PRENDRE LE LARGE

 

 

Caméra d’or au Festival de Cannes 2017Du 21 au 26 décembre 2017Soirée débat mardi 26 à 20h30Film français (novembre 2017, 1h43) de Gaël Morel avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou et Kamal El AmrPrésenté par Marie-Noël Vilain

Distributeur : Les Films du Losange

 

Synopsis : Edith, 45 ans, ouvrière dans une usine textile, voit sa vie bouleversée par un plan social. Loin de son fils et sans attache, plutôt que le chômage, elle est la seule à choisir de rejoindre son usine délocalisée au Maroc…

Bien sûr, la mise en scène de « Prendre le large », le 6ème film de Gaël Morel, hommage à un père ouvrier du textile, peut sembler assez sage, le scénario un peu balisé, le vol au distributeur…téléphoné, la scène de repas initiale, motif cinématographique révélateur (s’il en est), longuette – et la fin, avec ce changement subjectif de plan vers l’ailleurs marocain réinventé par le regard d’Edith…un peu trop symbolique.  Bien sûr, il y a du romanesque ; bien sûr, le drame psychologique, qui double la chronique sociale, mène à un happy end convenu qui pourtant ne choquerait pas dans la vie réelle et s’inscrit dans la logique narrative d’une histoire de femme préférant au chômage en France le reclassement au Maroc dans la même usine textile délocalisée et s’y inventant une vraie famille auprès de sa logeuse Mina et de son fils Ali pour ouvrir un restaurant. Bien sûr…
Bien sûr, on peut concevoir les réticences de Cramés ou la dureté pour le moins excessive de Critikat mais…voir Sandrine Bonnaire pleurer… Suivre sa démarche à la fois cassée et chaloupée, ses épaules rentrées d’ouvrière déclassée (plutôt que reclassée) et son port de tête altier de femme libre, osant se réinventer – fût-ce la peur au ventre… Coller à cette détermination farouche, animale d’une travailleuse voulant sauver sa peau, en égoïste peut-être, mais surtout en femme courageuse quoique blasée de tout, du syndicalisme comme de la mondialisation, avançant avec le réalisme de l’instinct, qui se moque autant des grands discours que du bon sens frileux – quand bien même on n’adhérerait pas à la naïveté, à l’utopie ? d’une démarche fort risquée, que confirmera l’épreuve des faits : partir seule pour une femme au Maroc, affronter cet intégrisme qui impose le voile dans les transports en commun, connaître des conditions de travail difficiles, avec un salaire misérable, des machines à coudre archaïques, envoyant des décharges électriques (!), Najat, une contremaître jalouse et vindicative, une chef d’atelier compatissante mais impuissante, une omerta se retournant contre vous quand, contre la peur paralysante, vous dénoncez les risques du métier (au double sens du terme) et le payez de votre licenciement (comme la collègue Karima) pour avoir été accusé de vol de tissu au terme d’un coup monté (des étoffes cachées dans votre casier et dans vos affaires)…

Voir Sandrine Bonnaire, licenciée par une employeuse pourtant humaine,  vibrer de colère face au manque de solidarité, révoltée – enfin ! – par l’absence de protection syndicale (la vie nous définit plus sûrement que nos idées) soudain s’illuminer auprès de ses amis d’un sourire enfantin pour entonner « Gentil coquelicot » – hommage à Pialat. Sentir ce regard buté, ce visage anguleux, presque émacié sur lequel, paradoxalement, s’inscrira comme en une cire molle, infiniment disponible, toute la palette des sentiments : le désarroi de la mère  face aux bobos parisiens que fréquente son fils, sa blessure de n’avoir su qu’après le pacs de Jérémie, malgré son ouverture d’esprit, la joie gamine d’enfourcher une mobylette suivie par une volée de mômes pour se rendre à l’atelier, l’entêtement suicidaire au travail saisonnier, l’évanouissement dans un champ de fraises, le sourire ami et l’abandon à Mina et Ali après un long apprivoisement ou au fils retrouvé après avoir congédié avec la vente de sa maison la solitude « renifleuse des amours mortes », selon le mot de Barbara.

