de soi.

Subtilement, ce film subvertit l’icone Tchaikoski que la Russie tsariste, soviétique ou poutinienne encensent et associent à une image inentamée de génie créatif absolu ; mais il le fait avec discrétion, distillant au fil des scènes des indices que perçoit ou auxquels repense le spectateur là où, terrible ironie dramatique, Antonina ne voit rien ou ne veut rien comprendre : une porte brutalement refermée sur un cours avec un jeune homme, deux amis retrouvés près d’un pont peu de temps après le mariage et avec lesquels Piotr devise aimablement, à mots couverts.

La passion nue, l’aveuglement, la folie, le deuil de la gloire, la lâcheté des hommes dont le corps est ici célébré comme pour dire, au-delà de l’indice sur l’attirance homosexuelle, leur vacuité spirituelle face à l’amour fou d’une femme, sublime liberté et aliénation finale dans une société patriarcale. Le ballet d’amour et de mort d’un cinéaste également homme de théâtre et d’opéra.

Claude

La Ligne-Ursula Meier

La ligne, la frontière qui délimite un espace clos dans ce dernier opus de la cinéaste franco-suisse Ursula Meier, la ligne bleue tracée au sol par Marion (Elli Spagnolo), la petite sœur mystique de Louise, la cadette, et de l’aînée Margaret (Stéphanie Blanchard) qu’elle veut ainsi tenir éloignée de 100 mètres de la maison (où celle-ci a frappé leur mère odieuse, jouée par Valeria Bruni Tedeschi, après une enième remarque sur le physique et l’habillement de ses filles), redoublant ainsi symboliquement la mesure judiciaire prise à l’encontre de l’aînée.

Les lignes d’un espace clos, donc, dans lequel la cinéaste enferme ses personnages comme le spectateur, entre les baies vitrées d’une maison moderne avec piano à queue, ouverture rêvée vers les paysages alpins du Valais et écran imperméable entre un intérieur faussement aseptisé, miné par une mère susurrante, enjôleuse et toxique et une zone d’exclusion – au bord d’une route, d’un canal, d’une pêcherie – assignée à Margaret pour avoir frappé sa mère et qu’elle tente sans cesse de franchir quand elle ne contemple pas le champ jouxtant la propriété du haut d’un tertre ou ne joue pas de la guitare électrique pour sa petite sœur ou pour elle-même, musicienne blessée et amère, boule de violence intérieure toujours prête à exploser, concentré de rage impuissante dont la parole se libère par le cri, le geste, le défi du regard, la fierté farouche d’une cicatrice d’animal blessé qui ne veut pas se rendre.

La ligne de crête des montagnes bien lointaines face au huis-clos familial, si proche et si terrible, de ce drame bergamnien, de cette Sonate d’automne pas aussi atone que le pense Critikat. Ligne de crête d’une jeune femme de 35 ans, borderline, comme on dit, saccagée par une mère infantile, Christina, qui préfère son nouvel amant à ses filles, lui offre, à lui seul, le soir de Noël, un joli pull sous lequel la petite Marion est sommée de se cacher la tête, comme l’amoureuse, en un jeu érotique pour le moins gênant et déplacé comme finit par le hurler la cadette incrédule…Une mère qui dit à sa fille qu’elle ne l’a pas voulue, que déjà, dans son ventre, elle frappait, une mère hystérique (comme nous le rappelle Georges), qui n’a plus aucune conscience du monde, à qui un émerveillement niais, un détachement puéril et une voix doucereuse, comme atone, tiennent lieu de tendresse diffuse, une mère profondément égocentrique, nostalgique d’un passé et d’une carrière de grande pianiste qu’une seule scène nous rend vaguement sympathique : l’écoute dans la voiture d’un CD de ses anciennes prestations musicales, au milieu d’un champ, près du tertre dans une harmonie bucolique bien factice entre la mère et ses trois filles…

Borderline, comment ne pas l’être pour Margaret quand la police et la société vous assignent à la violence, vous collent l’étiquette de fille indigne, que seule, à défaut d’une impossible parole, la musique sauvera, dans un très beau concert auquel assiste l’ex- et peut-être nouveau compagnon Julien, joué par Benjamin Biolay, après l’avoir hébergée, aidée et encouragée à jouer ? Ligne de fracture entre une impossible parole de jeune femme saccagée, la musique salvatrice et une violence bouillonnante et inextinguible. Ligne de crête aussi pour l’entourage, pour Julien, qui ne veut ni renouer avec Margaret, ni rejeter la paria en hurlant avec les loups et qui accueille et la cadre, l’encadre, réussissant le difficile pari de la sévérité et de la bienveillance, de la distance imposée à son ex-amie couchant sur le canapé, travaillant ses partitions et l’intimité muette, pudique d’une parole rare et d’une épaule affectueuse, en réponse à l’abandon, à la mise à nu, enfin, de Margaret.

Ligne de crête aussi pour le spectateur écartelé entre incompréhension et hébétude, demande de causalité et acceptation de l’inexpliqué, qui oscille de la violence physique, gestuelle de la fille qui a poussé sa mère contre le piano et l’aurait rendue sourde, à la violence verbale, enveloppante et manipulatrice de la mère, dont on comprend au fil de l’histoire qu’elle a pour le moins gâché la vie de ses enfants : la seule qui semble en réchapper est la cadette, Louise, qui compense et redouble avec des jumelles le défaut, la carence de maternité – ces jumelles vagissantes dont la mère ose dire ironiquement – ou inconsciemment ? – que leurs cris lui écorchent les oreilles musiciennes, que c’est « un beau cadeau de No¨¨el »…! On était d’abord tenté avec la société, la doxa, de plaindre la mère : à entrer dans l’insondable intériorité des personnages, on comprend de mieux en mieux la fille… On conçoit vite que la vraie violence est plus verbale que physique, plus intérieure et insidieuse que gestuelle et manifeste.

Ligne de crête aussi d’un scénario assez minimal, qui n’offre que peu d’explications du passé et de perspectives sur l’avenir. Des pères différents, des filles profondément perturbées par leur enfance mais que s’est-il passé exactement ? Pourquoi la mère se comporte-t-elle ainsi ? Et quel avenir, les 3 mois probatoires écoulés, pour la relation Margaret-Christina ? Quel noyau familial peut donc bien se reconstituer ?

