« About Kim Sohee » de Judy JUNG

Taux d’emploi, classement des lycées et des équipes du centre d’appel, objectifs intenables, formules toutes faites pour répondre aux clients, dissuasion face aux demandes de résiliation en invoquant les pénalités encourues ou les mensualités restantes, nombre de clients ainsi conservés et nouveaux contrats fourgués, salaires aux pièces (en fonction du nombre d’appels), non-paiement des heures supplémentaires et des primes promises aux stagiaires dont on espère la démission avant, harcèlement par la manager – odieuse sous-chef – quand ce n’est pas par un client obsédé sexuel…

Découvert lors de la semaine de la critique du festival de Cannes 2022, About Kim Sohee, deuxième long métrage de Judy Jung, cinéaste sud-coréenne, est un film impressionnant et palpitant, qui nous prend aux tripes et à la gorge et ne nous lâche pas : il mêle chronique sociale (dans sa première moitié essentiellement), enquête policière (dans la seconde) et thriller psychologique – tant les personnalités de Kim Sohee (jouée par Kim So-eun), la lycéenne harcelée dans son travail au centre d’appel et poussée au suicide et de l’enquêtrice, Yoo-jin (incarnée par Doona Bae) semblent se superposer et se rejoindre dans la fragilité et la détermination, dans le combat solitaire contre leur hiérarchie, dans leur révolte contre l’aliénation socio-professionnelle et la lâche irresponsabilité des dirigeants : proviseur, chef d’entreprise, inspecteur du travail…

Inspiré d’une histoire vraie, le suicide à Jeonju en janvier 2017 de Yang Hong, employée dans le centre d’appel LB Hunet, fournisseur de services pour un grand opérateur de téléphonie mobile, LGCA, ce film retrace la descente aux enfers d’une jeune fille pourtant épanouie, férue de danse, dans le mal nommé centre d’appel « Human et Net » de Korean Telecom, au sein d’un open space oppressant, compartimenté en véritables boîtes à chaussures, image de la moderne solitude d’employés rivés à leur ordinateur et leurs écouteurs, mis sans cesse en concurrence – pour le nombre d’appels et l’amabilité avec laquelle ils gardent en ligne leurs clients – dans une collectivité anonyme, indifférente et jalouse où chacun se sent observé, sans parler de la surveillance tatillonne et suspicieuse du manager. Open space qui a tout d’une ouverture factice, d’un espace froid et uniforme sans retrait ni intérorité possibles, panocticon (selon le concept de Jeremy Bentham et Michel Foucault dans Surveiller et punir) voué au regard et à l’indiscrétion des autres, où les conversations supposées solitaires sont entendues de tous, condamné surtout à la surveillance du manager de sa cabine vitrée. Bourdonnements insupportables d’une ruche indifférente et voix solitaire d’une opératrice épiée par son chef, exposée aux demandes les plus pressantes ou les plus fantaisistes, quand elle n’est pas harcelée sexuellement aussi. Sauf pour le premier manager, qui ne se pardonnera pas de n’avoir pas su suffisamment protéger son personnel, l’employé a toujours tort face au client-roi – ce dernier fût-il odieux et ses requêtes irrecevables…

Si le second manager, une femme, s’avère dure et inquisitrice sous son apparence paternaliste – main sur l’épaule ou petit apéro pour fêter la première place retrouvée par son équipe – le premier, symptomatiquement, plus humain, conscient de la lenteur et du stress de Kim Sohee, ne survivra pas au système dont il est pourtant le représentant, mais de plus en plus indigné : on le retrouvera suicidé, gelé dans sa voiture, ayant laissé une lettre d’explication que l’entreprise fera tout pour dissimuler. Lors de son enquête, Yoo-jin rencontrera sa veuve qui n’avait pas connaissance de ce terrible testament et à laquelle l’entreprise avait imposé sa vérité, étouffant l’affaire : que de temps ne faut-il pas, comme pour les 35 suicides chez Orange Telecom entre 2008 et 2009, pour reconnaître enfin que le problème ne vient pas de l’employé, qui aurait des problèmes personnels, voire manquerait d’équilibre mental, mais bien de la hiérarchie, de l’entreprise, pire : d’un système ultra-libéral broyant les hommes…! Le directeur de la centrale d’appel offre une image caricaturale non seulement de cette déresponsabilisation mais surtout de cette mauvaise foi et de ce retournement des valeurs : non content de houspiller ses employés réunis en invoquant des chiffres désastreux et en culpabilisant les retardataires ou prétendus incompétents montrés du doigt, il prend la parole le dernier devant l’enquêtrice, non pour tenir enfin un propos responsable ou un peu mesuré, mais pour s’ériger en victime et mieux accabler Kim Sohee au mépris de sa mémoire et de la vérité. Politique du chiffre, « monomanie de la comptabilité » selon une formule de Simone Weil dénonçant dans La Condition ouvrière la « rationalisation » du taylorisme – les employés, qui plus est ici des lycéens, comptent peu face aux impératifs statistiques, à l’obsession de la réussite à tout prix : les lycées mal classés, comme le lycée agricole de la jeune fille, ne visitent pas et donc ne contrôlent pas les entreprises où ils envoient leurs stagiaires, entreprises de troisième catégorie, pas même homologués par un professeur maître de stage qui réprimande Kim Sohee pour son manque d’énergie et d’enthousiasme sans prendre jamais conscience de la situation et de son malaise… L’inspectrice du travail ne vaut pas mieux, reconnaissant toutefois ne pouvoir tout contrôler.