Non, Sandrine Bonnaire n’a pas changé depuis Pialat et Sautet : toujours la même instinctivité, entre l’audace tremblante d' »A nos amours » et l’inconscience goguenarde de « Quelques jours avec moi », cette sensibilité à vif, fébrile et farouche comme l’héroïne de « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne, ni sensiblerie, ni cyclothymie, ni hystérie, mais oscillation permanente, tension  et basculement, entre espoir et rage, adhésion et incompréhension. L’économie de moyens, la parole rare et le regard nu d’une enfant du peuple, qui ne (se) (la) joue pas – fille d’ajusteur bourbonnais, sœur d’une auxiliaire de vie chichement payée. Un refus de l’expressivité, une sobriété qui autorisent justement tous les jeux de physionomie, laissant affleurer, s’improviser toutes les émotions sans jamais les imposer ni même les suggérer au spectateur.

La chronique sociale que nous offre Gaël Morel, inversant le sens habituel de l’immigration économique, s’enrichit ainsi, par la grâce de Sandrine Bonnaire et des autres acteurs, Mouna Fattou et Kamal El amri, justes et émouvants, d’un drame intimiste, d’une quête de l’identité et du bonheur, d’une interrogation sur le sens de la vie, sur le travail qui nous structure et nous bouffe tout à la fois, instrument paradoxal de notre dignité comme de notre aliénation. « Prendre le large », c’est partir, réinventer sa vie, retrouver les siens pour mieux les quitter parfois, les aimer si loin, si fort : c’est aussi – habile suggestion de mise en scène – changer de perspective, passer d’un scope paradoxalement étouffant, comme un atelier, vers un format plus vertical, plus solaire et azuréen, dans la promesse fragile d’une famille recréée…

Claude

« L’Histoire officielle » de Luis Puenzo

HISTOIRE OFFICIELLE
Primé au Festival de Cannes en 1985, Oscar et Golden Globes du Meilleur film étranger en 1986Du 27 avril au 2 maiSoirée-débat dimanche 30  à 20h30
Présenté par Claude SabatierFilm argentin (vo, 1985, 1h52) de Luis Puenzo avec Norma Aleandro, Héctor Alterio et Hugo Arana

Alicia, professeur d’histoire dans un lycée de Buenos Aires, mène une vie tranquille et bourgeoise avec son mari et la petite Gaby qu’ils ont adoptée. Dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, elle a toujours accepté « la version officielle » jusqu’au jour où le régime s’effondre. L’énorme mensonge se fissure, et Alicia se met à suspecter que Gaby pourrait être la fille d’un « disparu ». Débute alors un inexorable voyage à la recherche de la vérité, une quête dans laquelle Alicia pourrait bien tout perdre.

 

Si la vérité historique n’émerge que lentement dans la mesure où, selon un étudiant d’Alicia, dans une dictature, « l’Histoire est écrite par les assassins », que dire de la vérité intime, dès lors qu’elle nous oblige à ouvrir les yeux sur nous-mêmes, à penser et tout repenser autrement, à remettre en cause l’équilibre de notre famille et jusqu’à notre fragile bonheur ? C’est le pari cinéphilique, le dilemme moral que soulève « L’Histoire officielle » de Luis Puenzo, film historique et drame psychologique, tourné en 1984, sorti en 1985, qui, alors peu prophète en son pays, connaîtra une consécration mondiale en 1985 avec le prix d’interprétation féminine pour Norma Aleandro et l’Oscar du meilleur film étranger en 1986 (10 ans après le coup d’Etat du 24 mars 1976) pour une vraie reconnaissance nationale, enfin, la même année.

