Cléo de 5 à 7 – Agnès Varda

 

Présenté par Brigitte Rollet, universitaire
Samedi 24 novembre 2018 à 17h30
Film (avril 1962, 1h30) Avec Corinne Marchand, Antoine Bourseiller, Dominique Davray, José Luis de Vilallonga, Michel Legrand

Musique de Michel Legrand

Distributeur : Ciné-Tamaris

 

Synopsis : Cléo, belle et chanteuse, attend les résultats d’une analyse médicale. De la superstition à la peur, de la rue de Rivoli au Café de Dôme, de la coquetterie à l’angoisse, de chez elle au Parc Montsouris, Cléo vit quatre-vingt-dix minutes particulières. Son amant, son musicien, une amie puis un soldat lui ouvrent les yeux sur le monde.

Digression sur Cléo de 5 à 7

Brigitte Rollet présentatrice de ce WE consacré à Agnès Varda  nous dit que ce film a été produit par Jacques de Beauregard, qui produisait les films de la nouvelle vague, tels Godard, Demy. Il cherchait des films vite tournés, petit  budget, bon rapport en regard de l’investissement. (Si j’ai bien compris). Et on peut dire  que Cléo de cinq à sept, de ce point de vue a bien marché. C’est un beau sujet, bien écrit, bien tourné, en dépit parfois nous signale-t-elle, de regards des figurants involontaires vers la caméra. La sensible et émouvante interprétation de  Corinne Marchand  fait mieux qu’ajouter à la beauté du film.

Je m’autorise à citer critikat sous la plume de Nicolas Maille :  « Dès la première séquence, seul passage en couleurs, où le tarot de la cartomancienne exhibe, dans un montage coupe-gorge, les cartes de la mort, le film assume sa gravité. Cléo est une héroïne condamnée, condamnée, si ce n’est à mourir, du moins à porter l’épée de Damoclès de la maladie : le cancer. Le « 5 à 7 » dont il est question n’a pas la douceur des garçonnières. Il est celui de l’attente dont on soupçonne un dénouement tragique, le cadre temporel qui sépare Cléo de l’annonce de ses résultats médicaux. Là où le cinéma hollywoodien a encore de la femme une image glamour et mystifiée, Cléo la chanteuse, magnifiquement incarnée par Corinne Marchand, est un être malade à la beauté menacée ».

En effet, dès les premières images on entre chez Madame Irma,  voyante extralucide. Elle annonce à Cléo  un avenir plein de menace. Et lorsque Cléo quitte l’appartement de la voyante, Irma ouvre la porte des cabinets où, durant la séance s’était réfugié son mari et lui dit, avec émotion : « j’ai vu la mort ! ».

Maintenant Cléo passe en noir et blanc pour un troublant 5 à 7. Le 5 à 7 habituellement qualifie une liaison illégitime, 5 étant le moment de liberté, 7 sa limite décente. Ici, ce ne sont pas seulement les bornes qui sont importantes, mais la durée, 2 heures ! Celles qui la sépare de sa rencontre avec le médecin. Cléo est inquiète et tout fait signe, un chapeau, un bris de miroir, une chanson. La chanson ce sera  « Sans toi »  écrite par Agnès Varda sur une musique de Michel Legrand, et qu’on ne pourrait plus imaginer chantée par autre que Corinne Marchand. Elle dit « le Manque », cette forme cruelle et  douloureuse du désir : https://youtu.be/JIucvZLSBac..

Cléo apparaît  parfois capricieuse, enfant gâtée.  Mais ce qui  l’habite est  plus essentiel :    l’inquiétude, l’angoisse sourde…et il y a la vie qui pulse, qui exige, qui négocie parfois, mais qui veut triompher toujours. Ce que j’aime le plus dans ce film que j’aime beaucoup,  c’est le dernier tiers du film, Cléo rencontre Antoine, ça commence comme une drague agaçante dans le Parc Montsouris.  Curieusement, on découvre alors que Cléo,  si souvent capricieuse s’ouvre à cette rencontre. Ils vont cheminer ensemble. Antoine, jeune militaire en permission, se prépare à retourner le soir même,  à la guerre, en Algérie.

Antoine tue le temps en attendant de risquer d’être tué, Cléo attend un diagnostic dont elle imagine tout. Pourtant elle est disponible pour  Antoine. Il est drôle, spirituel, poète, à la fois délicat, apaisant et déconcertant. Et le temps qu’ils s’accordent est comme suspendu presque éternel. Ils sont heureux de s’être rencontré, d’être ensemble, attentif l’un à l’autre, et cela seul compte, la magie de cette rencontre.

Il faut voir ce film pour son ambiance, pour la merveilleuse interprétation de Corinne Marchand, pour sa musique, pour tous ses acteurs, pour son scénario ni plus ni moins tragique que l’histoire humaine.

Georges

 

Notes sur le Casting :

Corinne Marchand avait joué dans  Lola de Jacques Demy 1961

Antoine, le « p’tit soldat » c’est Antoine Bourseiller,  l’ancien compagnon d’Agnès Varda et père de la costumière Rosalie Varda-Demy, adoptée par Jacques Demy.

(D’une manière générale, ce film a mobilisé les amis d’A.Varda, on passera sur la séquence muette, pour s’arrêter à l’équipe, telle la scripte qui était l’épouse de Claude Chabrol, et il y a même une Lucienne Marchand (la chauffeuse de taxi, dont je me demande si elle a un lien de parenté avec Corinne.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GIRL- Luckas Dhont

Du 14 au 20 novembre 2018

Soirée débat mardi 20 à 20h30

Film belge (octobre 2018, 1h45) de Lukas Dhont avec Victor Polster, Arieh Worthalter et Oliver Bodart

Distributeur :Diaphana

 

 

Présenté par Françoise Fouillé

Synopsis :Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs

Lara, 15 ans, rêve de devenir danseuse étoile. Avec le soutien de son père, elle se lance à corps perdu dans cette quête d’absolu. Mais ce corps ne se plie pas si facilement à la discipline que lui impose Lara, car celle-ci est née garçon.

 

Lukas Dhont met en scène un jeune homme de 14 ans, dans le rôle de Victor devenu Lara, une jeune fille qui veut devenir danseuse étoile.

Tout se passe bien dans la vie de Lara, son père est un homme sincère, aimant, dévoué et compréhensif, son petit frère l’aime autant qu’elle l’aime.  Ce petit frère taquin un jour  l’appelle Victor, mais c’est un tout petit nuage dans un monde sans nuage.  Elle a intégré une prestigieuse école de  danse, elle veut devenir danseuse étoile, son père n’a pas hésité à changer de ville pour ce projet. Elle est immédiatement admise par les jeunes filles élèves comme elle de cette école. Elle y sera une fille parmi les filles. Elle doit remplir une période d’essai. Elle travaille d’arrache-pied (c’est le moins qu’on puisse dire). Et somme toute, tout se passe bien. Elle est admise.

La caméra nous la montre souvent à  son travail, on se familiarise avec les positions et les figures, port de bras, jeté, pas de bourrée etc. La caméra est comme aimantée par Lara. Elle filme son charmant visage et son corps gracile et musculeux au travail. Apprendre à danser est une torture, parfois Lara pleure, mais reprend très vite son sourire ineffable qui ne sourit que des lèvres. Nous avons l’impression qu’il n’y a pas de sourire intérieur chez elle, seulement la tristesse et la détermination. À force de travail, elle gagne rapidement l’estime de sa professeure qui sait à la fois être exigeante et tendre.

