« 12 jours » Raymond Depardon (2)

Avant 12 jours, les personnes hospitalisées en psychiatrie sans leur consentement sont présentées en audience, d’un côté un juge, de l’autre un patient, entre eux naît un dialogue sur le sens du mot liberté et de la vie.

Me plaçant d’entrée du côté des égarés, consciente que primo, de près ou de loin, on est tous concernés, un jour, par le sujet et que secundo la vision de ces malheureux me serai insupportable, « 12 jours », j’avais décidé de ne pas voir « 12 jours ».
Et puis, finalement, prenant mon courage à deux mains, dimanche matin pour être seule et pouvoir m’échapper avant la fin ou même tout au début, je me suis dirigée vers le ciné … M’entendre moi-même annoncer « 12 jours » à la caisse m’a glacé le sang ! Aurais-je été internée, enfermée, dans une vie antérieure ?

Très vite, je suis consternée. Consciente d’être dans une position de voyeurisme. Les avocats font un boulot, les juges font un boulot aussi dans un temps imparti : on perçoit que l’entrevue est minutée. Pas le temps de s ‘apitoyer sur le sort de ces pauvres bougres qui se succèdent les uns après les autres devant eux, et, jamais au grand jamais, ils ne remettront en cause les rapports des médecins ! Ce n’est pas leur domaine ils ne sont pas médecins etc … Eux ils (jugent et) abondent toujours dans le sens de la Médecine . L’un des patients lance un « mais alors vous ne servez à rien » à l’une des juges (à noter que la parité est respectée : 2 hommes, 2 femmes), à la plus jeune des juges donc qui rétorque un « ben non, je sers à rien ! » Avec une désinvolture choquante. Ca résume un peu ce film. Oui, on se demande, en effet, à quoi ils servent. A valider l’avis médical et c’est très important que, pour la conformité du dossier, sa validité,  le patient signe bien la décision de prolongation de l’internement. Après, pour les réticents, les rebelles, les sceptiques, ils peuvent toujours faire appel (!), bien sûr. Une patiente le dit : « ça ne sert à rien, moi contre eux, je ne peux pas gagner ». Très juste.
R. Depardon nous montre une brochette de malades et nous, spectateurs, chacun, selon notre sensibilité, notre vécu, sommes interpellés par celle-la plus que celui-ci, par celui-ci davantage que par celle-là. On ajoute notre incompétence devant cette montagne de souffrance.
On regarde, mis dans la position de juger.
D’où la conclusion ahurissante d’un spectateur à la sortie de la séance : « ce qui est sûr, c’est qu’ils ont tous leur place là-bas » !!!
Comment peut-on fait avoir des certitudes pareilles ?

Il ne faut pas oublier qu’un documentaire est un film. Les audiences sont filmées et donc la salle a été préalablement agencée, l’éclairage disposé, la perche accrochée. Les juges et les avocats sont consentants, préparés, acteurs donc à visages découverts. Les malades eux aussi sont préparés. Consentants ?  On nous dit en préambule que pour préserver l’anonymat, les noms ont été modifiés. Pourtant, à chaque audience, le nom du malade est lu intelligiblement par le juge … Pendant tout le film, on ne voit qu’1 seul regard caméra de la part d’un interné. Sinon ils fixent le juge . On a du les briefer. Ils ont tous ce regard fixe voire très fixe, sur le juge.
Ce regard vient bien sûr aussi des « remèdes ». Il faut vous soigner, vous êtes là pour vous soigner.
Comment on soigne cet homme né en 83 pas en 93 (la juge s’est trompé de 10 ans, pas à ça près … ), comment on le soigne cet homme qui a démoli la tête d’un inconnu dans la rue ?
Comment on soigne cette femme en souffrance au travail. Le juge ne parle pas d’une enquête chez l’employeur. Sentiment de harcèlement = paranoïa ? L’avocat tente une timide réflexion sur la réputation et les antécédents de son employeur, Orange. Sans suite.
N’oublions pas qu’un documentaire est un film qui demande un montage. Là je m’interroge : Orange est cité et cette séquence est gardée. C’est le travail qui rend fou et qui remplit les HP ? ou bien c’est la personne qui a un problème psychiatrique à la base et se croit victime de harcèlement au travail ? Dans ces grandes entreprises, en face d’un employé de cet acabit, le « diagnostic » est toujours d’affirmer d’entrée que cela vient de sa vie personnelle. Il arrive que la « victime » dont le comportement est devenu « anormal », ne passe pas par le HP mais directement par la fenêtre.
Cette femme est nerveuse, émotive et d’accord pour rester parce que, pendant ce temps là, elle n’est pas harcelée. La justice ne creuse pas un peu le sujet, là ? c’est pas noté dans le dossier ?
On soigne l’homme originaire du Mali avec un passé chargé, tentative de meurtre (14 coups de couteau sur une femme), prison et HP. Pourquoi « 12 jours » ? Il entre dans le cadre des audiences récurrentes, tous les six mois, tous les ans. Là c’est extraordinaire ! Pour cet homme dont le dossier est très épais et qui a priori ne présente pas un gage absolu de bonne conduite si il sort, la décision de sortie est mise en délibéré. Et c’est « drôle » parce que le juge annonce le délibéré juste après que ce bel homme puissant, la tête rentrée dans les épaules, l’ait regardé fixement d’un air tout à fait inquiétant ! On se croirait dans un polar !
On envisage vraiment de passer le « dossier » à cette Julie qui est disposée à l’accueillir ?
Et puis le fils du père béatifié … enfermé depuis de nombreuses années et qui nous semble très très atteint, complètement barré, lui non plus pas un cas de 12 jours. Il a tué son père et ne s’en souvient plus. Il a tant de projets ! avec Besancenot même ! On va le relâcher, il le sait (nous , non) mais à quel âge ? Celui-là aussi a un vrai physique de cinéma.