Cette oeuvre de conscience et de mémoire, restaurée en octobre 2016, dont la diffusion par Ciné-Culte et les Cramés intervient opportunément face à la présence de l’extrême droite au second tour des présidentielles, évoque la fin de la dictature argentine (1976-1983) en mars 1983, alors que les manifestations en faveur des 30 000 disparus, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers, 1,5 millions d’exilés du régime, les marches hebdomadaires place de Mai des grands-mères d’enfants arrachés à leur mère et « adoptés » par les séides de Videla et le traumatisme de la désastreuse invasion des Malouines en 1982 avec ses 650 morts argentins soufflent un vent de contestation qui emportera le régime en octobre 83, date des premières élections démocratiques depuis 7 ans. Quand on sait l’angoisse de Norma Aleandro à l’idée de jouer dans ce film, les menaces physiques de la dictature sur la mère d’Amelia Castro qui joue la petite Gaby, on mesure les risques pris par le cinéaste de « La Peste », que le coup d’Etat avait détourné du cinéma vers le film publicitaire, et qui n’hésitera pas à utiliser des images réelles des manifestations réprimées des « Folles de mai » (selon la phraséologie totalitaire) ou un album authentique de photos d’enfants enlevés à leur famille recueillies ou affichées dans le local des courageuses « abuelos ». La mise en scène en retire une authenticité accrue, et une étonnante fluidité – la dimension documentaire nourrissant l’invention, la fiction, en retour, paraissant d’autant plus proche du réel que la perspective familiale parle à notre intimité et autorise l’empathie pour Alicia, conquérante et martyre de la vérité : le cinéaste dit s’être inspiré de l’un de ses films-fétiches, « Kramer contre Kramer », de Robert Benton, sur le divorce, avec Mery Streep et Dustin Hoffman, pour dépeindre le délitement du couple Alicia-Roberto. Si l’on ajoute que Luis Puenzo a dû rester prudent et simultanément ruser, non sans audace, avec le pouvoir en déclarant son tournage terminé en 1983 pour pouvoir le poursuivre clandestinement à son domicile jusqu’en 1985, on ne peut qu’admirer davantage le combat pour la liberté de cinéastes jouant au chat et à la souris avec la censure, tel Jafar Panahi envoyant à Cannes son « Ceci n’est pas un film » sur une clé USB.

Mêlant habilement l’arrière-plan historique et le drame familial sans souligner ni sacrifier jamais ces deux dimensions, autour des trois strates de « l’Histoire officielle », de l’Histoire enseignée par Alicia avec une certitude de plus en plus chancelante et de l’histoire intime, ce film nous montre donc une enseignante d’histoire de Buenos Aires dans un lycée de garçons chahuteurs et contestataires – premier coup de boutoir contre ses certitudes – mariée à un homme d’affaires semble-t-il fort proche du pouvoir : le contexte politique et surtout le retour inopiné d’une amie d’enfance qui lui fait le récit glaçant des tortures endurées pour son ami dissident et disparu, dessillent une éducatrice plutôt naïve – ou volontairement aveugle ? Pire, l’allusion, involontaire ou calculée ? – d’Ana aux bébé volés et vendus provoque en elle un choc sans retour en fissurant sa bonne conscience : d’où vient au juste Gaby, son adorable fille de 5 ans ? Et si le bébé que son mari lui avait ramené sans explication, supposément adopté à une mère défaillante, était finalement l’un de ces enfants de la dictature arrachés à leur famille dans un souci de « purification idéologique », d’ « eugénisme éducatif », si l’on peut dire ?