Lara est suivie par une équipe médico-psychologique, là encore tout va bien car ces professionnels l’accompagnent attentivement dans son projet, le psychologue, la chirurgienne. On débute un traitement hormonal, mais les résultats se font attendre. Lara veut des seins comme toutes les femmes, elle veut un sexe de femme aussi. Mais tout cela va bien trop lentement pour Lara, elle s’impatiente. Elle veut être femme, apparaître telle une  femme sans ambiguïté. (Si l’on peut dire).Elle veut être une danseuse étoile, comme toutes les danseuses étoile.

Elle en veut un peu à tout le monde pour ça, à l’équipe, à son père, elle devient taciturne, secrète, tourmentée.

Elle n’a pas de vie amoureuse, les garçons et les filles ne l’intéresse pas, elle le dit à son thérapeute. Pourtant, elle va faire une tentative sans conviction. De sa fenêtre, elle aperçoit un jeune homme qui enlasse une jeune femme, ce sera lui le cobaye. Elle s’arrange pour faire sa connaissance (épisode de la lettre subtilisée) ensuite pour qu’il la fasse entrer chez lui. Il y aura un flirt, suivi d’une fellation, qui est pour elle une manière de se protéger de caresses exploratrices indiscrètes du jeune homme.

Il faut attendre longtemps pour que la scène dramatique s’installe. Il y a d’abord les prémisses le long du film, les scènes de douche ou l’on voit Lara  bien ennuyée avec sa non-conformité,  son sexe entre les jambes qu’elle aplatit avec des bandages, et surtout  cette absence de seins qu’elle essaie de cacher de ses mains. Mais un jour dans une réunion entre fille, l’une d’elles, pour le groupe, exige de Lara qu’elle montre son  sexe… Tu vois bien les nôtres lui dit-elle !

…Ce bizutage, dans le contexte d’attente et d’absence de métamorphose de Lara,  va sceller l’engrenage vers le drame et son  automutilation qui forcera son destin.

L’auto-émasculation devrait-on dire,  comme point d’orgue du film ! C’est vendeur. On remarque que les ressorts psychologiques de cet adolescent si peu exposés deviennent alors  explicites pour ce passage à l’acte. Pourquoi  Lara se coupe le sexe ?  Parce qu’on la fait trop attendre et qu’elle a été humiliée par ses collègues. (Avec cette relation cause/effet on est censé ne  plus avoir  de questions à se poser !)

Dernière image, traveling, on est quelque temps plus tard,  on voit Lara marcher à pas vif son éternel sourire qui ne sourit pas, « elle est une femme ».

Ce que j’en pense : Le film convient parfaitement au discours dominant contemporain, soit : Il y a des femmes qui naissent dans des corps d’hommes et inversement. Pourquoi, nul ne le sait mais c’est ainsi. La psychogenèse est disqualifiée, par exemple : quid du désir du père, de l’absence de la mère ? Simple contingence, question de spectateur.Ce qu’on nous montre de la demande pressante de Lara est moins signifiant d’une souffrance morale que du besoin d’agir au bon tempo face à son désir symbolique de tuer Victor pour devenir Lara. Pourquoi ? Parce qu’après plus de problème. D’autant que la chirurgie sait faire. Cette idéologie est exprimée par la marche résolue  et fière de Lara à la fin du film.

Dans la vraie vie,  le taux de suicide des jeunes transgenres est très significativement plus élevé que la moyenne (avant comme après l’intervention). Dans la vraie vie, la société marchande sait transformer nos désirs et nos nécessités en besoins. En besoins solvables. Elle sait les nommer, ici ça s’appelle  :  « réattribution sexuelle ! »

Mais ne divaguons pas Lukas Dhont voudrait simplement nous transmettre une histoire vraie qui est avant tout est celle d’une danseuse !

N’empêche, je ne peux m’empêcher de penser que Lukas Dhont avec cette caméra fascinée par ce jeune éphèbe de 14 ans(*1),  travesti en femme pour jouer le rôle d’un transsexuel met en scène autre chose que ce qu’il nous donne à voir, quelque chose qui concerne d’abord ses propres fantasmes et son propre voyeurisme. Il a trouvé son Tadzio, il est Gustav von Aschenbach. (*2).

(*1) Je ne pense pas que le tournage et la projection de  ce film  soit neutre pour Victor Polster. 

(*2) Mort à Venise de Luchino Visconti.

PS 1 :  Est-il crédible qu’un enfant de 14 ans soit soumis à un programme de « réattribution sexuelle »? et si oui, où et à quelles conditions ?  Pouvez-vous me donner des précisions si vous en disposez?

PS 2 : je me demande si le réalisateur a été interviewé sur ses motivations, pas seulement sur les habituelles questions sur la danse et de l’identité, où il est dans sa zone de confort, mais aussi sur son rapport à cet enfant et aux enfants en général.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AMIN – Philippe Faucon

Film français (octobre 2018, 1h31) de Philippe Faucon avec Moustapha Mbengue, Emmanuelle Devos, Marème N’Diaye

 

 

 

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Amin est venu du Sénégal pour travailler en France, il y a neuf ans. Il a laissé au pays sa femme Aïcha et leurs trois enfants. En France, Amin n’a d’autre vie que son travail, d’autres amis que les hommes qui résident au foyer.
Un jour, en France, Amin rencontre Gabrielle et une liaison se noue. Au début, Amin est très retenu. Il y a le problème de la langue, de la pudeur. Jusque-là, séparé de sa femme, il menait une vie consacrée au devoir et savait qu’il fallait rester vigilant.

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Pour Philippe Faucon dont 6 films sur 9 commencent par des prénoms, le titre des films signifie qu’il veut parler de Personnes et que ces personnes sont aussi emblématiques. Il y a des Amin, des Fatima, Grégoire, Sabine etc. Tout comme il y a des « Bovary,  ou Rastignac » sauf qu’ici il ne s’agit pas d’évoquer une personnalité mais une condition.  Et l’on peut voir à la moitié du film Amin au bureau de poste envoyant de l’argent au pays et Fatima (Sonia Zeroual, dans Fatima)  qui est au guichet pour le même acte dans la file d’à côté.

Amin film éponyme, commence et se termine comme une parenthèse, sur un même plan,  un chantier de démolition,  un bull tel un monstre mécanique, dont les mâchoires de la cisaille broient et coupent, arrachent,  tandis qu’au sol, sans doute dans le bruit,  comme des fantassins, les ouvriers s’affairent.  Parmi eux, Amin casque sur la tête.

En somme,  ces images sont comme une porte qui s’ouvre et se referme sur une histoire, un épisode pudiquement filmé de la vie d’Amin, une tranche de vie dont on nous montre ce qu’elle fut,  un moment partagé, avant que cette vie ne retourne à son mystère.

Comme souvent dans les films de Philippe Faucon, les personnages principaux  sont dans un entre-deux, à un moment ou leur vie tangue.

Amin est un immigré, exilé, écartelé entre deux mondes, celui du Sénégal  où vivent  sa femme, ses trois enfants, ses frères…et la France où il y a son travail, un foyer de travailleurs, et l’amitié des gens de sa condition. Des gens de peu dont on voit  en suivant Amin de quoi est fait leur quotidien. Marqués par la pauvreté et l’exil qui colore la vie des immigrés de ses teintes les plus sombres : le travail au noir de l’un, la sexualité tarifée de l’autre.

Pour Amin, Philippe Faucon a choisi Mustapha Mbengue, un bel homme, plutôt athlétique,  qui dans sa vie  d’avant le film vivait en Italie, portait des dreadlocks, était un artiste, homme de spectacle, musicien multi-instrumentiste et aussi militant de la cause des immigrés, bref un homme extraverti.

Dans son rôle, il est à la fois  Amin du Sénégal, l’homme providentiel qui arrive les cadeaux plein les bras, qui fait vivre dignement sa femme et ses trois enfants, qui organise en France dans son foyer, une quête pour l’école, qui aide ses frères à s’installer. Un homme qui est aimé,  admiré par ses enfants. Une belle et bonne présence et quand il n’est pas là, une lourde absence. Nous en voyons quelques manifestations : le frère qui s’institue gardien d’Aïcha femme d’Amin, le fils maltraité par ses camarades de classe, le voilement de la fille par la mère d’Amin, ce qu’Amin découvre sur une photo.