A découvrir ce monde économique dénoncé par Stéphane Brizé, cette « loi du marché » implacable qui accable ses agents sans fixer les règles du jeu, sans donner même ses raisons ou en jouant sur deux tableaux (deux contrats, l’officiel et l’officieux qui exonère l’entreprise du paiement aux stagiaires, déjà moins bien rétribués, des primes et heures supplémentaires), on pense au récit plus ou moins autobiographique d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements : la jeune stagiaire a vécu au Japon une expérience similaire, à cette double différence près qu’elle n’en mourra pas mais connaîtra une véritable déchéance sociale, se voyant passer d’un poste à responsabilité à un simple recopiage de chiffres puis au nettoyage des WC (menace ici de même brandie contre les employés jugés ineptes) – là où Kim Sohee vit, sur le même poste, un délabrement physique et moral, un écroulement intime, une dépression incomprise de ses proches et qui ne peut conduire qu’à sa disparition : elle est d’ailleurs au fil de sa déchéance filmée de plus en plus loin, comme étrangère à elle-même – explique la cinéaste dans un entretien.

Elle était pourtant une jeune fille dymanique, pleine de vie, éprise de danse, saisie caméra à l’épaule – même s’il est vrai que ses évolutions chorégraphiques, dans la salle comme à la rencontre d’un ami, près d’un entrepôt, se soldaient par une chute – image prémonitoire de sa fragilité et d’un idéal, d’une illusion de liberté et d’épanouissement bientôt rattrapés par le réel. De sa disparition dans un lac, le plan choisi par le cinéaste suggère à la fois l’horreur tranquille de la noyade choisie et l’effacement douloureux d’une jeune fille qu’on sentait s’absenter irrémédiablement de ce monde après sa violente altercation avec la manager (à qui elle reprochait légitimement d’empêcher les clients de résilier leur contrat, se faisant en retour traiter de « pauvre » – quelle morgue !) et la mise à pied qui s’en était suivie : la silhouette de Kim Sohee entrant dans l’eau, se fait, au bas de l’image, de plus en plus petite, tandis que le plan d’ensemble sur le lac s’élargit comme pour mieux absorber sa proie – ou envelopper dans une ultime libération cet être fracassé par la vie. Kim Sohee, en somme, ne passe pas dans le hors-champ, ne sort pas du champ : elle disparaît dans le champ même, engloutie par l’image, comme s’il n’y avait plus de solution de continuité entre la vie et la mort, que celle-ci fût douce et naturelle.

Le plus fou est que la famille n’a rien vu, tant la confiance est grande dans le système, tant l’individu, dans la culture extrême-orientale, doit se vouer, s’immoler ? à la collectivité : Kim Sohee a pourtant tenté de se taillader les veines – le spectateur lui-même ne le voit d’ailleurs pas arriver, ne percevant le sang au poignet qu’au moment de l’évanouissement de la jeune femme près d’un mur, avec ses amis. Les parents, qui ne connaissent pas même ses loisirs – ils ne savent pas qu’elle danse – n’ont rien vu, rien compris. Au petit déjeuner dans la cuisine, le dialogue avec le père est vraiment minimal. La jeune fille finit par rire de la question de son père croyant qu’elle lui a adressé la parole. A ses rares protestations ou signes de fatigue, ils n’ont jamais qu’opposé leur croyance indéfectible dans le monde du travail et une réprobation tendre et grondeuse face aux « caprices » de leur fille. Ils n’en seront que plus effondrés en apprenant sa mort : la scène de la morgue est assez insupportable.

Le film vaut enfin pour sa construction en diptyque et cette seconde partie dévolue à l’enquête où Yoo-jin apparaît comme le double fragile et têtu de la lycéenne disparue. Effet-miroir qui fait la force et l’intérêt de ce volet inattendu, peut-être un peu court mais prenant. L’engagement farouche de la policière, son indignation croissante au fil des interrogatoires, sa colère la poussant à frapper le vice-proviseur du lycée accablant la jeune disparue, témoignent non seulement d’une véritable ressemblance entre les deux femmes mais surtout d’une empathie et d’un pouvoir d’identification de l’enquêtrice à la lycéenne qui font littéralement revivre celle-ci – comme si l’âme de la défunte était passée dans le corps de la quêteuse de vérité, qu’un même combat féministe contre l’injustice et l’exploitation de l’homme par l’homme les animât par-delà le trépas. Les deux femmes se sont croisées à la salle de danse mais jamais revues : justicière en noir, Yoo-jin, mal remise du deuil de sa mère, également humiliée par son chef (le commissaire) subissant sans doute des pressions politiques et estimant qu’elle va trop loin dans ses investigations, ne se laisse pas faire elle non plus : si Kim Sohee était une jeune femme pleine d’avenir que son stage en entreprise a fragilisée puis tuée, Yoo-jin, elle, doit assumer un passé sur lequel le spectateur apprendra peu de choses ; son chef lui rappelle brutalement et perversement qu’elle a eu des ennuis sur son précédent poste, qu’elle a été déplacée…

Qu’importe, éprise de vérité, comme ces juges, policiers et lanceurs d’alerte devenus les héros des temps modernes, Yoo-jin poursuit le combat, quand bien même la fin, ouverte, n’explicite pas la conclusion de l’histoire vraie : l’entreprise a dû présenter des excuses et la loi a été modifiée. Retrouvant miraculeusement le portable indemne mais quasiment vide de Kim Sohee, avec pour seule trace la vidéo de danse où la lycéenne s’était enregistrée, l’enquêtrice ne nous ramène pas seulemnt au début du film par un effet de boucle scénaristique et de complétude dramatique.

Dans ce monde médiatique où une amie influenceuse de la disparue était harcelée, où la réputation d’un lycée ou d’une entreprise compte plus que les hommes, c’est encore et toutefois à l’image, fragile, palpitante, d’une danse libératrice qu’il revient de perpétuer le souvenir, de célébrer la joie de vivre, de préserver l’humanité.

Claude

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