Dès lors, rien n’arrêtera la quête à la fois intimement nécessaire et familialement destructrice d’Alicia : le tragique est en marche en ce que le dévoilement d’une vérité inéluctable sera un douloureux arrachement au mensonge pour une réappropriation de soi-même. Arrachement au mensonge d’autant plus nécessaire qu’Alicia a vécu toute son enfance dans l’ignorance et l’affabulation : on lui a laissé croire que ses parents, morts dans un accident de voiture, étaient partis pour un long voyage, qu’ils reviendraient, jusqu’au jour où elle a découvert leur tombe. Arrachement au discours lénifiant et spécieux de l’Eglise, dont la hiérarchie a soutenu une « Révolution nationale et catholique », à l’ordre moral triomphant, aux relents nazis et antisémites, aux références inquisitoriales et exterminatrices, à la haine irrémissible dans sa « guerre sale » contre le étudiants, journalistes et syndicalistes, allant jusqu’à faire tuer ses opposants à l’étranger dans le cadre de « l’opération Condor » : faut-il rappeler que la dictature de Videla, outre les escadrons de la mort qui raflaient et pillaient, pratiquait « les vols de la mort » consistant à jeter du haut d’un avion des opposants vivant et drogués pour leur assurer une mort « très chrétienne » ? Comment s’étonner dès lors que le prêtre en son confessionnal noie vite la soif de vérité d’Alicia dans l’eau froide de la volonté divine et de « l’absolution » des péchés (de doute ? d’humanité ?) contre une vérité humaine par trop dérangeante ? Arrachement aussi au bonheur factice de cette union mal assortie avec un homme qui flirte avec les généraux au pouvoir, laisse accuser et « disparaître » un collègue de travail, traite Ana, torturée, d’ « ordure » communiste, dans un sombre parking où se révèle son vrai visage, qui se trahit en fustigeant la « dissidence » du compagnon d’Ana sans préciser d’où il tient cette information, et frappe enfin son épouse pour avoir déposé Gaby chez sa mère et voulu le sensibiliser ainsi à la douleur parentale de l’enfant disparu : la façon dont Roberto cogne la tête d’Alicia contre le mur et le geste sûr, concerté, par lequel il lui écrase la main dans l’entrebâillement de la porte, ne laissent aucun doute sur la nature tortionnaire du personnage, bien au-delà de violences conjugales exacerbées.

On conçoit mieux l’intérêt pour le réalisateur d’avoir finalement choisi le point de vue de la mère adoptive plutôt que celui de la grand-mère, initialement prévu : le film eût été sans doute plus didactique, voire démonstratif ; l’identification à la grand-mère recherchant sa petite-fille aurait pu conduire à un propos larmoyant tandis que la démarche d’Alicia, plus aléatoire et dramatique, plus authentiquement tragique car source de déchirement entre le confort intellectuel et l’exigence de vérité, s’offre à l’identification romanesque comme à une réflexion éthique : si quelques critiques vétilleux regrettent un certain manichéisme des personnages (mais l’odieux Roberto pleure, aime sa femme et adore sa fille !) que souligneraient des gros plans insistants et une musique plus illustrative que suggestive, l’ignorance et la naïveté, parfois peu vraisemblables, d’Alicia nous interpellent moins sur le Bien ou le Mal que sur la « zone grise » où évoluaient alors, selon Puenzo, 95 % de la population : que savait la population argentine des disparus et de ces enfants volés dont 120 ont été retrouvés en 1983, dont 380, devenus quadragénaires, vivent aujourd’hui en Europe ou recherchent encore leurs origines ? (Il y aurait encore en 2017 des manifestations contre les disparitions, comme celles de la place de Mai…) Comment Alicia, professeur d’histoire, témoin de la mémoire, célébrant avec ses élèves Mariano Moreno, journaliste, révolutionnaire de Mai 1810 et héraut des Lumières, a-t-elle pu ne pas s’interroger plus tôt sur les circonstances mystérieuses de l’adoption de sa petite Gaby ? Pourrait-il y avoir un déni de vérité ou, à tout le moins, un refus du doute, comme il y a un déni de grossesse, pour préserver son bonheur et asseoir un socle de certitudes vitales ? Comme dans la France de 39-44, où commençait la collaboration avec la junte militaire ? Et jusqu’à quel point la résistance était-elle possible ?

Oui, entre le Bien et le Mal, la zone grise déploie la tremblante palette des compromis, prudents moyens termes ou compromissions, voire trahisons ? Le repas de famille, scène classique au cinéma, en l’occurrence chez les parents de Roberto, va, par-delà le plaisir crispé de retrouvailles tant attendues, recréer – définitivement ? – la fracture entre Roberto et son père qui, comme son frère, lui reproche sa fortune suspecte, sa réussite sans âme en lui opposant leur vertueuse pauvreté, leur humanisme vigilant. Très vite, à partir d’une boutade (ou d’une provocation ?) du père sur les « dollars » que ferait « pleuvoir » Roberto, la discussion tourne  à l’affrontement : dans un plan très pictural, sous le regard du père en pleurs au bout de la table, les deux frères, de part et d’autre, règlent leurs comptes, tandis que les femmes se sont écartées, par prudence instinctive ou soumission ancestrale, de cette discussion politique. Le propos pourrait paraître manichéen mais, dans une dictature, peut-on vraiment réussir sans se compromettre ?