Il est aussi Amin de France, un homme solitaire qui porte les stigmates de sa condition. Cet Amin-là  s’exprime au mieux  lorsqu’il est avec Gabrielle, il parle à voix basse,  avec gentillesse et  hésitation, il est un peu timide et  emprunté, il est délicat. Il indique par son comportement à la fois son statut  d’immigré, de travailleur pauvre en situation d’infériorité, et en même temps une culture où les signes d’humilité, de respect ou de déférence sont aussi ceux-là. Et enfin il exprime de l’affection et pas seulement à Gabrielle, à chacun.

C’est un rôle particulièrement complexe d’être en permanence sur  deux registres et de donner une unité au personnage, de laisser les teintes de l’exil et de l’écartèlement colorer l’ensemble. On imagine  les ressources intérieures de l’acteur,  la complexité et la finesse de la direction d’acteur.

Et on imagine aussi,  que dans la vraie vie,  pour un homme de sa condition ce qu’il en coûte de tenir debout. Il est bien possible que l’acteur n’ait pas eu à chercher très loin pour jouer ce personnage.

La femme d’Amin c’est Aïcha,  interptétée par Marème N’Diaye, elle est un personnage important du film, elle est emblématique de toutes ces femmes qui demeurent  au pays et qui comme le dit Philippe Faucon « se marient, ont des enfants en sachant qu’elles ne reverront jamais leur conjoint ». Dans cette tranche de vie qui nous est montrée, elle subit sa belle famille, le frère d’Amin qui estime légitime de lui assigner sa place. Mais Aïcha est une femme  combative et c’est aussi la nature de l’actrice,  Philippe Faucon dit d’elle : « Dans les essais préparatoires que nous avons faits, elle avait une gestuelle innée dans les scènes de colère, que je trouvais très belle »

Avec l’exil, on mesure confusément le poids de ce que l’on laisse derrière soi. Avec l’exil,  on éprouve d’abord la solitude et l’abandon. Sur la route d’Amin, une autre solitude, celle de Gabrielle  (Emmanuelle Devos). Elle est infirmière, divorcée d’avec un homme intrusif et querelleur, (Samuel Churin )  vit avec sa fille, adolescente renfrognée, dans un pavillon.

La texture de la solitude de Gabrielle n’est pas de même nature.  Gabrielle ne le sait pas encore,  mais elle a besoin d’aimer. Il lui faut sortir du jeu mesquin, visqueux, dégradant de son ex-mari. Ce sera Amin.

Déracinement de l’un, besoin d’aimer de l’autre.  Au moins leur solitude constitue-t-elle un trait d’union. Ils se découvrent, sans autre projet que de vivre l’instant, avec tendresse et bienveillance, en voulant se donner le meilleur d’eux-mêmes.

Emmanuelle Devos est une actrice parfaite pour ce genre de rôle, nous nous souvenons du magnifique « le temps de l’aventure de  Jérôme Bonell ». Mais ici, ce n’est pas exactement une aventure, c’est à la fois le comblement d’un désir et une sorte d’offrande, et tout l’art de Gabrielle est de rendre égale une situation qui ne l’est pas et banale les vexations quotidiennes d’Amin : « ils te contrôlent sans cesse parce que tu es beau », d’isoler le racisme. Et toute la force d’Amin c’est de savoir recevoir et donner tout en résistant aux sirènes de cet ailleurs possible.

Philippe Faucon prend dans ce qui est l’habituel, le quotidien de la vie  des immigrés sur un chantier, (y a-t-on vu d’autres qu’eux ?)la matière de son film. Quel est son mobile ? Peut-être nous montrer la dignité de cette minorité, et aussi le prix qu’elle paie  pour sa présence sur notre sol : une souffrance qui s’habille de tous les noms, usure physique et morale,  solitude, isolement, écartèlement, dans un milieu fortement hostile. Ce que Christophe Kantcheff nomme  « L’étranger universel » Dans Amin, Philippe Faucon met en scène un travailleur immigré sénégalais qui, entre la France et son pays, ne peut avoir d’existence pleine nulle part ».On ne peut pas dire plus juste… du coup, pour Amin,  être avec Gabrielle, ne pas l’être, telle est la question.

Une des originalités du film est de tenir à juste distance le racisme, l’ostracisme dont les immigrés sont victimes, et qui ne sont qu’extériorité, toile de fond si l’on peut dire,  pour nous montrer l’intériorité d’Amin. Elle est faite d’une affectivité tiraillée où la tristesse vient forcément après la joie, car seule compte sa voie.  (Ce que montre sa séparation d’avec Gabrielle). Intériorité qui aurait été encore plus déchirée s’ils avaient choisi de rester ensemble.  Souvenons-nous du corps de Fatima et songeons à  l’âme d’Amin. Des critiques remarquent que  Philippe Faucon est moins proche de Pialat que de Bresson. Bresson  et « ses modèles pris dans la vie ».

D’ailleurs les critiques parlent de  P.Faucon dans les mêmes termes que ceux qui en son temps, parlaient de Bresson (1).

Philippe Faucon fait appel à notre capacité de prendre conscience : Les immigrés pauvres sont des sacrifiés, et ils le savent et leurs proches le savent aussi, même s’ils se le cachent. Et nous, voulons nous le savoir ?

Georges

 

(1) se reporter aux belles critiques de Jacques Mandelbaum du Monde et de Mathieu Macheret pour la rétrospective P.Faucon à la cinémathèque.

…Et puisque le prénom d’Amin  a été trouvé lors par les scénaristes, Philippe Faucon, Yasmina Nini-Faucon, Mustapha Kharmoudi, à l’occasion de l’écoute de la chanson Amin Amin de Baly Othmani, voici cliquez sur ce lien  si le coeur vous en dit :

Baly Othmani – Amin Amin – YouTube

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Burning -Lee Chang Dong (2)

 

Prix Fipresci au Festival de Cannes
Du 11 au 16 octobre 2018
Soirée débat mardi 16 à 20h30
Film sud-coréen (vo, Août 2018, 2h28) de Lee Chang-Dong avec Yoo Ah-In, Steven Yeun et Jeon Jong-seo
Titre original Buh-Ning
Distributeur : Diaphana

 

 

Présenté par Georges J

L’instant final de Burning, cet enlacement mortel, le regard ineffable de Ben, une lame dans le ventre, la main sur l’épaule de Jongsoo, comme affectueuse, amicale.

Après…Il n’y a plus d’après pour l’un, et pour l’autre, tout devient machinal,  « Burning » dont il a été question tout le film, inaugure dans la dernière minute, la première image d’incendie que nous voyons. Avant cela, Burning n’est que métaphore.

Qu’est-ce qu’une métaphore demandait Haemi à Ben,  demande à Jongsoo, (il est écrivain)lui répondit Ben.  Jongsoo ne fait pas dans la métaphore, à moins que ce meurtre ne soit que la réalisation métaphorique d’autre chose. D’un désir brûlant.

On peut tenter de reconstituer l’histoire avec des clés de lecture, sachant que rien n’épuisera jamais le film vertigineux de Lee Chang Dong. On peut toutefois commencer par repérer quelques métaphores de « Burning » chez Jongsoo

Sa situation familiale ? D’abord il y a la situation familiale de Jongsoo : Son père, un homme en colère et entêté, qui pour ces raisons  est en prison et va être jugé et mal jugé. Quant à sa mère, elle l’a abandonné et  elle saura le retrouver après de longues années pour lui demander une aide financière, et en même temps lui signifier qu’il ne pourra jamais l’aider. Jongsoo a peut-être la honte, peut-être est-il dans une froide colère.