La vie est une loterie. Une farce. On rit. On pleure. Trop parfois.

Pourquoi le titre « 12 jours » ? La moitié des personnes que nous voyons dans ce documentaire n’entrent pas dans ce cadre car internés depuis plusieurs mois voire plusieurs années. Non, ce n’est pas pareil.

La sanction des 12 jours : formalité à la fois indispensable et, en l’état, inutile ?

le film de R. Depardon est bien fait, bien éclairé, bien propre. Tout est calme et bien rangé. C’est louche.

Refaire le film  en caméra cachée et alors la musique de Desplat (quel calvaire !) sera incongrue …

Marie-No

PS : maintenant je regrette, évidemment, de ne pas avoir entendu la présentation de Georges et de pas avoir assisté au débat.

2 réflexions au sujet de « « 12 jours » Raymond Depardon (2) »

  1. Bonjour Marie-No,
    Devant ce film, ton émotion, tes inquiétudes, et tes indignations t’honorent, c’est de la légitime défense et puis j’apprécie toujours l’acuité de ton regard. Cependant, je voudrais mettre quelques bémols à ton propos, non que je prétende à une quelconque vérité, mais pour le plaisir du débat.
    « 12 jours » est précédé d’une note sur la confidentialité qui effectivement est fausse, ce que déclare Claudine Nougaret c’est que les règles du droit à l’image a été scrupuleusement respectée, elle s’en est longuement expliqué.
    Depardon est habitué à filmer les malades mentaux, 12 Jours est son 3e documentaire sur la psychiatrie, de San clémente 1982, Urgences en 1988,
    Et c’est aussi son 3ème documentaire sur la Justice après Délit Flagrant 1994, 10ème Chambre 2003. Filmer en caméra cachée n’apporterait pas grand-chose, tout est là et tient en un mot, la comparution. Comme souvent chez Depardon, la question du rapport, du désordre de la « folie, la délinquance etc » est de l’ordre, « la loi ». Et ce genre de séquence avec ou sans caméra subit peu de modifications. Au final, il y a deux personnes qui se regardent et se parlent, il y a de la civilisation.

    La règle est nouvelle, et chacun se cherche encore, les avocats particulièrement, les juges, (la jeune juge que j’ai trouvée juste et honnête, parce qu’un bref instant, on peut, on a le droit, de se poser les choses comme elle les pense), dans un lieu où l’on sert la santé mentale, elle sert la liberté. Il y a les jeux d’acteurs, à considérer. Certains juges ne bougeront pas d’un poil, avis conforme et basta… Mais ce n’est pas ce qu’on a vu. On a vu beaucoup d’écoute, d’empathie parfois. Quant aux avocats, dans un an ou deux, ils seront efficaces. Maintenant considéront l’acteur invisible, le psychiatre. Comme le juge, c’est un pro. Il connaît ses malades, son avantage à avoir des malades sous contrainte est faible, sauf lorsque le pouvoir politique hystérise des affaires. La peur est mauvaise conseillère. Je n’aurai pas le même raisonnement concernant les UMD, dont le fonctionnement comporte toutes les ambiguïtés des organisations totalitaires.