Si le film à mon sens évite le manichéisme, sinon un certain didactisme bien compréhensible, il sait aussi refuser la complaisance du pathétique. Le sujet s’y prêtait pourtant ! La rencontre entre Alicia et la grand-mère qui lui montre les photos dont elle dispose a beau bouleverser la mère adoptive de Gaby, l’émotion est comme tenue à distance par l’ambiance détendue du café et la présence de jeunes jouant au flipper. Déjà, la longue scène du récit par Ana de ses tortures nous avait surpris par le mélange des registres, l’horreur arrivant sans prévenir, dans le naturel d’une conversation anodine, mieux, du fou rire de deux amies d’enfance passablement éméchées : par un curieux décalage entre les paroles et la réaction suscitée, Alicia avait continué à rire, à sourire alors que, depuis plusieurs minutes déjà, Ana avait entamé la relation terrifiante des persécutions subies…Et il avait bien fallu  quelques instants de plus pour que la physionomie d’Alicia se mît enfin en accord avec les circonstances, que sa pensée embrumée s’ouvre à la vérité, son cœur anesthésié à la compassion, ses bras à l’étreinte fraternelle.

Il avait fallu, comme dans la vie, le temps de la prise de conscience dans  l’afflux des pensées immaîtrisées, dans la discordance d’images contradictoires de vie et de mort. Comme au cinéma : un raccord laborieux et douloureux pour épouser la souffrance indicible de l’autre et entrouvrir ses propres gouffres pour la joie amère et lucide du spectateur.

Claude

 

P.S : Pour tous ceux que l’histoire des 500 enfants volés intéresse, sur France Inter,  vous trouverez  ici le lien pour accéder à LA MARCHE DE L’HISTOIRE, émission de Jean Lebrun , consacrée, le lendemain de notre soirée-débat, aux grands-mères de la place de Mai :

http://direct-radio.fr/france-inter/podcast/Jean-Lebrun/La-marche-de-l-histoire

A la télé vous trouverez :  Argentine, les 500 bébés volés de la dictature  diffusé sur France 5   MARDI 2 MAI20h50

https://www.youtube.com/watch?v=KTQyoF5xFEo

DocumentaireDurée : 1h35min

 

 

 

JE VOUS SOUHAITE D’ÊTRE FOLLEMENT AIMÉE

Article de  Claude Sabatier
Film français (janvier 2016, 1h40) de Ounie Lecomte avec Céline Sallette, Anne Benoit et Elyes Aguis

JE VOUS SOUHAITE D’ÊTRE FOLLEMENT AIMÉE

« Ma toute petite enfant qui n’avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier (…)  “Avec quoi on pense, on souffre ?  Comment on a su son nom au soleil ? D’où ça vient la nuit ?ˮ  (…)  Je vous souhaite d’être follement aimée ». Cette lettre propitiatoire d’André Breton à sa fille bébé, pour ses 16 ans, slamée par Grand Corps Malade, qui donne son titre au dernier film d’Ounie Lecomte, cinéaste d’origine sud-coréenne elle-même abandonnée par son père et adoptée à l’âge de 9 ans, traduit bien la réflexion sur l’identité, la recherche des origines, la rencontre fortuite ̵ devenue destin, nécessité ̵ d’Élisa avec Annette, sa mère biologique.