Sur le fil du rasoir, une mise en scène tout à la fois épurée et réaliste, qui nous mène de la violence extrême du début, comme esthétisée pourtant par le ralenti et le Cum dederit de Vivaldi, et le silence menaçant, le regard de glace de Margaret enfin réintégrée au foyer, frôlant et défiant sa mère, entre amour impossible et haine rentrée, tandis que celle-ci se fuit et refuse toute discussion en devisant sur le lait de vache auquel l’une des jumelles serait rétive.

Bleus à l’âme sur fond de ciel bleu, ligne bleue, lignes de fuite et perspectives brouillées, amour inassouvi et indicible haine.

Claude

QUELQUES MOTS POUR MICHEL

Tu étais du genre comme on dit taiseux, un peu brusque et bourru, rechignant à déployer de longues analyses sur les films proposés par les Cramés, à intervenir de manière intello, bavarde, complaisante – comme le souligne Georges. Comme si l’intuition te suffisait, ton sens esthétique aussi et que tu préférâs au jugement cinéphilique trop longuement soupesé, mi-chèvre mi-chou, l’élan d’enthousiasme ou de déception, de passion ou de détestation. Toujours au fond de la salle, comme pour mieux t’effacer mais aussi apprécier et saisir globalement le film et le débat, tu vivais les émotions Cramés avec un recul philosophe, d’un oeil acéré et avec la modestie vraie de qui sent la valeur d’un scénario, d’un jeu d’acteurs, d’une mise en scène sans avoir à l’expliciter, sans croire sa parole importante ni même utile. Que de fois tu as eu des éclairages pertinents, sur la photo, les décors, le chef opérateur dans les travées, entre les rangs, ou dans le hall, comme par inadvertance, avec l’évidence sensible et lucide du photographe qui saisit un geste, une expression, une attitude ! Vision globale et goût de la précision du golfeur buissonnier que tu étais au domaine Vaugouard, préférant souvent au coup technique ou virtuose la photo inadvertante au bord du chemin d’une fleur ou d’un ragondin…Voix un peu rauque et mèche en bataille, silhouette souple et longiligne de panthère rose, tu réagissais aux films, t’extasiais ou rageais avec la fraîcheur de l’enfance, de l’esprit d’enfance – semblant moins entamer une discussion avec les copains que poursuivre un dialogue intérieur dont tu nous offrais l’efflorescence étonnée ou bougonne ; mais comme si tu te sentais partir loin de nous, tu ponctuais chaleureusement ton propos d’une main sur l’épaule ou d’une bourrade dans le dos. Et pourtant, tu étais d’une franchise totale, un bloc de sincérité truculente, héritée sans doute de ce sens du contact qu’avaient développé auprès des jeunes des années d’activité comme éducateur spécialisé.

Epris d’art moderne – que d’expositions parisiennes ou internationales n’avez-vous pas faites avec Annie ! – témoin lors de nos soirées, festivals et rétrospectives de tant d’invitations que tu captais sous tous les angles en photos familières et saisissantes, plans d’ensemble et gros plans, tu conjuguais omniprésence et transparence.

Tu avais Michel la classe pudique et l’élégance inquiète de celui qui doute et s’émerveille. Tu avais la politesse du fatalisme que seuls l’art et la culture peuvent conjurer. Et l’amitié bien sûr.

Claude

Ariaferma-Leonardo Di Costanzo-

Demeurer fasciné pendant près de deux heures par des murs lépreux, des couloirs sans fin, la vision panoptique (selon Michel Foucault) d’une prison circulaire qu’embrasse un regard surplombant après un plan d’ensemble sur une forteresse ébréchée, des bâtiments aveugles, des murs écroulés ou reconquis par une nature sauvage, à l’image de ce jardin potager à l’abandon où poussent pourtant des blettes ou de l’oseille ; y guetter des signes d’humanité, dans un improbable face à face, dans l’entre-deux d’un temps suspendu, l’absurde huis-clos d’une geôle vidée de presque tous ses détenus sauf une petite douzaine livrée à la ferme (mais fébrile ?) surveillance du même nombre de gardiens, en attendant la fermeture définitive des lieux et le transfert des prisonniers dans un cadre plus moderne et sécurisé – tel est le pari, telle est la réussite d’Ariaferma, le dernier film italien du réalisateur Leonoardo Di Costanzo avec Toni Servillo et Silvio Orlando : ce nouvel opus a été couronné par le Donatello du meilleur acteur pour Silvio Orlando et du meilleur scénario.

Attendre, avec ces reclus ramenés à la même triste et fragile humanité un hypothétique transfert, dans ce lieu apocalyptique – fin du monde et impossible révélation – lové au coeur des montagnes sardes, une délivrance administrative (de la directrice partie, ayant délégué son pouvoir) ou un signe divin que font vibrer de superbes chants et choeurs de Pasquale Schialo : attendre sans fin comme le commandant Drogo du Désert des Tartares

Vibrer dans l’attente d’une action sans cesse différée, sans cesse refusée – tant il serait tentant et facile pour le cinéaste d’imaginer une révolte des détenus – dont les repas préparés, le personnel et le cuisinier évaporés, sont infects – ou une enième variation sur la dureté de matons tortionnaires, rivalisant pour ainsi dire avec la cruauté ou la bestialité des criminels dont ils ont la garde. Se laisser peu à peu gagner par le sentiment, puis par la certitude qu’il ne se passera rien et pourtant y croire ou y penser jusqu’au bout, comme à un possible romanesque, comme à un exorcisme de l’angoisse permanente, liée pourtant à un curieux apaisement dans les repas confectionnés par le parrain, les dialogues qui se nouent, ou cette incroyable scène de repas (de Cène ?) pris par les détenus et quelques gardiens dans le hall de la prison, cellules ouvertes, sous le regard il est vrai attentif et méfiant d’autres matons et de soldats casqués.

