Le Paradis de Zeno GRATON (mai 2023)

Le Paradis, premier film du cinéaste belgo-tunisien Zeno Graton, offre un moment subtil et émouvant de cinéma en abordant de front la question des centres fermés pour jeunes délinquants et de l’amour en prison, de la liberté symbolique qu’offrent les sentiments, de la reconstruction de soi par l’autre qu’ils autorisent enfin un peu, et plus particulièrement ici de l’amour homosexuel. Sujet délicat que le réalisateur aurait pu aborder de manière âpre et frontale, voire brutale (comme Patrice Chéreau dans L’Homme blessé ou Fassbinder dans Querelle inspiré du Querelle de Brest de Jean Genet, auteur auquel on pense immanquablement ici pour la même double expérience de la réclusion et de la pédérastie). Il aurait pu également, autre facilité ou tout au moins tentation, adopter une perspective morale, soit qu’il insistât sur le caractère clandestin de cette liaison inopinée entre Joe et le nouveau venu William, entre un garçon sensuel et révolté et un ado plus ténébreux, au masque apparemment inexpressif traversé de fulgurances de tendresse et de fragilités (le plus dur au premier abord, le plus fragile en fait), soit qu’il montrât des adultes réprobateurs ou des co-détenus goguenards ou ironiques commentant ou empêchant cet amour hors normes dans un milieu déjà marginal et étouffant.

Rien de tout cela en vérité. Une relation qui se découvre – la surprise de l’amour, comme dirait Marivaux – qui se cherche, qui se construit et qui se vit, certes difficilement car il faut bien se cacher dans le recoin d’une pièce isolée, dans un couloir, une buanderie quand on ne communique pas simplement par la musique, par une radio ou par des toc toc complices et entêtés de pivert à travers une cloison. La musique – celle du film, mêlant jazz, hip-hop et électro – signée du compositeur franco-libanais Bachar Mar-Khalifé, superbe et variée, porte le film et poétise, intensifie les scènes les plus marquantes – lie les deux jeunes gens comme leurs compagnons qui aiment danser, se retrouver le soir, oublier leur condition. Il est certes difficile, voire impossible de vivre une telle relation en centre fermé – c’est tout le pari du film d’en montrer, avec beaucoup d’intelligence et de finesse, à la fois la difficulté pratique (où, quand se voir et comment s’aimer , jusqu’à quel point ?) et l’impossibilité foncière : car pour s’aimer vraiment, il faut se voir en toute liberté potentielle, être libre, c’est-à-dire disponible pour libérer ses pulsions, s’isoler loin du regard des autres, fût-il indifférent, ou même empathique…

C’est ce que dit l’éducatrice Sophie, jouée par une remarquable Eye Haïdara, formidable alliance, comme son collègue, de fermeté parfois comminatoire et d’indulgence, d’empathie, de tendresse profondes mais toujours maîtrisées, lorsque Joe et William, bouleversés par la perspective de leur séparation, s’étreignent violemment devant tous les jeunes réunis – pas un d’entre eux d’ailleurs n’ayant un regard ou un propos moralisateurs ou ironiques : « soyez patients, attendez d’être dehors, vous ne pouvez pas vivre ça ici… » En aucune manière, le « vous ne pouvez pas » de Sophie ne signifie « vous ne devez pas » et le pronom démonstratif « ça » suggère non un quelconque jugement adulte, éducatif ou répressif mais la volonté de protéger cet amour indicible qu’elle ne se permet pas de nommer si tant est que cela ait un sens. Le vrai respect en somme…De même, lorsque ces jeunes n’en peuvent plus d’être enfermés et se mettent à tambouriner de concert sur les portes de leur chambre (de leur cellule ?), l’éducateur Ilyas (convaincant Jonathan Couzinié) se tait, laisse faire, ne cherche pas à rétablir une vaine autorité : il sent bien que ce serait inutile, que la révolte intérieure, la violence passionnelle, l’exaspération recluse ne peuvent que s’exprimer et doivent même s’extérioriser dès lors qu’il n’y a pas d’émeute ou de tentative d’évasion. Ce n’est plus de l’indulgence ou de la simple compréhension, c’est de l’humanité simplement, mâtinée d’un sentiment d’impuissance sans doute.