Sa situation sociale ? C’est un pauvre, il va en ville avec une camionnette de pauvre paysan, qui n’est même pas la sienne,  elle est celle de  son père, celle de la ferme, une pauvre ferme. Mais il y a quelque chose chez cet être emprunté, qui déambule la bouche toujours entrouverte, qui le fait nager au-dessus de sa condition matérielle, il est écrivain, du moins le dit-il, Faulkner est son modèle. On ne le voit jamais écrire, mais après tout, son créateur Lee Chang Dong qui a les mêmes goûts littéraires  a lui même séché longtemps avant d’écrire « Burning ».

Ses amours ?  Il avait connu Heami enfant.  Aujourd’hui elle le séduit, ça n’est pas difficile, elle est belle, pétillante, inventive.(Quelle actrice !).  Le jour même de leurs retrouvailles, ils vont faire l’amour. C’est une illumination ! Non pas celle de l’acte, mais une petite lumière dans la chambrette de Heami, reflet fugace de N Séoul Tower. Elle le fascine. A ce moment, Jong Soo ne sait pas encore qu’il est amoureux de Heami. Il y a juste cette petite lumière.

Bref, Jongsoo est pauvre,  riche d’un instant.  Avec l’arrivée de Ben, on  vérifiera que l’amour fait mal dans la modernité, au temps du capitalisme (1). Ben roule en Porsche Carrera, lui, une vieille camionnette dont pas un spectateur n’a cherché à reconnaître la marque. Jongsoo aime Heami,  d’autant plus qu’il ne peut rivaliser avec Ben. Ben vit l’instant.

Un père violent, une mère futile et ingrate, un amour empêché par l’autre plus riche, l’opposition de classes. Tout cela devrait avoir du sens non ? Lee Chang Dong dit dans tous les entretiens qu’il a accordé, son inquiétude pour la jeunesse, la dureté actuelle de leur vie, la précarité.  Mais  il faut quitter cela  car tout bascule lorsque Heami disparaît.

Nous changeons de registre pour celui de sentiments et passions, si comme Jongsoo, on se forge la conviction qu’Heami a été tuée par Ben, les indices ne manquent pas. D’ailleurs les spectateurs que nous sommes n’ont pas de difficultés, tout est indice, tout est troublant. Quelques exemples :

Ben, avec son sourire, son flegme, sa richesse injuste venue de nulle part, ou pire encore, d’un quelque part qui n’est surtout pas le travail. « C’est un sybarite ».

Bien curieux personnage ce Ben : Premièrement, on sait qu’il brûle des serres. Comment le sait-on ? Par ouï-dire, il l’a avoué à Jongsoo, devant nous !

Et puis, il y a la chambre de Haemi disparue,  elle est dans un ordre parfait, qui ne lui ressemble pas.

Après Heami disparue, il a tôt fait de retrouver une girlfriend de même profil.

Dans les toilettes de Ben, il a une trousse à maquillage.

D’ailleurs, il maquille sa nouvelle petite amie d’une manière particulièrement érotique ? Non perverse ! En fait, il les prépare peut-être pour le grand saut. Sérial Killer ?

Revenons dans les toilettes de Ben.  La première fois que Jongsoo s’y est rendu, il y  a vu  une boîte avec des bijoux fantaisie. La seconde fois parmi ces bijoux, la montre rose qu’il avait offerte à Haemi. Plus de Heami, mais sa montre dans cet endroit-là. Et toutes ces babioles dans cette boîte,  autant d’aveux. (Comme dans les affreux contes de fées)

Et puis, il y a le chat Choffo qui est et qui n’est pas, qui comme tous les chats, c’est bien connu, vient quand on l’appelle.

Le cadavre ? Jong Soo a vu Ben contempler un lac. Combien de cadavres dans ce lac ? Le meurtre, puis le lac. Heami, assassinée non loin de l’endroit où elle a vécu son enfance ? Aussi bien que Jongsoo, Ben connaît les métaphores. Bruler une serre tous les deux mois = tuer une jeune femme pauvre, isolée tous les deux mois.

L’assassinat de Ben, vengeance, acte de salubrité. Jong Soo a commis le meurtre qui prévient tous les autres. C’est un justicier. C’est dur certes, mais quel confort pour le spectateur ! Enfin les choses ont du sens.

Mais peut-être l’esprit de  Jongsoo s’est-il échauffé ?  Le récit qu’il se forge est plausible mais plein de trous. Il ne vaut que par ses prémisses : Si l’on pense que Ben est un assassin,  alors, tout fait signe. (Et l’humain  est  de nature à donner du sens à tout!)

A Cannes, pour la 7èmeObsession, Thomas Aïdan et Xavier Leherpeur questionne Lee Chang Dong :

-« Le film s’amuse avec cette idée de mystère, de cette ambiguïté, avec de passionnants trous dans le récit ; un peu à l’image de nos propres vies, nous n’avons pas toutes les informations ».

LCD : – Dès le début c’est l’intention du film, c’est pour cela qu’il fallait que je le fasse.

 Le scénario du film, nous place devant une énigme.  Clément Rosset (1939-2018) philosophe, commence ainsi son ouvrage le réel et son double : « Rien n’est plus fragile que la faculté de l’homme d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du réel. Réel qui est perçu d’une manière tolérante et provisoire, tolérance que chacun peut suspendre à son gré, sitôt que les circonstances l’exigent. Réel que je peux donc percevoir mais que je peux ignorer comme une connaissance inutile. La forme la plus courante de mise à l’écart du réel c’est l’illusion. Ou la mise à l’écart des conséquences que devrait impliquer la chose vue ».

 En nous invitant à voir son film d’une manière passionnelle, à la manière de Jongsoo,  Lee Cheng Dong atteint plusieurs objectifs, montrer les dérives du regard passionnel, le sien, le nôtre,  nous ferions d’une fiction, une autre  fiction. Bref, nous nous serions un peu chauffé l’esprit.

Et ce serait un comble, si toute cette histoire n’était née que d’une petite lumière comme celle de la chambrette de Heami, une illumination  créatrice soudaine de Jongsoo, écrivain qui composerait  à mesure cette histoire pour nous.

Revenons à Lee Chang Dong, Jean Christophe Ferrari dit de lui dans la revue Transfuge : « Lee Chang Dong est un cinéaste conteur déroutant, chantre de l’idiotie et poète cosmique »  « Sa poésie s’oppose au conformisme, à la violence sociale » Peut-être aurions-nous dû commencer par là.

1)Eva Ilouz pourquoi l’amour fait mal et les sentiments du capitalisme.

 

Une Valse dans les allées de Thomas Stuber

On ne voit pas souvent des films allemands. Et mardi dernier, j’ai revu pour la seconde fois  « une Valse dans les allées », je l’avais vu en août à Fontainebleau. J’en avais dit quelques mots dans le blog :

 « Une valse dans les allées », un film de Thomas Stuber, avec Franck Rogowski (Christian)  que les cramés ont pu voir dans Victoria et Sandra Hüller (Marion),  l’actrice principale  de Toni Erdmann. Un film qui se passe dans un supermarché discount au milieu de pas grand-chose, parking, banlieues lointaines. C’est une histoire d’apprentissage, celui de Christian et une histoire d’amour pudique et chaste. Une Valse montre la manière dont le travail et son lieu affectent, absorbent, déterminent sa vie. Le supermarché  c’est une famille où la parole est rare (mais signifiante) et  grande la solidarité, y compris pour  les petites transgressions. Un film objectif, délicat et beau,  que ne verront peut-être pas les employés de supermarché discount,  ni beaucoup d’entre nous  au demeurant, et c’est vraiment  dommage. »

Excusez-moi de reproduire mes notes, c’est surtout  pour la fin car  il y avait peu de monde pour cette séance. Dommage, est vraiment le mot qui convient. Ce Mardi, il y avait aussi la présentation de Maïté, et je vous le dis tout net, à vous qui n’êtes hélas pas venu, vous avez loupé la présentation de Maïté !