Toute la force du film est là, dans ce possible palpitant et ce refus final de l’action, de l’événement, dans la tension même qui naît de cette double postulation, dans une incertitude narrative et cinématographique qui tient lieu de scénario : on croit sans y croire qu’il va se passer quelque chose, moins quand Gaetano donne un couteau à Lagiola pour couper et émincer des oignons qu’au moment où, le directeur s’éloignant un instant, un plan de caméra subjective désigne au regard du mafieux cuisinier, seul un instant, l’armoire fermée qui abrite les armes possibles d’un meurtre ou d’une mutinerie, pourtant peu vraisemblables. De même, quand le jeune Fantaccini en attente de son avocat et de son jugement (le vieil homme qu’il a dépouillé est dans le coma et l’attente de la mort) se perd et se cache dans une cellule désaffectée, on sent un vent de panique souffler sur Gaetano qui a besoin de l’aide de Lagiola pour le retrouver : là encore se dessine une inversion possible des rapports de force – façon Ile des esclaves de Marivaux – là aussi refusée car l’égalité des deux hommes, l’intensité de la situation, les regards impassibles et pourtant voilés d’une ombre des deux hommes se suffisent à eux-mêmes…Point n’est besoin d’un événement.

Un avènement plutôt, celui d’une communauté fragile, sans émotion véritable, ni pathétique, si ce n’est à la fin, avec le départ de Fantaccini pour son procès, et toutes les marques d’amitié qui lui sont données de ses co-détenus et jusqu’aux encouragements du directeur de la prison : « Bon courage ! » On ne sait et on ne saura pas si sa victime est morte, cela nuirait à l’émotion et à la crédibilité touchante de ce jeune homme dépassé par son acte, bouleversé par ses conséquences – et dont on n’apprendra guère plus, pour permettre une certaine empathie avec le spectateur, que sur le condamné à mort de Victor Hugo dans Le dernier jour d’un condamné

Le refus de la violence ou une tension comme apaisée, ou à peine entretenue par des micro-événements, dans une prison, pourtant, lieu traditionnellement voué aux rancunes, au racket, à l’apprentissage terrible des novices par les parrains (on se souvient d’Un prophète, de Jacques Audiard)…Une humanité fragile et fébrile, saisie dans l’espace inattendu de la Cène, du repas inopiné, dans les couloirs, le potager où les deux héros, gardien et parrain, en cueillant des légumes sauvages – signe d’une possible domestication des instincts les plus bas – évoquent leur enfance, leur père, où le panoramique et le hors-champ sont refusés pour les plans de demi-ensemble ou les plans rapprochés. Comme si le « Surveiller et punir » de Michel Foucault, pour reprendre une critique de ce film, devenait subtilement, subrepticement, un « Surveiller et unir », sans naïveté toutefois, ni utopie humaniste ou humanitaire : le gardien rappelle bien au détenu en chef, qui le provoque ironiquement, que lui n’a rien à se reprocher et qu’il peut dormir tranquille contrairement à tous ces malfaiteurs (ce qui n’est pas tout à fait vrai dans ces circonstances !) et, de son côté, Lagiola exprime ultimement le mépris social du parrain aristocratique pour le fils de laitier qu’est son interlocuteur et tranquille rival…

Gros plans sur les visages, tensions infimes et infinies des regards, longs plans-séquences, le temps d’apprendre et d’apprivoiser l’autre, ou à tout le moins de sonder son mystère – du bivouac d’adieu des matons chasseurs quittant la prison qui ouvre le film aux derniers feux d’un repas partagé par tous, dans ce huis-clos carcéral, d’un acte d’amour final, arraché quand même au temps et à la nuit.

La prison – si tant est que le cinéaste veuille délivrer un message dans ce film pur – ne marche que quand elle n’est plus prison mais humanité, à défaut de réinsertion…

La sympathie ou un soupçon de sympathie, entre ces deux communautés rassemblées et du spectateur aux personnages, naissent moins de l’humanisme, d’un sentimentalisme ici refusé que de la situation de basculement possible, de paroxysme figé, empêché qui rapproche des hommes si différents, des ennemis traditionnels. Comme si tout était affaire de circonstances, que les pires individus pussent susciter sinon la sympathie, du moins l’empathie, être simplement humains ..Plus que leur rôle respectif de gardiens ou de détenus, plus forte que l’interrogation du spectateur sur leur passé geôlier ou délinquant palpite leur humanité : qui que tu sois, quoi que tu aies fait, si odieux ou ennemi me sois-tu, je te reconnais dans ton humanité, comme mon semblable.

Version carcérale et paradoxale du fameux mot de Térence dans son Héautontimorouménos : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Claude

RMN-Cristian Mungiu

« On ne veut pas de ces Srilankais », « retournez chez vous », « on a déjà eu les Roms », « on ne veut pas devenir cosmopolites comme Paris », « voyez où nous a menés l’Europe » : la parole se libère, raciste et xénophobe, stéréotypée et péremptoire lors d’une réunion de 17 minutes dans une salle des fêtes où 26 personnes prennent la parole, simultanément bien plus que successivement, – personne ne maîtrisant vraiment les débats – en réclamant la « démocratie », en exigeant un vote à main levée pour renvoyer les 3 étrangers recrutés par la boulangerie industrielle du village. Cacophonie en temps réel d’un tribunal populaire qui se veut et se croit démocratie, vox populi, ochlocratie ou gouvernement de la foule, expression populiste, pour ne pas dire populacière – le verbe haut, le bras levé, le menton rageur pour exprimer sa soi-disant opinion – peur bavarde du déclassement, haine recuite en ressentiments de tout poil – qui se parent des oripeaux du bon sens bedonnant, de la science aussi chez un médecin racialiste – les classes sociales dites aisées ou cultivées ne sont pas en reste non plus, on l’a bien vu en France avec, tout récemment, la montée de Zemmour et les votes bourgeois en sa faveur…Derrière ce concert d’invectives ou de déclarations à l’emporte-pièce, où perce aussi l’inquiétude sincère de quelques intervenants – sur le chômage, les trop bas salaires de l’usine expliquant l’expatriation de travailleurs roumains détachés compensée par l’arrivée de migrants, les voix rationnelles, les messages posés et modérés peinent à se faire entendre – celles de Csilla et de sa patronne reconnaissant les difficultés économiques de la boulangerie, l’attente vaine des subventions européennes…

Quant aux élites ou aux institutions, elles semblent avoir déserté la salle, ou laissé l’agora aux démagogues, aux populistes : seul un jeune Français naïf, représentant d’une ONG écologique, tente maladroitement de se faire entendre en défendant la cause des ours, cependant tueurs de brebis (ou symboles des fachos ??) ; le maire n’intervient pas, ou si peu, pour réguler les débats – si l’on ose dire ; quant au prêtre, il est largement responsable de cette assemblée haineuse, pour n’être pas intervenu quand des villageois avaient fermé la porte de son église aux Srilankais pourtant de confession catholique, pour avoir bien vite cédé en plein sermon à la vindicte de ses ouailles après avoir vaguement tenté de défendre les trois migrants, pour avoir enfin refusé tout dialogue avec ceux-ci quand Csilla était venue les lui présenter et réclamer son aide contre le racisme et l’exclusion. Attitude bien peu chrétienne, lui avait rétorqué Csilla, surtout face à un travailleur lui-même chrétien, mais encore faut-il aller au-delà des apparences, du faciès, du souci de l’opinion publique – un ministre de Dieu ne devrait pourtant avoir pour juge-arbitre et étoile de Bethléem que le Tout-Puissant…N’est-ce pas Noël, avec sa couronne de houx, son sapin étincelant dans la salle – mais pour des coeurs en hiver il est vrai ?