Ces jeunes gens en effet – c’est peut-être la seule faiblesse du film – paraissent finalement assez sages, presque résignés ou capables de surmonter leur désespoir ou leur déception à tout le moins, par-delà les sursauts de colère ou les velléités de révolte : ce jeune qui pensait être scolarisé, finalement refusé par le collège parce qu’il a commis l’imprudence, par honnêteté intellectuelle, de dire qu’il venait d’un centre fermé, d’un IPPJ ; Joe, bien sûr – même s’il reste ainsi 3 mois de plus avec William – Joe qui croyait pouvoir enfin sortir mais se voit refuser cette libération par la juge pour n’avoir pas suffisamment fait ses preuves, pour avoir souvent fugué. La fin du film montrera le chemin qu’il reste à accomplir…Fallait-il pour autant en tant que spectateur souhaiter plus de cris, plus de haine, plus de violence dans les gestes et les paroles pour faire plus véridique, plus réaliste et Zeno Graton a-t-il édulcoré la réalité de la réclusion et adouci le caractère de ses personnages pour susciter l’empathie de son public ? Je ne pense pas – et son propos ne me semble pas affaibli de ce refus de la complaisance ou de la caricature.

Faut-il rappeler que l’un des grands adversaires de la violence institutionnelle, Victor Hugo dans le journal fictif du Dernier jour d’un condamné (1829), n’a en aucune manière expliqué ou même suggéré le crime de son condamné à mort – de manière à créer l’empathie du lecteur et à suggérer l’inutilité, l’inhumanité de l’exécution capitale ? Le propos de notre cinéaste n’est-il pas un peu le même ? Ne pas juger mais au contraire suggérer l’humanité de ces jeunes délinquants, dont on ne sait jamais quels délits il ont commis au juste, les saisir, au-delà de tout moralisme, dans ce moment singulier et terrible de leur vie où ils tentent de se reconstruire personnellement mais aussi de faire communauté, au-delà de leurs différences, dans leur multiplicité d’origines, dans cette appartenance multiple qui les réunit et qui les soude (contre le racisme institutionnel dont a souffert Zanon dont un cousin fut emprisonné). Du coup, on ignore ce qu’ils ont fait, on oublie presque qui ils sont, qu’ils ont été des délinquants, même si les éducateurs sont à juste titre durs à leur égard, que les rendez-vous avec la juge d’application des peines leur rappelle, et nous informe, du poids du passé et de l’engagement pris, du pari sur l’avenir dont ils font l’objet, entre éducation et répression. Une belle formule de la juge interroge d’ailleurs ces concepts de liberté et de contrainte : « tu sortiras, dit-elle à Joe, lorsque tu n’auras plus besoin des autres pour t’empêcher de faire des bêtises, pour lutter contre toi-même »…Oui, être autonome, n’est-ce pas savoir se contrôler, faire triompher en nous la raison, se faire violence, ne plus être en somme notre propre ennemi ?

En attendant, comment ne pas se prendre de sympathie pour ces jeunes, pour ce mélange en eux de révolte à fleur de peau et de tendresse insoupçonnée, pour leur créativité (avec leurs dessins, les tatouages de William), leur sérieux aussi (les cours de maths, l’apprentissage de la fonderie), leur énergie bien dirigée (les séances de boxe), et cette fantaisie : la danse, la promenade en forêt de ces garçons grimés, de William et Joe amoureusement tatoué par son ami ? Comment ne pas aimer ce binoclard, ou cet autre farouche ou timide, ou encore ce garçon à la tignasse rousse, ces adultes en devenir que le hasard, leur éducation ou leurs mauvais instincts ont pour un temps arrêté (ou simplement suspendus ?) en chemin ? Il faut croire en la vie, en la résilience, dans l’avenir toujours ouvert quoiqu’il y paraisse…

Vous me direz que la fin en prison n’incite guère à l’optimisme… Pourtant, Zeno Graton réussit le tour de force d’un dénouement à la fois fermé et étrangement ouvert : la promenade des deux détenus s’achève en image onirique d’une course dans la forêt, d’une folle équipée. L’avenir n’est jamais totalement condamné.

Claude

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