Pré-générique : Élisa (Céline Sallette) est reçue à Dunkerque par une conseillère du service enfance et famille du conseil général qui lui explique que certes, on a retrouvé la trace de sa mère biologique mais que celle-ci, ayant accouché sous X, est protégée par la loi et nullement tenue de décliner son identité ou de donner des indications sur le père, les raisons ou les circonstances de l’abandon. Il s’agit bien en effet d’un abandon encadré, de pratique immémoriale ˗ du tour dans la porte des églises (où Claude Frollo recueille Quasimodo dans Notre-Dame de Paris) au bureau ouvert institué en 1904 : après une naissance non désirée, des violences conjugales ou une pression familiale, une femme peut, aidée par l’État et après un délai de réflexion de deux mois, accoucher clandestinement dans un établissement de santé. Depuis 2002 et la mise en place par Ségolène Royal, alors ministre de la Famille, du Conseil National d’Accès aux Origines Personnelles ˗ lieu et lien neutres pour des retrouvailles ˗ le droit des enfants ne cesse pourtant d’être réaffirmé et des actions judiciaires menées, par des enfants perdus, des pères lésés, des grands-parents privés de descendance ˗ au point que le Conseil Constitutionnel a dû réaffirmer le droit irréfragable des mères au silence.

Retour à Dunkerque six mois après : Élisa est bien décidée, contre vents et marées, à retrouver la trace de sa mère. Ce qui pourrait n’être qu’une chronique sociale ou le récit documentaire de recherches administratives devient une douloureuse quête de l’identité – moins celle de l’état-civil que de sa vérité intérieure, tant Elisa se trouve prise dans une tourmente : elle se détache de son compagnon, qui semble pourtant l’aimer encore et multiplie les signaux d’écoute et les preuves d’amour ; son fils Noé, en pleine révolte, affecte une appartenance musulmane, qui, de pose provocatrice à la cantine ou à l’école, s’avèrera intuition de ses origines – un grand-père ouvrier algérien des chantiers navals, amour vrai de rencontre rejeté comme scandaleux par les parents d’Élisa ; celle-ci ne croit plus trop à l’amour, fait l’amour sans amour, s’offrant à un bellâtre qui lui a susurré « Élisa » de Gainsbourg mais la quitte un petit matin blême de cuisine en lui payant son bécot dans le cou…

De l’autre côté, la mère, Annette (Anne Benoît) que l’on découvre d’emblée sur son vélomoteur, dans un crépuscule rougeâtre, femme empâtée par la vie, le remords de l’abandon, un milieu modeste de cabaretiers au mieux conventionnels, au pire racistes, comme ployée par la soumission à sa mère tyrannique, par la solitude vouée aux chiens du refuge, aux enfants de la cantine qui la surnomment de l’antiphrase « Pitbull », tant elle est chahutée, sauf de ce Noé dont elle se prend curieusement d’affection − bon sang ne saurait mentir…

Oui, bien sûr, l’identité de la mère est révélée dès les premières images et l’on sait dès lors, comme dans un film policier, que tout l’intérêt de l’histoire résidera non dans la découverte d’une identité de papier mais dans relation qui se tissera, fortuitement, progressivement puis nécessairement, entre les deux femmes – du premier rendez-vous d’Annette chez la kinésithérapeute (qui n’est autre que sa fille) à l’explication, franche et terrible, suivie d’une étonnante réconciliation dans le même plan séquence, par-delà un cut, des deux femmes dans le café fraternel, si l’on ose dire. Une explication qui sera moins révélation d’une vérité depuis longtemps éventée que révélation à soi-même, pour Annette autant que pour Élisa : la mère, qui avait dû abandonner sa fille sous la pression de ses parents, s’affirmera enfin, revendiquant cet amour de jeunesse dans sa profondeur vraie, si passager ait-il été, son « histoire à elle », quand bien même on l’en aurait dépossédée.

Genèse d’une naissance, Je vous souhaite d’être follement aimée est aussi l’histoire d’une renaissance, ou d’une naissance à soi-même − à l’image de ce corps maternel massé par la fille en un accouchement inversé et rédempteur − par quoi ce film au scénario ténu, parfois peu vraisemblable, mais aux strates subtiles, aux obsessions têtues, nous attache et nous emporte, par-delà sa dispersion apparente, dans le tourbillon d’une identité blessée, en mal d’amour, d’une vie brisée.

Et quand Élisa et Annette s’abandonnent enfin au pur plaisir d’une conversation complice dans la paix retrouvée d’un jardin public, on ne sait plus si le hasard s’est fait nécessité ou si le destin retors, jamais perdu, n’attendait pas de se nouer avec le sourire facétieux de la fortune.