Ce long plan-séquence, inspiré d’une scène chorale de discussion trouvée sur Internet, comme le rappelle Georges dans sa belle présentation très circonstanciée de RMN, le dernier Cristian Mungiu, est assurément le clou du film, le morceau de bravoure qui me séduirait par la saisie d’une globalité comme par l’écoute de chaque parole, dans le refus d’un champ contre-champ trop dramatique ou psychologique et du jugement personnel du réalisateur ne privilégiant aucun visage ni propos, si la colère ne montait en moi, si le dégoût ne m’envahissait bientôt face à ces visages révulsés, à ces colères égarées, à ces paroles figées. La tentation me vient un instant – et j’y cède – de dire qu’on a là le triste visage de la démocratie, qu’on se prend à regretter que tout le monde y ait droit, puisse s’exprimer – comme si ce n’était pas le meilleur régime qui soit ou, du moins, selon le mot de Churchill, « le moins mauvais », « le pire à l’exclusion de tous les autres » ! Témoin la parole libérée de députés Rassemblement National divisant notre pays et agitant la peur du « grand remplacement » : Grégoire de Fournas n’éructait-il pas récemment encore, dans l’enceinte de l’Assemblée, un nauséabond « Qu’ils retournent en Afrique » en s’adressant à un député noir de la Nupes ?

Etrange film que RMN, entêtant et déconcertant, fin et complexe, lourd aussi et partant dans tous les sens, à l’image de ses 3 sous-titrages multilingues et multicolores, qui suscita mardi soir un débat des plus animés, près d’une heure, entre la salle, le hall et l’entrée d’Alticiné. Une parole parfois un peu anarchique, recentrée et éclairée par les rappels historiques et géographiques de Georges sur la Transylvanie, au Nord-Ouest de la Roumanie, le mélange des communautés roumaine, hongroise, allemande dans cette province. Une parole démocratique, raisonnable et rationnelle heureusement : quelle joie et quelle fierté d’appartenir à cette bande de copains et d’allumés que forment les Cramés et dont depuis des années l’enthousiasme fébrile, le feu sacré ne s’éteignent pas malgré leur nom conjuratoire – ou plutôt propitiatoire ?!

RMN comme un acronyme pour RouMaNie, ou les 3 communautés – Roman, Maghiar, Neamt – comme les noms des héros, Rudi, Matthias et Nous, ou « Je reste » en roumain (comme Csilla ?) ou encore, aux dires du cinéaste, comme l’IRM, la radiographie terrible, sans concession (à l’image du scanner d’Otto, père cancéreux de Matthias poursuivi par cette vision sur son portable), d’un village gangrené par la haine, obsédé par les loups (entrés dans Paris – disait Reggiani), envahi par les ours (métaphore des migrants ou de leurs persécuteurs, affublés de cagoules dignes du KuKluxKlan ou de masques de plantigrades dans la curieuse scène finale où Matthias, fusil en main, débarque chez Csilla qui lui demande curieusement « pardon » – de n’avoir pas su répondre à son amour retrouvé, de quitter, de fuir ce village maudit où elle n’a pu garder ou imposer les trois migrants pour des cieux plus radieux où elle pourra vivre sereinement, lbérée du machisme de Matthias, jouer au violon la musique d’In the mood for love). L’animalité parcourt l’intrigue, emblématise les passions, entre folklore de Noël et réminiscences fantastiques de vampires et loups-garous…

Les mains crispées de Matthias cherchant, implorant plutôt celles, réticentes et autrement préoccupées, de Csilla, dans la scène de la réunion publique, comme si cet homme fruste, viriliste, brusquant son fils Rudi traumatisé sans doute par la vision d’un pendu en pleine forêt mais libérant un renard piégé par son père – refus de la force brute, note d’espoir du film – profitait d’un moment collectif, et de la confusion politique, pour reconquérir son ex-amie. Hésitation émouvante, demande d’amour d’un homme paumé, renvoyé d’Allemagne dans son village natal pour avoir frappé dans l’abattoir inaugural du film son contremaître qui l’avait traité de « gitan », écartelé entre son père malade, son fils également mutique après son choc forestier, et les deux femmes de sa vie, la mère de son fils, qui ne l’aime plus mais l’héberge dans l’intérêt et pour l’éducation de leur fils, et son ex-amie qui l’aime peut-être encore un peu mais lui ferme sa porte et son lit. Un homme qui, affublé d’un micro, ne parvient pas à prendre la parole lors de la réunion, qui voudrait bien rejoindre, séduire Csilla sur le chemin du militantisme xénophile mais qui, dénué de conscience politique, semble à peine capable de se rebeller, ou même de réfléchir à son sort, replié sur lui-même, enfermé dans une souffrance taciturne, une pure affirmation de mâle instinctif et souffrant : la conscience politique, n’est-ce pas aussi parfois un luxe d’intellectuel ou de bobo ?

Fable sociale, thriller avec la montée prévisible de la violence, sur fond d’aboiements ou de hurlements, film fantastique ou halluciné au pays de Dracula, dans une forêt maudite où plane le spectre d’un pendu avant que ne s’y balance finalement le cadavre bien réel d’Otto devenu fou – RMN est tout cela à la fois. On pourrait y ajouter un film familial où la décomposition du couple, la folie du grand-père et le mutisme de l’enfant font écho à la déchirure d’un village écartelé entre ses communautés et ravagé par la haine.

