Alma Viva de Cristèle Alves Meira

Comme chaque été, Salomé, incarnée par la jeune Lua Michel dont le regard profond nous happe dès la première image, passe ses vacances chez sa grand-mère (Ester Catalão), sa chère Avó, dans le petit village très isolé de Trás-os-Montes (derrière les monts), dans le nord du Portugal, un territoire secret très peu filmé et où le temps semble s’être arrêté pour de faux et probablement pour de vrai.
Le film s’ouvre justement sur l’oeil de Salomé dissimulée derrière un rideau, faisant penser au regard du comédien observant les spectateurs qui arrivent et prennent place, et il se referme sur son regard face caméra fort, libéré.
Il s’en est passé des choses entretemps !
Tout commence par une veillée mortuaire, au cours de laquelle Salomé se joint naturellement aux incantations de sa grand-mère à Saint Georges, elle chante avec elle et allume les cigarettes destinées à apaiser l’esprit du défunt, admirative et adepte naturelle des rites magiques et autres conversations avec les morts de sa chère Avó.
Nous plaçant pour le reste de l’histoire à hauteur de la petite fille, ce premier plan nous plonge de fait dans un espace de cohabitation entre les vivants et les morts, entre réalisme et onirisme, avec souvent le son avant l’image, l’oreille avant l’œil, et petit à petit tout s’ordonne avec l’entrée en scène de tous les protagonistes de cette histoire de rires et de larmes, de ce récit entre drame et comédie familiale que Cristèle Alves Meira nous raconte si bien.
Autour de cette grand-mère gravitent Salomé, aimée et libre comme l’air, la tante et l’oncle aveugle restés au village, le cousin, les parents absents, un deuxième oncle qui arrive de France avec sa voiture rutilante, un autre oncle qu’on attendra longtemps. Et la voisine.
C’est une partie de pêche miraculeuse (à l’explosif !) à la rivière, qui va réveiller des vieux démons et faire basculer le film dans une tragi-comédie mystique.
Quand, avant de s’éteindre, se tordant de douleur après avoir dégusté les poissons préparés par la voisine, Avó, dans un dernier souffle, accuse cette dernière de l’avoir empoisonnée, Salomé la croit dur comme fer et, comme habitée par l’esprit de son aïeule, commence alors à se comporter de façon étrange, comme happée par un vertige vers la mort, comme possédée.

Sans basculer dans le film de genre, la cinéaste nous offre une poignée d’images saisissantes : devant une psyché, dans un cauchemar, la vision terrifiante du corps de l’enfant flanqué du visage de la vieille femme morte, ou montrant la petite fille errant la nuit dans le village en âme vengeresse ou encore allongée, immobile, au fond d’un trou (ici la future piscine de l’oncle Joaquim débarqué de l’Hexagone), prête à être ensevelie… C’est tout le village qui est secoué.
Tout doucement, le récit injecte des éléments surnaturels faisant subtilement évoluer le film tout en maintenant l’équilibre, comme sur un fil, grâce à la délicatesse du récit et à la profondeur des personnages de Cristèle Alves Meira et grâce aussi à la photographie du chef opérateur Rui Pocas. Merveilleuses images pour un merveilleux récit. Grâce aux acteurs dont les nombreux non professionnels issus de cette terre et qui en parlent la langue de génération en génération.
« Tôt ou tard, toutes les femmes indépendantes se font traiter de sorcières », « les vivants ferment les yeux des morts, les morts ouvrent les yeux des vivants », assène l’oncle malvoyant, figure de tragédie grecque , alors que se déchaînent les passions de la famille réunie par le décès de la mère et déchirée par les questions d’héritage, divisée en clans, les exilés/déserteurs contre les résidents au long cours dont la tante enchaînée au village par son amour interdit.
Salomé finira par dire à sa grand-mère qu’elle l’aime plus que toutes les étoiles du monde mais qu’elle ne veut pas devenir sorcière. Qu’il faut qu’elle la laisse et la libère de cet habit pas taillé pour elle.
Le film se conclut suivant les codes de la tragédie semés en route (l’orchestre en guise de choeur antique, les oracles de l’oncle aveugle, l’exil, les jets de pierre, l’ensevelissement…) unissant le mythe et le contemporain.
Alors que le feu, un fléau du siècle, cerne le village, l’aïeule est enfin portée en terre et la pluie providentielle, miraculeuse, se met à tomber calmant les furies, éteignant les passions. Merci Avó.
Cristèle Alves Meira dit « Ce film, je l’ai tourné dans le village de ma mère. Je suis née en France de parents portugais qui ont émigré dans les années 70, au moment de la dictature de Salazar. Ce village, je l’ai côtoyé depuis mon enfance, et j’ai voulu filmer ce territoire, ces montagnes chargées de mes ancêtres, des mémoires des anciens et de beaucoup de légendes. En fait, c’est une région habitée par la culture celte, par conséquent, il y a encore énormément de traditions qui sont vouées à disparaître. Ce film est une façon de les imprimer et de les garder pour toujours. Je voulais absolument poser mon regard sur des croyances secrètes et taboues, sur la sorcellerie, sur les guerres entre voisins et les litiges qu’elles génèrent : Alma Viva est le résultat de tout cela. »
« Tu es comme moi, tu as le corps ouvert » célébrant la force protectrice d’une lignée de femmes tout en proposant une réflexion sur la transmission au sein d’un gynécée moderne, où jalousies et vanités peuvent se dresser en d’infranchissables obstacles, Alma Viva, donne à voir ce qu’est le deuil, la douleur de perdre une « âme vivante » et fait réfléchir sur les regrets, les manquements. C’est un film profond, cocasse qui parle d’adultère, d’amours interdites, transgressives, un film qui parle de la vie et de la mort, qui montre les cadavres dans les cercueils, les mouches, les odeurs, les viscères des poissons, la toilette de corps vieux, lourds et abîmés, un film qui montre la danse, les rires, la petite fille coiffant sa grand-mère tant aimée. C’est poignant.

Avec Alma Viva, Cristèle Alves Meira signe un premier long-métrage remarquable, ensorcelant et délicat, tragique et léger.

Marie-No

Alma Viva a été sélectionné à la semaine de la critique à Cannes et représentait le Portugal aux Oscars 2023.

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