Ce film se déroule en 3 actes : Christian, Marion, Bruno. Je souhaite  m’arrêter sur ces personnages pris séparément. Il faudrait peut-être commencer par Marion.

Marion(Sandra Hüller) : Une modeste employée, elle n’est pas bien grande, elle est droite comme un i. Sa chevelure se termine par un petit bout de queue-de-cheval, tenue par un anneau élastique argenté. Elle a un beau sourire, elle est directe,  taquine, vive, elle a un franc regard. D’elle on sait peu de choses. Sa manière d’être est selon Klaus S, un cramé de la bobine qui connait ces choses-là, est typiquement allemande de l’est. Marion est généralement estimée. Bruno  a quelque chose de paternel et protecteur envers cette femme, il met en garde Christian, une autre employée fera de même, d’une manière plus explicite, « ne fais pas de mal à Marion » lui dit-elle.

Marion, un jour disparaît. Malade ? Elle reviendra quelques semaines plus tard, sans sa petite queue-de-cheval, et bien coiffée.

Nous ne dirons pas pourquoi elle a disparu, sachons simplement que nous verrons furtivement la maison de Marion par les yeux de Christian. Cette maison nous dit des choses sur  la vie de Marion. D’abord, elle est moderne, confortable et clean, le blanc domine. Au mur des sérigraphies « design » impersonnelles. Ce n’est pas une maison de sa condition, ni une maison conviviale, cette maison ne lui ressemble pas. Disons qu’elle y vit. Son mari doit être un genre de cadre. Sur la table de bureau de Marion, un puzzle qui représente l’ailleurs, des palmiers.  Cette maison suinte l’ennui et la solitude. Non vraiment Marion existe dans l’hypermarché.

Christian,(Franz Ragowski)  un regard intense, un beau visage avec une lèvre supérieure qui porte les séquelles d’une légère fente palatine. (Pour qui a vu le superbe film, Victoria de S. Schipper, 2015, il incarnait Boxer). Il est tatoué, sur les bras, dans le dos. Ses gestes sont timides, empruntés,   il rentre ses épaules, marche la tête en avant, ses bras ne  balancent pas. Il évite de parler, on sent qu’il n’aime pas ça. Avec ses stigmates, tout en lui indique la soumission, tout indique aussi  une résistance, une tension, un projet. Il est présent aux autres.  Il devient l’apprenti de Bruno,  manutentionnaire et peut-être futur cariste. C’est un élève obéissant, respectueux et appliqué. C’est vrai qu’il regarde Marion qu’il fait attention à elle. Peut-être depuis leur première rencontre en est-il secrètement amoureux. Peut-être aussi qu’il l’est devenu progressivement ? En notre époque Me Too, l’amour courtois existe encore, vous savez cet amour chevaleresque, absolu et interdit des chevaliers servants pour leurs belles. Christian, vise aussi à accomplir une nouvelle destinée : travailler sérieusement, aujourd’hui et toujours- pas de vagues-  En somme, tendu vers le plus difficile, ne pas avoir d’accident de la vie.

Bruno (Peter Kurt), c’est l’ancien. Le vieux de la vieille, respecté qui connaît son affaire. L’arrivée de Christian par laquelle nous faisons sa connaissance nous montre un homme bourru. Et c’est Christian qui nous fait découvrir le caractère de Bruno. Bruno, méfiant,  acceptera Christian qui est une sorte de menace. Ne chercherai-ton pas à le remplacer ? Parce que Christian ne pose pas de question, ne cherche pas à sympathiser, fait montre de  bonne volonté et d’application, ils vont s’entendre.

Bruno apprend le métier  à Christian, les petits gestes économes, par exemple récupérer et enrouler la ficelle d’emballage, ça peut servir ! (Notez bien ce détail). Bruno est nostalgique des temps benis où il était chauffeur-routier. Il se construit un monde où ce métier était enviable et le rendait « libre ». A cette époque, (comme maintenant ?)  sa  femme était à la maison, elle élevait des poules.

…Nauffragé, Bruno ? Pourtant Bruno solide au poste, capable de mille petites transgressions ordinaires, comme autant de défis, de manifestations de liberté. En fin de compte, droit et scrupuleux. Quelque chose, avec l’arrivée de Christian, lui trotte dans la tête et prend corps avec constance, devient chaque jour plus évident.

Et peut-être  sera-ce  aussi l’occasion de faire un  inestimable et (très) troublant présent à Christian ?

Trois destins qu’un lieu et un travail  rapproche et qui se redessinent, trois intimités.

Vous n’avez pas vu ce film ? Alors, si vous ne voyez pas ce film à la télé ou si vous  n’achetez pas le DVD quand il sortira, ce sera vraiment dommage.

 

 

 

 

Kuzola documentaire de Hugo Bachelet

« Pour l’enregistrement de son nouvel album, la chanteuse d’origine angolaise Lúcia de Carvalho entreprend un voyage à travers le monde lusophone (Portugal, Brésil, Angola). Mais ce projet de disque est avant tout l’occasion d’une aventure personnelle pour Lúcia, un pélerinage sur les traces d’une identité morcelée, à la recherche de ses racines. Sous l’œil du réalisateur Hugo Bachelet, l’artiste strasbourgeoise d’adoption livre un parcours sincère et touchant, exemple rayonnant de métissage culturel heureux »

En ce moment à l’Alticiné! (et hier soir en présence du Réalisateur)

 

J’avais été attiré par la bande-annonce de ce film, l’atmosphère, les chansons, la musique, les couleurs, et les rencontres humaines qu’elle laisse entrevoir. Bref, j’avais été attiré par le côté chatoyant du film. Et c’est mieux que ça.

Comment décrire ?

Comment raconter ?

Comment regarder ?

Restituer ce qui fut ?

Se demandait Georges Perec dans Elis Island.

Il y a des fictions qui sont de bons documentaires et des documentaires qui sont de belles fictions. Kusola est un documentaire qui invite aux récits, qui oblige les spectateurs que nous sommes à imaginer là où les choses ne sont pas dites, bref une invite à faire du spectateur un inventeur de fictions, à se faire son cinéma.

Kusola nous montre Lucia, une jeune française, alsacienne,  angolaise d’origine, adoptée par Richarde alors qu’elle avait 12 ans.

À un moment de sa dure vie, Maé songe que ses filles seraient mieux ailleurs, que leurs vies seraient plus heureuses et plus dignes dans cet ailleurs. Et elle abandonne ses trois filles à Richarde, une Alsacienne. Et ces trois filles transplantées vont devenir.

Hugo Bachelet, le réalisateur de Kusola choisi de nous montrer Lucia, l’une des trois sœurs, une jeune femme chanteuse.

Et c’est toute l’astuce de son film de ne jamais traiter ce sujet de l’identité de Lucia frontalement ou de manière intrusive, et de nous la montrer dans l’exercice de son art, Lucia, nous la voyons, nous l’entendons chanter, avec joie et amour, partout.

Alors que fait-elle ? Elle voyage, en France, au Brésil, au Portugal, et dans ce petit village angolais, où elle se baigne dans le dialecte de son enfance, comme naguère dans le portugais ou le français. Et elle chante, sa musique trace ses ponts entre les continents et les hommes. Elle emprunte aux  sambas de Baïa et   aux  chants africains.

Elle retrouve sa mère « génitrice » et sa grand-mère. Elle est superbe cette petite grand-mère.  Et dans cette séquence joyeuse, tragique et sentimentale, la juste note, ce qu’il faut de non-dit.