A l’utopie du village planétaire qui ferait oublier tous les Clochemerle du monde, RMN oppose le fantôme menaçant, avec la montée des extrémismes, d’un village assiégé, ou se croyant tel, marinant dans les haines recuites, concentré venimeux des extrêmes droites et du populisme grandissants ou, plus banalement, comme dans cette chanson d’Henri Tachan, « Un village », de la bêtise et de la méchanceté humaines.

Claude

"Un village,
C’est le curé en chaire,
Le docteur et le maire
« Qui ne sont pas fiers pourtant ».
Un village,
C’est la guerre et la haine
Entre Albert et Eugène,
Pour un lopin de champ.
Un village,
C’est ce bloc unanime
À tirer grise mine
À l’étranger au clan.
Un village,
C’est l’idiot, que lapident
Les notaires placides
Qui passent en ricanant..." ("Un village", chanson d'Henri TACHAN)

Pour écouter cette chanson de Henri Tachan, cliquez ci-dessous.

https://youtu.be/1rrcNx0vYXg?t=11

L’ange rouge-Yasuzo Masumura (2)

Pour compléter l’article de Georges et notre débat très vivant de dimanche soir, notamment sur le « noir et blanc » nous épargnant une trop grande violence, insupportable en couleur selon Marie-No et le côté sainte « trop c’est trop » et apparemment bien peu féministe de ce film qu’évoquait Evelyne face à l’esprit sacrificiel de Sakura pardonnant à son violeur, se donnant à l’homme sans bras (Orihara) et enfin à son médecin-chef (Okabe), je voudrais dire que L’Ange rouge, malgré mon malaise initial et ce didactisme marqué et répétitif, m’a vraiment séduit et impressionné.

Comme nombre de critiques le remarquent, ce film allie de manière assez stupéfiante un brûlot antimilitariste et un drame érotique, en une infusion permanente, jamais provocante ou racoleuse de l’amour et de la mort, d’Eros et Thanatos.

D’une part, la vision glaçante des corps triés entre cadavres putréfiés, morts en sursis, blessés graves mais amputables et sauvables nous prend à la gorge avec d’autant plus de force que l’individu est ravalé au rang d’objet – avec ces membres coupés, bras et jambes jetés dans un panier – qu’on ne nous épargne rien en apparence, ni les visages révulsés, ni les cris de douleur, ni la stridence de la scie salvatrice, ou fatale – sans oublier les ravages du choléra décimant le village assiégé. Il n’y a pourtant dans cette accumulation, qui me semblait au début du film assez insupportable, aucune complaisance, tant le cinéste s’attarde plus sur la physionomie des blessés, sur l’absurdité du travail accompli par le chirurgien amputeur Osake, saint laïque morphinomane allant jusqu’au bout d’une horreur souvent inutile pour sauver un maximum de soldats et qui, ramené à la vie et à l’amour par Sakura, se sacrifiera au combat : après ces scènes d’hôpital de campagne où les combats ne sont jamais montrés, le film s’achève en effet sur de terribles scènes de guerre, avec l’encerclement du village par les troupes chinoises dans l’attente désespérée et inutile de renforts qui arriveront trop tard.

Dans ce film plus rythmé que la répétition des situations ne le laisserait croire, l’attente finale contraste avec la frénésie, la trépidation initiales : le tri des morts et des blessés, la dureté des officiers et de l’infirmière en chef traquant les simulateurs, les soldats arrachant leurs bandages, aggravant leurs blessures pour ne pas retourner au front, la fermeté inhumaine, trop humaine des amputations décidées à la diable par Okabe, dans l’urgence des situations… Ce thème de l’attente et du (double) confinement (face à l’ennemi et à l’épidémie) n’est pas sans rappeler Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, si ce n’est qu’Okabe rencontrera bien ici son destin, en l’occurrence le combat et la mort. Certes, on peut regretter que les Japonais, envahisseurs de la Chine et de la Mandchourie, auteurs du terrible massacre de Nankin en 1937, soient ici représentés comme des victimes perdues dans l’immense territoire chinois – mais qu’allaient-ils faire dans cette galère ?? Mais sa dimension métaphysique – le combat entre Eros et Thanatos – « le voyage au bout de l’enfer » qu’il met en scène symboliquement, quels que soient le conflit et les belligérants, et surtout la vision clinique et sans concession de l’arrière, des conséquences de la guerre – mutilations du corps et impossible assouvissement de l’amour – ne confèrent-ils pas à ce film une dimension antimilitariste étonnante ? Rares sont les films en effet qui nous montrent, qui ne nous montrent quasiment que des blessés – et non des morts ou des héros ! Le personnage d’Okabe, à lui seul, incarne sans doute le message pacifiste du film par-delà le nationalisme nippon et le manichéisme anti-chinois apparent du cinéaste Yasuko Masumura : le chirurgien, si dure que soit, comme l’infirmière en chef, la carapace qu’il se donne, a gardé toute son humanité bougonne : il est la figure absolue, héroïque, la quintessence du pessimisme actif, entre action incessante, épuisante, au prix de longues nuits d’insomnie et sentiment d’une vanité absurde de la guerre, d’une impuissance personnelle absolue – que métaphorise sans doute l’impuissance sexuelle d’un homme drogué pour oublier…

Comme le rappelle Georges, il s’incrirait, en portant les situations à incandesence, dans la lignée des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick – avec l’horreur des tranchées, la folie d’un soldat giflé par un général en visite, les condamnations à mort de prétendus lâches envoyés au casse-pipes par un général inepte et arriviste – comme si la mort même au combat ne suffisait pas ! Il rappelle aussi La Chambre des officiers de François Dupeyron d’après le roman de Marc Dugain où un éclat d’obus vous défigure à vie, où le dévouement des infirmières ne suffit pas à vous sauver du désespoir, où la visite de votre femme et de votre fils ne vous reconnaissant plus sous les bandages sanglants vous accule au suicide – comme Ohihara, l’homme sans bras, se jetant dans L’Ange rouge du haut d’un toit, malgré la nuit d’amour passée avec Sakura – suicide par désespoir, suicide peut-être aussi par excès de joie, lorsqu’on a atteint un certain climax comme Olivier dans Les Faux monnayeurs de Gide : se tuer quand on a connu l’inouï, dont on désespérait, mais que cela ne se reproduira plus, que, plus rien, de toute façon, ne sera comme avant…Ne pas renvoyer chez eux les amputés ou les gueules cassées, ne pas montrer au public les désastres intimes de la guerre : même mensonge dans ces deux films de la propagande nationaliste, des politiques français en 1914-1918 comme japonais en 1939 pour ne pas saper le moral des troupes, ne pas s’aliéner la population ! Et, pour ces corps mutilés et ce rôle incroyable de l’infirmière Sakura qui pousse le dévouement jusqu’à l’aide, au sacrifice ? sexuel, on pense bien sûr à Johnny got his gun de Dalton Trumbo où l’infirmière capte et écoute l’appel du blessé qu’on croyait réduit à l’état de légume, lui donne tous les soins et toute l’affection, si dérisoires, si impuissants soient-ils, dont elle est capable.