 

Claude

 

 

 

 

 

Mia Madre

MIA MADRE

Présenté par : Claude Sabatier

 

 

Intimisme, chronique socio-politique, réflexion spéculaire sur le cinéma avec le tournage d’un film dans le film – Mia Madre, le dernier opus de Nanni Moretti, unit et marie harmonieusement les trois veines chères au cinéaste italien de La Chambre du fils ou Palombella rossa. Ces trois postulations semblent trouver ici un point − et un contrepoint – d’équilibre permanent, à la fois fluide et complexe.

En s’inventant un alter ego féminin en la personne de Margherita, jouée par Margherita Buy, l’acteur-réalisateur évite l’écueil, qui lui fut parfois reproché, de léger cabotinage, voire de nombrilisme sous couvert d’authenticité autobiographique. Et comme si ce transfert ne suffisait pas, voilà que le cinéaste s’inflige − par coquetterie peut-être − un double trop parfait, auto-parodique, en la personne du frère modèle et s’invente un exorcisme en la personne de Barry Huggins, acteur insupportable, égocentrique, ne maîtrisant ni l’italien ni son texte et plus généralement son rôle entrepreneurial, incarné par l’inénarrable John Turturro ! Le comique des situations et l’outrance du personnage dans ce tournage catastrophique d’une chronique sociale − la reprise par un industriel américain au prix d’inévitables licenciements d’une usine menacée de fermeture – tempèrent paradoxalement le tragique d’une femme en perdition, confrontée à différentes formes de deuil ou de renoncement : cinéaste perfectionniste, donc surmenée, mère dépassée par les doutes de son adolescente latiniste, fille assistant impuissante à la maladie et au lent dépérissement de sa mère.

Si La Nuit américaine de François Truffaut proclamait, malgré les difficultés et impondérables d’un tournage, la prééminence de l’art sur la vie, le film courant vers sa réalisation « comme un train dans la nuit », Mia madre dit une certaine vanité du cinéma par rapport au réel : comment parler du chômage, de la crise sans tomber dans le misérabilisme ou le froid constat, sans point de vue clairement adopté ? À quoi bon s’adonner à l’art quand votre mère se meurt ? Il l’évoque toutefois subtilement, en réconciliant les contraires : « vous ne saurez jamais à quel point le travail est important pour nous » − lance un ouvrier à son patron, phrase qui résonne étrangement dans l’âme de Margherita, laquelle vient d’apprendre la mort d’Ada et continue pourtant à tourner… Oui, le travail nous structure et nous porte. Et tout est une question de juste distance aux êtres et aux choses, de « cadrage » dans la vie comme au cinéma …

La beauté du film vient sans doute de sa fluidité, et de l’étrange harmonie avec laquelle, en toute pudeur, sans jamais appuyer aucun effet, la narration de Nanni Moretti mêle souvenirs de jeunesse et anticipations (on pense aux cartons dans l’appartement préfigurant la mort d’Ada pourtant toujours vivante), scènes bien réelles et séquences oniriques : Ada s’évadant en chemise de nuit de l’hôpital ou persistant à vouloir encore conduire malgré la colère (rêvée ?) de sa fille, ses proches (frère, mère et fille) rejoignant Margherita dans la file d’attente des Ailes du désir de Wim Wenders.

Tout semble suggestion, tel ce regard accablé, entre jalousie informulée et conscience de soi douloureuse, de la cinéaste qui n’a su concocter comme le frère modèle des pastas au parmesan pour sa mère hospitalisée, mais s’est contentée d’acheter un plat préparé. Tout est dans le non-dit, dans l’écho assourdi d’une vie qui n’est déjà plus, d’une mort qui jette son ombre portée sur le retour à la maison en phase terminale de maladie, d’une disparition réfractée par le mur d’une chambre adolescente et perçue comme un lointain et pourtant pressant murmure téléphonique. Tout est dit mais aussi pardonné et comme dépassé par la force de la culture, les livres caressés dans une bibliothèque, le regard apaisé et serein d’une vieille dame qui s’excuse presque de partir et nous susurre simplement comme une politesse du désespoir : « À demain » !

 

Claude S.