Mais si Kusola nous parle de la séparation et de retrouvailles, il nous parle aussi de la recherche des  racines. Et ce qu’il y a de formidable dans ce film c’est que Lucia découvre ou nous fait découvrir  que ce n’est  pas seulement en plongeant dans ses racines qu’on retrouve son identité,  cette  identité se construit aussi  à la manière des rhizomes,  en cheminant à l’horizontal,  c’est-à-dire dans la vie ici et maintenant et dans  le monde. Et c’est dans ce monde,  qu’elle trouve la réponse à ses interrogations, qu’elle se console peut-être et peut exprimer sa joie.

Ce film il faut le voir pour Lucia et sa musique, et aussi pour voir la vie en oeuvre. Autrement dit,  voici cette autre image, la chanson de  Pierre Barouh  dans son disque « Pollen » : « nous sommes qui nous sommes, et tout ça c’est la somme du pollen dont on s’est nourri ». Lucia une  Femme Monde.

 

 

Pour Ecouter :

Lucia de Carvalho, Sem fronteiras – feat Irina Vasconcelos, Lazzo …https://www.youtube.com/watch?v=4WOsC0Depi0

WEEK-END DU CINEMA ITALIEN 29 et 30 septembre 2018

 

Après Tours, Nantes, Villerupt, Toulouse, Bastia, Reims… à Montargis l’Alticiné, les cramés de la Bobine ont organisé un WE du nouveau  cinéma Italien.   Animé par Jean-Claude Mirabella, un universitaire, l’un des spécialistes et promoteurs reconnus du cinéma italien. Il parle de ce cinéma d’une manière savante mais pas trop, les spectateurs avec qui j’ai pu échanger l’ont jugé ouvert, compétant, sympathique. Impeccable.

Les films de ce Week-End ont réuni de nombreux spectateurs, particulièrement une famille Italienne de Gabriéle Muccino. Vous vous souvenez, « une famille se réunit  sur une île, pour célébrer les cinquante ans de mariage de leur aîné, un orage inattendu les surprend et ils sont contraints de cohabiter pendant deux jours et deux nuits ». Un film choral,  drôle, rythmé. Le personnage principal c’est  la famille. Un magma,  une chose qui tient ensemble et qui bouillonne avec ses petites et grandes rivalités internes, entre époux, entre frère et sœur etc… Bref rien de plus naturel en somme. Tous ces personnages sont magnifiques avec toutefois mon meilleur souvenir pour le couple Ginevra/Carlo. Ce film comme le signalait J.C Mirabella, la distribution  montre la vague montante, la fine fleur des jeunes et moins jeunes acteurs italiens.

 

Mais revenons au début, Fortunata de Sergio Castelitto, J.C Mirabella disait qu’il  commençait comme un très grand film qui, c’est dommage, devenait trop profus vers la fin. N’empêche, nous pouvons voir et revoir des films de ce tonneau-là. J.C Mirabella disait que le cadre des films italiens, était un protagoniste. Et en effet ce Rome des faubourgs et sa banlieue nous sortent de nos clichés habituels. Sans oublier  de signaler l’actrice principale, Jasmine Trinca, belle comme de grandes artistes italiennes à l’image de Sofia Loren par exemple, elle incarne l’optimisme, la résolution, le courage. Soulignons que les hommes ne sont pas franchement à leur avantage dans ce film.

 

Suit Bienvenue en Sicile de Pierfrancesco Diliberto (Pif).Pif, donc est un réalisateur sympathique, que nous avons eu l’occasion de voir à Tours, j’avais alors noté ceci : « Ça a l’allure d’une comédie, il y a des passages drôles et jamais vus, et ça gagne en gravité sans jamais perdre l’humour. On imagine que le réalisateur a été séduit par « la Vie est belle ». Le sujet qu’il traite est sérieux : Comment les États-Unis ont installé durablement la mafia en Sicile. Un film drôle et intelligent qui n’est pas sans rappeler une histoire actuelle ».Le personnage principal (PIF lui-même),  sans me l’expliquer, j’ai  sur la fin, une vague réminiscence de Forrest Gump. Un film qui arrive à parler d’une histoire grave et méconnue : la renaissance de la mafia à cause de décisions douteuses de Washington et qui en même temps est drôle, ce n’est pas si fréquent.

 

Et le soir Dogman de Matteo Garonne, un réalisateur important de ce jeune cinéma italien pour ce film primé à Cannes.  Ici encore le cadre est protagoniste, on est  saisi par ce quartier en déshérence, à la fois misérable et vivant, où vivent  pauvres, exclus et dealers. Idéal pour faire évoluer une brute épaisse, cocaïnomane,  barbare, incapable de concevoir qu’on lui résiste, ne reculant devant aucun affront, tel est Simoncino (Edouardo Pesce). Son « ami » c’est  Marcello (Marcello Fonte), un toiletteur de chien, un peu chétif, sensible, fragile,  souffre-douleur, dealer occasionnel qui finit par se venger. Mattéo Garonne une palette, une touche et l’humour.

 

Il Padre d’Italia de Fabio Molloavec qui commence les projections du dimanche, demeure mon préféré, non qu’il soit le meilleur mais c’est celui que je trouve le plus touchant. Une sorte de film entre road movie et picaresque, deux individus dissemblables,  faits pour se rencontrer, pour cheminer ensemble  d’un rateau à l’autre. Mia, une jeune femme borderline, Isabella Ragonese, prodigieuse, et Paolo, Luca Marinelli, l’acteur séduisant et caméléon que les habitués des cramés de la bobine ont  pu voir dans una questionne privata. Ce film aborde les thèmes  de la fuite en avant, de l’attachement et l’abandon. La fuite en avant, c’est le film. L’abandon est constitutif de la vie de Mia et de Paolo. L’attachement, c’est la magie très provisoire de la rencontre. Et rien que les dernières images du film sont émouvantes. On peut imaginer qu’Italia la nouvelle née de la fin du film va permettre à Paolo de s’élever en l’élevant. Après tout, Jean Valjean a commencé de même avec Causette.

 

Le Week-End se termine par Cœurs Purs de Roberto de Paolis,qui par ses décors dessine tout comme Dogman et Fortunata,une Italie en souffrance. Et par son thème, sa vitalité,  l’amour, si évanescent qu’il soit, donne la note d’espoir dans un monde ou le pire semble toujours à venir. Les Italiens n’ont pas peur d’être drôles quand ils sont sérieux, et inversement.  Curieusement, ce film en forme de conte moderne, est le seul des six retenus qui ne comporte pas la moindre  note d’humour. L’humour, cette forme de recul, cette touche, qu’on retrouve plus rarement dans le cinéma français. Alors de Paolis cinéaste à la française ? A suivre…

Sur ces deux journées à succès disons que  ceux d’entre nous qui ont vu histoire d’une nation sur France 2, savent que outre la culture…ce qui lie Italiens et Français, (et ce n’est pas toujours honorable pour les Français)

Et concernant la culture, il y a toujours eu des connivences, une proximité culturelle entre les Italiens et les Français, on ne s’étonne donc pas que le nouveau cinéma italien séduise autant que l’ancien.  « Nous l’avions tant aimé » !

…Et le public des cramés pourrait parler de ce WE de mille autres manières que celle-ci, tant il est connaisseur ou simplement curieux, et le plus souvent l’un et l’autre. Tout heureux du retour, sous une autre forme,  du génie créatif de ce Nouveau Cinéma Italien.