D’autre part, ce film parle de désir et d’amour, mêlant confusément et superbement les deux – le désir appelant l’amour comme son prolongement sentimental et spirituel, la soif d’amour attisant le désir dans sa manifestation concrète, charnelle. Au-delà de la répétition des situations (Sakura pardonnant à son agresseur blessé et mourant, puis se donnant à l’homme sans bras et au médecin-chef), au-delà de la perplexité face à une certaine invraisemblance à oublier ou dépasser ainsi, aussi vite, un viol, ou à passer de l’aide professionnelle de la soignante au don sexuel à Ohihara puis à l’amour vrai pour son chef, la figure de Sakura, magnifiquement interprétée par Ayaho Wakeo, va au-delà de la psychologie traditionnelle : elle est le symbole vivant, énigmatique de ce combat entre Eros et Thanatos, où l’amour est filmé sans jamais montrer la nudité de la jeune femme, à travers le voilage d’un lit dans la petite chambre d’Okabe, dans l’abandon des corps au petit matin, après la nuit d’amour à l’auberge, de Sakura et d’Ohihara. Jacques Lourcelles peut ainsi écrire dans son Dictionnaire du cinéma : « la pureté impassible des traits de l’héroïne imprime à sa composition et à son jeu une fascination puissante. Son personnage n’est à proprement parler ni bénéfique ni maléfique. Compatissante en maintes circonstances – exemple le plus illustratif : retrouvant l’homme qui l’avait violée dans un état déplorable, elle lui pardonne et insiste auprès du chirurgien, dont elle deviendra amoureuse, pour qu’il ait une transfusion sanguine -, unissant le sexe et la mort, elle est quelque chose de plus subtil : une sorte d’émanation atroce et logique des horreurs de la guerre parmi lesquelles elle évolue comme un spectre, au-delà du Bien et du Mal ». Renchérissant sur cette ambiguïté à la fois vivifiante et mortifère du personnage, Sylvie Pierre, dans un article des Cahiers du Cinéma, en 1970, évoque une héroïne qui « rachète et annule symboliquement les castrations du chirurgien (…) Dans L’Ange rouge, tout homme que Wakao Ayako a fait jouir en meurt (…), comme si ses pouvoirs érotiques en faisaient la prêtresse des sacrifices humains demandés par le Japon, et en ce sens, la castratrice suprême. Ainsi n’a-t-elle donné le sabre de l’héroïsme au chirurgien en lui restituant sa vigueur sexuelle que pour le lui faire immédiatement briser au combat corps-à-corps ».

Il fallait oser en tout cas, surtout au Japon où le corps est codifié et le rite amoureux raffiné et complexe, montrer aussi crument, sans vulgarité ni ostentation – qui plus est dans un film de guerre censé illustrer et défendre une conception viriliste de l’homme et du combattant – la frustration sexuelle, l’impossible masturbation de l’homme sans bras prenant – littéralement – son pied pour jouir et donner du plaisir, en une scène bouleversante qui aurait pu paraître du fétichisme grotesque dans un autre contexte, et, comme celle, plus discrète et esthétisée du Bel Antonio chez Bolognini, l’impuissance sexuelle d’Okabe : elle éclaire a posteriori sa brusquerie, sa muflerie initiales avec Sakura, son désir confus de la garder auprès de lui après la piqûre du soir, le combat entre le désir et la pudeur, le désespoir d’un homme et l’amour enfin avoué et consenti. Etrange nuit d’amour entre le médecin et l’infirmière affirmant une puissance virile, tançant et ligotant le chirurgien enfin sevré de sa morphine coutumière, s’abandonnant aux caresses d’une femme. D’une infirmière devenue enfin femme, dans cette découverte et ce don absolu de soi à l’approche de la mort.

Dans cette atmosphère de guerre où les affects, d’être noués et comme refoulés, irradient d’autant plus intensément, où l’émotion semble interdite par l’urgence de l’action et la vanité des grands sentiments, Sakura – cette « fleur de cerisier » un peu éthérée, un peu désincarnée, fût-elle un ange de mort autant que de vie – nous rappelle, à travers ces situations extrêmes, que nous ne sommes que des corps aimants, que des corps souffrants…Pour reprendre une belle formule de Libération sur ce film, « il n’y a d’autre serment que le partage de la chair. » D’autre amour même ? pourrait-on ajouter…

Claude

LES PROMESSES D’HASAN-Semih Kaplanoglu

Des champs de blé desséché à perte de vue, la caresse du vent sur les visages burinés ou les feuilles miroitantes d’un arbre centenaire, le temps arrêté sous une tonnelle autour d’un verre amical à l’ombre d’un sycomore – « Les Promesses d’Hasan », film turc de Semih Kaplanoğlu, projeté dans la sélection Un certain regard au festival de Cannes 2021, nous captive par des images envoûtantes, entre tableau impressionniste digne de Monet ou Renoir et nature morte à la Chardin avec une coupe de fruits, de pulpeuses tomates pourtant menacées ou de brillantes pommes un peu trop sulfatées.

Le spectateur semble en effet plongé dans cette campagne anatolienne immémoriale, épousant le point de vue et l’âpre vie d’Hasan, paysan traitant ses arbres fruitiers avec application, cultivant son champ de tomates ou s’adressant à ses ouvriers agricoles avec la sobre passion et la parole économe du terrien. Sa silhouette longiligne, ses gestes mesurés à l’image d’une activité lente et patiente accordée au rythme de la nature nous le rendent a priori d’autant plus sympathique que ses journées sont ponctuées ou couronnées par un vere bu avec des amis ou le bonheur vespéral de retrouver son épouse, qui semble veiller sur lui et la maisonnée comme un ange gardien, de toute sa tendresse diffuse ou de sa prudence avisée, à peine plus bavarde.

Et quand, appelé par son journalier, il doit quitter son tracteur pour rencontrer un ingénieur appelé à ériger un pylône électrique au beau milieu de son champ ou qu’il se réjouit avec sa femme d’avoir été élu (par le tirage au sort et par Allah, assurément) pour faire le pèlerinage de La Mecque tant rêvé d’elle, quelle sympathie n’inspire-t-il pas ! Quelle image d’une tranquille humanité soumise à une administration kafkaïenne ou aux lois de la mondialisation n’offre-t-il pas, surtout quand un grossiste prétend lui acheter ses tomates pour une somme dérisoire, au prétexte qu’il ne pourra les vendre qu’en Turquie, que ses pesticides, pourtant vendus par l’Union européenne, les rendent inexportables sur notre continent !

Et pourtant se dessine au fil du film le portrait d’un agriculteur moins victime que roublard et retors, pour ne pas dire prêt à écraser les autres pour défendre ses intérêts – aussi gentil qu’il ait pu paraître d’abord, surtout lorsqu’Emine son épouse, bien renseignée, lui susurre qu’un paysan voisin, endetté et mal avisé dans sa récolte de pommes, va devoir vendre son champ et qu’un « généreux » repreneur pourrait faire main basse sur son bien en circonvenant le banquier…Ce n’est pas le moindre mérite de ce film, ode à la nature, de disséquer l’avarice et les turpitudes de l’âme humaine, sans qu’il paraisse y avoir solution de continuité ou opposition entre l’homme et la terre mais âpre nécessité d’une lutte où on ne sait trop si c’est la nature qui est ingrate ou l’homme égoïste et carnassier. Toujours est-il qu’Hasan joué par un remarquable Umut Karadağ, inspire un curieux mélange de franche sympathie et de lente répulsion, en une image d’autant plus trouble que son amour conjugal et sa piété apparemment sincère le poussent à ce pèlerinage à La Mecque pour se laver de ses fautes et se faire digne hadji.

On découvre peu à peu un homme prêt à circonvenir un banquier qui lui procure des informations inédites, à acheter un juge pour faire passer sans vergogne la ligne à haute tension dans le champ de son voisin sans le prévenir ni s’émouvoir du problème, un homme fidèle à son ami cordonnier mais qui n’a pas hésité à léser gravement un proche qui le lui reproche amèrement autour d’un verre solitaire…Et la fable bucolique de dire un monde sans pitié, où l’agriculteur semble, sinon aussi coupable que ses exploiteurs, du moins bien complice de sa propre aliénation, de passer d’une initiation symbolique à un délit d’initiés.

L’émotion nous saisit pourtant à la fin lorsqu’Hasan, rattrapé par son passé, et pas assez riche pour payer le pèlerinage, va trouver son frère, contre toute attente, pour implorer son pardon, comme avec l’ami récalcitrant. Mais là où le frère semble avoir tout oublié, où la médiation de la belle-soeur, l’accueil favorable et la promenade dans un champ semblent promettre une possible réconciliation à l’ombre d’une tonnelle ou d’une marche rédemptrice, la maladie d’Alzheimer a fait son oeuvre. Son propre frère ne reconnaît pas Hasan.

Il est trop tard pour le pardon, l’impossible pardon des offenses commises, qui se donne et ne s’achète pas, qu’il faut mériter et cueillir à temps, comme un fruit mûr.

Claude

LEILA ET SES FRERES-SAAED ROUSTAEE

On ne les voit pas passer, ces 165 minutes qu’on craignait vouées à une longue ou didactique fresque historique (tant l’actualité iranienne est brûlante depuis plusieurs années), à une chronique sociale démonstrative – et dont certains critiques voudraient retirer quelques longueurs, comme si un film aussi foisonnant et fiévreux que Leila et ses frères (2022) n’avait pas une puissance, une dynamique en quelque sorte organiques. Qu’importe ou plutôt quel dommage que Saaed Roustaee, jeune cinéaste de 32 ans, ait été oublié par le jury du festival de Cannes dont faisait pourtant partie son éminent compatriote Asghar Farhadi – sans parler de la censure en juin dernier des autorités iraniennes sur un opus aussi subversif, qui n’aurait pas daigné passer sous les fourches caudines de l’office central du cinéma avant de concourir aux festivals étrangers : on se sent emporté dans cette famille patriarcale par un tourbillon de paroles, par les bouffées d’amour-haine d’une fratrie qui se débat contre l’égoïsme cupide et la pitoyable tyrannie d’un père castrateur aux moues puériles, dodelinant et dégoulinant d’ambition sociale, prêt à tout pour cacher sa « misère » (ou son magot ?) et acheter auprès de ses cousins le prestige dérisoire d’éphémère parrain du clan au prix de la réussite économique de ses enfants devenus propriétaires d’une boutique dans un centre commercial.

Certes, la première heure met lentement – mais sûrement – en place une action dont il faut bien saisir les différentes strates ou tonalités , cerner les nombreux personnages, mesurer la complexité générique aussi, entre drame, ou comédie ?, familial(e), chronique sociale et film politique. Le troisième opus de Saaed Roustaee emprunterait en effet tant au Parrain de Coppola qu’à Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola s’il n’était aussi – d’abord ? – un formidable cri de souffrance face au déclassement social, à l’appauvrissement de la classe moyenne (phénomène également occidental), aux inégalités criantes emblématisées et comme mises en abyme ici au sein de cette famille Jourablou où les parents pauvres (Leila et ses 4 frères au chômage) végètent et lorgnent chaque jour sur les riches cousins qui les méprisent et les humilient : du début, la cousinade de patriarches aux funérailles du grand-père, à la fin – le mariage où valsent les billets avec les danseurs – on sent l’opulence et la morgue de ce cousin qui n’hésitera pas à expulser le père pourtant proclamé parrain qui avait réuni les 40 pièces d’or du premier et plus prestigieux cadeau de mariage mais que Leila a volées pour acheter la boutique ; plus encore, la servilité du père, Harpagon aux cassettes révélées par sa fille (dans un dossier de fauteuil) – dos voûté en courbettes quêteuses et mines piteusement chafouines – témoigne de cette servitude volontaire des pauvres dénoncée en son temps par La Boétie : le chef de famille, monstre d’égoïsme, est prêt à tout pour un peu de reconnaissance – et ses enfants, en-dehors de Leila et Alireza, aux combines les plus tordues – Manouchehr devra s’exiler pour échapper au fisc et aux démons de sa famille, Fahrad se perdre dans le fantasme culturiste face aux matches de catch à la télévision et Parvis, le père obèse (par malbouffe ou déprime), se contenter d’un petit boulot d’homme de ménage, de nettoyage des chiottes.