BlacKkKlansman – Spike Lee

 

Soirée débat mardi 25 à 20h30

Film américain (vo, Août 2018, 2h14) de Spike Lee avec John David Washington, Adam Driver et Topher Grace

Présenté par Jean-Pierre Robert
Synopsis :  Au début des années 70, au plus fort de la lutte pour les droits civiques, plusieurs émeutes raciales éclatent dans les grandes villes des États-Unis. Ron Stallworth devient le premier officier Noir américain du Colorado Springs Police Department, mais son arrivée est accueillie avec scepticisme, voire avec une franche hostilité, par le commissariat. Prenant son courage à deux mains, Stallworth va tenter de faire bouger les lignes et, peut-être, de laisser une trace dans l’histoire. 

 

A brûle-pourpoint, j’ai un sentiment mitigé par rapport à ce film. D’abord,  il faut reconnaître  avec « le Monde »,  que c’est un film haletant, comme le sont les bons thrillers. Il y a aussi de remarquables acteurs. Ensuite, la manière de fondre et de faire se rejoindre les années 60 et l’actualité du moment est remarquable. Et puis l’infiltration du KKK, est un sujet réjouissant. Ajoutons qu’il y a eu la présentation-débat animée par Jean-Pierre, avec  mesure et objectivité et plutôt tonique.

Maintenant,  j’ai quelques objections, d’abord le premier plan,  commence par une citation : (autant en emporte le vent? dites moi  si  le savez.)  on voit  la guerre de sécession et son prix en  morts, en blessés, et en souffrance. Mais pourquoi ces blessés sont-ils  bien rangés  à même le sol, le long d’une voie ferrée,  pour être brancardé ensuite ailleurs ?   Démonstrative mais curieuse logistique.  Voilà qui  ouvre le film, la guerre du Nord contre le Sud, le racisme est au Sud,  du coup, on sait où est sa place exacte. (Cette séquence et d’autres montrent que le cinéma peut parfois comme la guerre être  une  affaire de grosse artillerie)

Ensuite, on est devant un film dynamique, bien joué, bien filmé, mais dont le scénario m’indispose parfois, je ne vais pas faire une liste, voici un  exemple, pourquoi donc Spike Lee fait-il un parallèle entre les discours  qui revendiquent le  Pouvoir Noir et ceux du Pouvoir Blanc Suprématiste ? Peut-on placer sur un pied d’égalité  le discours de l’opprimé et celui de l’oppresseur ?  C’est ce que fait ce film et   c’est ce qui me  gène.

J’ai apprécié le  passage de fiction  à documentaire, il est magique dans ce film tant l’actualité présente  en épouse les formes. D’une certaine manière les séquences de Charlottesville et le discours du Président Trump  confèrent au film une note d’authenticité, puisque  réalité et  fiction se continueraient  tout comme le passé et le présent.

Je ne doute pas du présent, peut-être que cette manière d’évoquer le passé ne me convient qu’à moitié. Pour la première moitié,  le film  de Speek Lee est efficace et attractif, et pour la seconde, je lui trouve trop de faux équilibres.

Ajoutons que ce film a obtenu le Grand Prix à Cannes 2018. Nous avons vu et nous verrons des films moins schématiques qui n’ont pas eu cet honneur , dont c’est une litote, le mérite n’est pas moindre.

 

 

Una Questione Privata – Paolo et Vittorio Taviani

 

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Soirée débat mardi 18 à 20h30
 

Film italien (vo, juin 2018, 1h25) de Paolo et

Vittorio avec Luca Marinelli, Lorenzo Richelmy et Valentina Bellè

Distributeur : Pyramide

Présenté par Georges Joniaux

 

Synopsis : Eté 43, Piémont. Milton aime Fulvia qui joue avec son amour : elle aime surtout la profondeur de sa pensée et les lettres qu’il lui écrit. Un an plus tard, Milton est entré dans la Résistance et se bat aux côtés d’autres partisans. Au détour d’une conversation, il apprend que Fulvia aimait en secret son ami Giorgio, partisan lui aussi. Milton se lance alors à la recherche de Giorgio, dans les collines des Langhes enveloppées de brouillard… Mais Giorgio vient d’être arrêté par les Fascistes.

 

« Fulvia, Fulvia, amore mio…Je suis toujours le même, Fulvia.J’ai tant fait, j’ai tant marché…Je me suis échappé et j’ai poursuivi. Je me suis senti vivant comme jamais et je me suis vu mort. J’ai ri et j’ai pleuré. J’ai tué un homme, à chaud. J’en ai vu tuer beaucoup, à froid. Mais moi je suis toujours le même ». Beppe Fenoglio

 Des films sur la guerre de 39-45 en Italie, cinétrafic en recense 44, autant sur le Fascisme, quant aux films sur les triangles amoureux, il en recense 488. Rien de nouveau sous ce soleil-là, sauf l’art.

 Una questione Privata des Frères Taviani a pour cadre  la guerre des partisans contre les fascistes en Italie, une guerre civile dans la guerre mondiale. C’est la seconde fiction sur la guerre après la Nuit de San Lorenzo,  qui concerne un massacre perpétré par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale dans leur petit village natal de Toscane.

Ce sujet de la guerre, il l’avait aussi traité  dès 1954 dans leur premier film documentaire : San Miniato, Juillet ’44. Ils y reviennent mais pas seulement.

Una questionne privata  concerne aussi une histoire de triangle amoureux.  Milton aime Fulvia sans oser se déclarer, Fulvia aime le côté lettré de Milton, mais le trouve un peu triste. Elle semble lui préférer son ami Giorgio, peut-être moins brillant mais plus joyeux, plus fantaisiste. Jamais le film ne nous permettra de trancher sur cette simple question : alors qui des deux ? De quelque parti pris que l’on soit, il y a beaucoup d’incertitudes dans  cette histoire amoureuse.

L’art des frères Taviani dans ce film consiste à croiser les thèmes pour en faire surgir un autre :

Lorsqu’on lui suggère que peut-être Giorgio et Fulvia s’aimaient, Milton devenu partisan, cherche à retrouver Giorgio, que lui veut-il ? Là encore le mobile est flou, seulement savoir ? Incidente ! Giorgio  lui-même partisan vient d’être capturé par les fascistes.

Milton cherche à délivrer son ami, il ne pense plus qu’à ça, sa guerre à lui se place au service de cet objectif, son objectif particulier dicté par son obsession amoureuse et de son douloureux besoin de connaître*(1)- Et pour connaître, il faut tenter de délivrer Giorgio parce qu’il est son grand ami, que c’est un brave, en danger de mort, et qu’il est aussi un rival avec qui il doit parler.

Milton donc devient une sorte d’électron libre. Un combattant dont le combat et les objectifs échappent aux autres et à la cause. Il veut échanger  un prisonnier fasciste contre Giorgio. Il lui faut d’abord en trouver un  ou le capturer.

Avec ce film on entre dans la brume, elle est omniprésente durant toutes les figures de guerre. Cette brume est réelle autant que métaphorique. Et pas seulement pour les Taviani. Où nous emmènent-ils que veulent-ils nous dire ?

La brume c’est celle du lieu, les montagnes pièmontaises, celles de l’époque d’une guerre mondiale et civile, et celle du personnage qui a perdu son chemin, peut-être, celle de la vieille Europe qui retrouve ses vieux démons ?

On pourrait presque dire que les fascistes et les partisans se livrent à un combat fraternel pour leur patrie, tout comme Milton rivalise  avec Giorgio pour Fulvia.  Et si cette petite analogie a un semblant de vrai, on pourrait alors ajouter que les Italiens, dans cette guerre mondiale, l’ont aussi  utilisée à d’autres fins.