Une double dénonciation, politique et économique, parcourt le film, au point que le cinéaste, dans le contexte tragique des luttes sanglantes des femmes iraniennes pour se débarrasser du voile et de la jeunesse pour abattre le régime des mollahs, peut comparer l’émergence d’un cinéma persan subversif (avec Jafar Panahi ou Mohammad Rasoulof récemment emprisonnés) à l’apparition du néo-réalisme italien sur les ruines du fascisme… L’aspect économique est traité habilement, de manière rarement démonstrative (en-dehors de la scène d’ouverture, en vue aérienne et plans de foule, des ouvriers en colère) – bien plutôt allusive, avec les tweets de Donald Trump, les sanctions internationales, la course effrénée des quatre frères d’un bureau de change à l’autre, face à la dévaluation de la monnaie et à la perte de la valeur-or de la fortune paternelle.

Pour le féminisme, ce n’est pas le moindre paradoxe que Leila, la sœur protectrice, pourtant voilée et vouée à la tradition, à sa famille, soit la plus virulente, avec la rage du désespoir, à dénoncer la turpitude de son père, la soumission de sa mère et la pusillanimité de son frère Alireza, le seul homme un peu positif de l’histoire, qui se délestera de ses scrupules familiaux et de sa lâcheté sociale (il fuit l’émeute des ouvriers casqués réclamant leur dû à la fermeture de l’usine) pour lancer un pavé sur une vitre de son usine ou affronter le cousin arrogant et saccageur du rêve paternel…Personnage émouvant, bouleversant même, joué par Navid Mohammadzadeh, là où Taraneh Alidoosti, dans le rôle de Leila, si excellente soit-elle, cinglante dans ses propos, habitée par une révolte jamais apaisée, animée par une conscience aiguë de l’enfermement familial, semble ne jamais lâcher prise, et trop rarement s’abandonner à la joie ou à la tendresse – sur la terrasse avec Alireza, au départ de Manouchehr à l’aéroport…

Les dialogues tendus de Leila et Alireza, sans scorie – regards intenses et amour sans concession – ponctuent le film, non pour délivrer le message politique ou familial du réalisateur mais pour suggérer la violence émotionnelle, la dimension dramatique, shakespearienne (de l’aveu même de Roustaee) d’une action portée moins par un scénario complexe ou préétabli que par la parole, par les palpitations de l’espérance et les désillusions du réel. Le frère incarne ici la réflexion, l’hésitation, le dilemme, entre volonté de prendre du recul (sinon de fuir) et attachement viscéral à sa famille tandis que la sœur, instinctive, tout d’un bloc, vibre d’amour-haine pour les siens, dominant sa mère si falote, prête à mettre en danger l’honneur de son père en volant l’argent pour l’achat de leur boutique et à vomir à son père ses quatre vérités, en madone crucifiée, qui a dû renoncer, sous la pression paternelle, à l’homme aimé entrevu, retrouvé un instant dans un reflet vitré. L’un de ces écrans qui miroitent ça et là, la barrière de la douane, le carreau cassé à l’usine par Alireza enfin révélé à la lucidité, à la maturité, à la révolte… La raison coupable, empêchée, si faible face à l’instinct, la conscience, l’amour dans leur véhémence inapaisée : le duel entre ce frère (trop ?) réfléchi et sa sœur en colère est superbe et comme irréconcilié, sans jamais un mot ou un geste explicite de tendresse, comme si la vérité s’en moquait, que l’enjeu fût plus noble et plus exigeant, à un autre niveau…C’est dans l’intimisme que le cinéaste est le plus convaincant, que l’épique s’incarne, que la tragédie shakespearienne se noue : le huis-clos de l’appartement familial, construit par le chef opérateur, où les (pourtant grands) enfants dorment ensemble, interdit toute intimité et crée une familiarité aussi insupportable par moments que potentiellement fraternelle, une oscillation exaspérée entre cohésion et promiscuité…Comment voulez-vous dans ces conditions que la parole ne soit pas tonitruante, le ton toujours agressif, l’implosion imminente – tropisme socio-culturel des milieux défavorisés qu’analyse dans sa propre famille une certaine Annie Ernaux, récent prix Nobel de littérature ?

Le film commençait par un montage alterné et des images assez étourdissantes, passant du privé au public, de l’intimité au collectif : le gros plan sur un vieil homme solitaire, le père, Esmail, fumant une cigarette au soleil, priant avant de retrouver ses cousins ; la plongée sur une quasi-émeute d’ouvriers mis brutalement au chômage par la fermeture de l’usine et à qui l’on ordonne, menaces à l’appui, de ne pas réclamer le salaire dû depuis… un an ; la contre-plongée sur un corps de femme en pleine séance de massage, dont on devine l’abandon malaisé aux soupirs appuyés et aux tapotements énergiques du praticien. Leila entre en scène : elle sera l’héroïne douloureuse, impossible, de cette histoire, de cette chronique d’une défaite annoncée.

Leila et ses frères se referme sur une scène magnifique, centrée sur Alireza dont une nièce (une fille de Parviz) fête son anniversaire au milieu des flonflons, des ballons et des jeunes filles en fleur, là où pleuvaient les dollars chez les cousins, exclusivement mâles, dans leur palais doré : au même moment, le fils, qui a tant pesé pour rendre au père l’argent repris pour la boutique (Leila ayant cédé), considère le vieil Esmail apparemment assoupi, un bras relâché ; il se rend bientôt compte qu’il est mort ; effondré, il lui ferme les paupières, tandis que la fête continue, insoucieuse du destin.

« Je m’en irai bientôt au milieu de la fête / Sans que rien manque au monde immense et radieux » – écrivait Victor Hugo à la fin de « Soleils couchants » dans ses Feuilles d’automne.

La vie, la mort. Le pardon et l’amour, les loyautés à trahir – les fidélités à reconquérir. Tout est réconcilié.

Claude