Une guerre dont les frères Taviani décrivent les horreurs :  Il y a cette rencontre furtive du partisan avec ses parents à la ville qui nous  permet de saisir l’oppression et la pauvreté des gens de la ville. On est intrigué par ce batteur sans batterie, qui en imite le son jusqu’à ce qu’un crépitement de mitraillette…comme un dernier roulement. Il y a aussi cette enfant lovée près de sa mère morte parmi les morts, et qui se lève de parmi ces morts, va boire un verre d’eau et se recouche près de sa mère. Il y a les hommes qu’on tue à chaud comme le suggère la citation et plus nombreux, femmes, enfants, prisonniers, otages, qu’on tue à froid.

Ce film est simplement beau, et j’ai particulièrement aimé sa fin. Le défi de Milton aux « cafards » puis cette course folle dans la brume entre instinct de survie et désir de mort… et avec sa survie, il peut se libérer de sa passion Fulvia ; il est quitte avec lui-même.

Ajoutons que les Frères Taviani aiment faire des transpositions entre une situation passée et une situation présente. La montée de l’intolérance italienne (seulement?)les heurte. La propagande d’extrême droite leur rappelle le fascisme, ils le disent dans leurs interviews.

 

 

*(1)  Moravia écrivait « la jalousie est une forme négative et douloureuse de la connaissance. »

 

Le Poirier Sauvage de Nuri Bilgé Ceylan

Du 6 au 11 septembre 2018
Film turc (vo, Août 2018, 3h08) de Nuri Bilge Ceylan avec Doğu Demirkol, Murat Cemcir et Bennu Yıldırımla

Titre original Ahlat Agaci
Distributeur : Memento Films

 

 

 

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Passionné de littérature, Sinan a toujours voulu être écrivain. De retour dans son village natal d’Anatolie, il met toute son énergie à trouver l’argent nécessaire pour être publié, mais les dettes de son père finissent par le rattraper…

Le Poirier sauvage, Œdipe, quand tu nous tiens !

Les films sur la relation Père et fils sont innombrables, c’est un sujet inépuisable.  C’est en effet une relation particulièrement complexe (d’Œdipe, bien sûr !).Entre autorité et laisser-faire,  rivalité, complicité,  estime, mépris, que sais-je. C’est un thème que Nuri Bilgé Ceylan aborde comme tous les sujets de ses films, de main de maître. Il y a toujours cette même exigence narrative : « j’aime les histoires ordinaires des gens ordinaires » «  Les postures  mentent moins que les mots ».

Sur ce genre de sujet nous savons tous d’expérience,  qu’il faut aussi pouvoir trouver la bonne distance. Or, Nuri Bilgé Ceylan est toujours proche de sa propre vie lorsqu’il écrit ses scénarios. On a l’impresssion, peut-être l’illusion,  que de film en film, on pourrait faire sa biographie. Mais, il a trouvé le moyen d’échapper à la pure autobiographie. Le hasard a placé sur son chemin les personnes par qui allait germer le sujet et se dessiner le scénario :

L’idée de ce film lui vient quand, avec Ebru, il rend visite à un ami dans la péninsule de Gallipoli. Là il rencontre un instituteur du village de son enfance. « Il avait un esprit très vivant, curieux » et dit-il : «  j’ai compris qu’il n’était pas respecté par son entourage. J’ai voulu en savoir plus, peut-être car certains aspects de sa personnalité me rappelaient mon père ». « Je suis allé voir son fils, également instituteur, Akin Aksu à Çannakale.

Je lui demande alors d’écrire les souvenirs qu’il avait  de son père, Akin Aksu me répond en 80 pages ». «  J’ai alors  compris que ce fils devait coscénariser le film et que je devais déplacer le film vers le fils ».

Il y a toute sorte de manières de regarder ce film :

On sait que N.B Ceylan est un moraliste. Les questions de la bonne conscience qui recouvre tout, celle qui comme dit Jankelevitch, fait  « de la mauvaise conscience à peine une expérience psychologique », donc comme une sorte d’illusion permanente ; le mensonge ; la vanité ; l’égocentrisme ;  les petites lâchetés et velléités de la vie quotidienne; les contradictions. Et en effet, tout cela, comme dans l’œuvre entière de Ceylan,  existe dans « Le Poirier Sauvage ».

On peut aussi le voir comme un roman d’apprentissage,  Sinan, le fils, de retour au village après ses études universitaires qui le préparent à devenir instituteur, et qui projette de devenir écrivain, il rencontre différentes personnes qui sont autant de heurts successifs et de jalons dans sa formation, dans sa compréhension du monde. Et cette approche serait tout aussi valable.

Il y a aussi la psychologie du jeune homme une sorte d’adolescent prolongé qui « se pose en s’opposant », qui donc  aime la provocation, on le vérifie avec l’un de ses anciens amis avec qui il finit par se battre. Et plus encore avec Süleyman,  l’écrivain, que Sinan gratifie de compliments ambigus, avant de lui rentrer dedans, d’ironie en insolence -Une pertinence impertinente-

Il y a surtout, cette relation père/fils. Ce conflit père/fils, nous en avons eu une répétition générale dans son débat avec l’écrivain Süleyman qui est une sorte de figure paternelle.

Il y a donc Sinan, ce personnage à la Dostoïevski, fougueux, contradictoire et Idris, son père, tout droit sorti d’un roman de Tchékov, (une sorte d’Oncle Vania qui n’aurait pas de beau-frère).Ce père, instituteur, est aussi un joueur, toujours en dette et sans le sou,  il n’hésite pas à quémander de l’argent à son fils, peut-être même à lui en  dérober. Jouant, il met en danger sa famille. Il se dérobe aux us de ses collègues,  il préfère les cafés populaires où il peut jouer aux courses.  C’est en effet, un homme peu estimé, les seules personnes qui l’abordent sont ses créanciers et les joueurs désœuvrés.  Mais ce père a aussi un jardin secret, un refuge, la campagne de son enfance, où il  passe ses jours de repos où il travaille comme un paysan. Il y vit dans le sous-sol humide de la maison de son père, homme un peu acariâtre. Devant la maison de son père, Idris creuse un puit…(à peine perdue). Dans cette campagne,  c’est un homme reconnu pour sa serviabilité.

Sinan a de grandes espérances et  grand mépris pour ce père, ce petit homme, ce dilettante. Il s’en ouvre à sa mère, lui reproche d’être faible, de ne pas divorcer. Elle ne mord pas à son discours: « Contrairement aux autres jeunes gens,  l’argent ne l’intéressait pas, il aimait la nature et il savait en parler, et il l’aime encore maintenant » . Sinan dédicace  pour sa mère le livre qu’il vient de publier à compte d’auteur : « le Poirier Sauvage »  Mais comment Sinan a-t-il fait pour que son livre soit imprimé?  Sinan a aussi ses travers. Les figures oniriques et imaginatives de sa culpabilité (le cheval de Troie, le chien qui se noie, le père endormi) indiquent qu’il se passe quelque chose, qu’il y a des tensions dans l’inconscient de  Sinan …Des intrusions dans sa bonne conscience.

Après un bout de chemin, Sinan  a pris la voie de son père, désormais retraité,  est-il comme lui  devenu à son tour instituteur ? Il vient le voir à la campagne.

Là va s’arrêter cet article car vous n’avez peut-être pas vu « Le Poirier Sauvage ». Ce qui serait dommage, et si c’est le cas, ce n’est sans doute  pas irrattrapable. D’autant que  les  deux principaux acteurs sont épatants,  Sinan Dogu Demirkol, un beau ténébreux, le père Murat Cemcir dont le sourire évoque Omar Sherif.

…Un dernier mot, on sait bien qu’il faut parfois plusieurs vies pour accomplir une seule destinée, dans ce film, père et fils l’incarnent, comme une figure dans un jeu de cartes.

 

PS : N.B Ceylan cite souvent Bergman dans ses interviews. En effet « le silence » qu’il a vu à 16 ans a été un choc déterminant. Mais, il me semble qu’il  ne sera jamais totalement proche de Bergman, il  a de l’humour.