    Cette loi prend naissance dans une société où nous sommes dans un moment punitif*(1), voir le nombre de prisonniers, voir les consignes et slogans sécuritaires qui envahissent l’ensemble des médias, cela ne favorise pas une sérénité absolue. Mais cette loi nouvelle est là qui institue différentes options de soins dont l’enfermement n’est qu’une modalité, on peut avoir de bonnes espérances. 9 à 10 % de main levée, c’est déjà le signe que quelque chose se passe.

    Les crimes et délits commis par des personnes souffrant de maladies mentales sont bien inférieurs en nombre à ceux des gens normaux, en revanche les crimes et délits commis sur des malades mentaux sont courants. Un malade parricide peut nous effrayer à juste titre, notons qu’en France chaque jour 2,5 meurtres sont commis et que 8 fois sur 10 la victime connaissait son assassin, je n’ai pas trouvé de statistique sur les meurtres dans une famille mais on sait que les enfants sont souvent assassinés par les membres de leur famille. De folie là-dedans ? point ! L’aura maladie mentale dans nos émotions doit être chaque fois bien discernée*(2).

    *(1) Il y a des sanctions de délits où prédomine punition, des délits où prédomine la réparation. Les catégories sociales et professionnelles concernées ne sont pas les mêmes. Sur cette question du moment punitif, on peut lire Didier Fassin, ses articles, ses livres.
    *(2) remarquons l’évolution séries policières, roman, télé, cinéma. Un tueur qui ne tuerait qu’une seule personne qui ne ferait pas de séries, n’aurait aucun avenir. Un tueur qui ne serait pas comme on dit un « dangereux psychopathe, retord et pervers » serait anormal. Le malade mental qui appelle le juge « votre honneur » est baigné par cet imaginaire là, tout comme nous. Quand une personne, dans un grand état de délire en tue une autre, comment la regardons nous? avec notre imaginaire sécuritaire et cet imaginaire de fiction criminel contemporain peut-être aussi.

  2. Je me permets à mon tour de te répondre sur certains points de ton article qui m’ont interpellée.
    Tu dis tout d’abord ton émotion, avant, pendant et après le film (ou si tu ne l’as dit pas, elle se lit dans ton article). En cela, tes mots sont vraiment justes sur ce documentaire, il nous touche, nous heurte et nous ne pouvons en sortir indemne.
    Car, dès le départ, le film nous place dans une position étrange, tu parles de Voyeurisme, de t’être sentie du côté des victimes (plutôt que des juges donc…), je me suis pour ma part sentie très proche des malades grâce à l’empathie que crée le cinéaste, mais mise à distance par le poids de l’administration juridique mais aussi par l’absence de connaissance des dossiers ou du passé du patient.
    Raymond Depardon a choisi de nous montrer ce moment étrange, sans nous en dévoiler plus. Celui où le patient va rencontrer un juge accompagné de son avocat, pour savoir si la procédure d’hospitalisation sous contrainte est légale et peut se poursuivre.
    Pas plus, pas moins…
    C’est là toute l’ambiguïté du film. Le juge est seulement là pour vérifier que le dossier, formellement, est acceptable. C’est tout. Ils ne font pas signer «la décision de prolongation de l’internement», ils font signer au patient la notification qu’on leur a donné connaissance de cette prolongation. Quelle différence ? Le juge ne se prononce pas sur cette prolongation, il ne juge à aucun moment si le patient est apte ou non à sortir.
    Et c’est le point de bascule de la conversation. Le juge ne juge pas le malade (il n’est ni victime ni accusé, il n’a pas de raison d’être jugé). Que juge-t-il alors ? Le dossier. Seulement le dossier.
    Le spectateur peine à comprendre ce point, le patient aussi. Même la juge se demande à quoi elle sert -très loin d’y voir une attitude désinvolte, je pense qu’elle glisse sous ce trait d’esprit, une véritable difficulté de trouver sa place face à des patients pour qui elle ne peut pas grand-chose —.
    Les patients, disais-je, ne comprennent pas. Pourtant, sans sourciller, chaque début de séance, le juge explique la raison de cette audience. Mais différents problèmes se posent alors : certains se sentent jugés, ils ont peur qu’on leur annonce la prolongation de l’hospitalisation comme une sentence, d’autres ont l’espoir de l’être : s’ils convainquent le juge, peut-être sortiront-ils ? Mais le problème majeur reste l’incompréhension : le niveau de vocabulaire formel des juges n’est pas à la portée de certains patients, (ce malade demandant pourquoi on lui parle de collège lui qui n’est plus à l’école, et de procédure ? «Procédure, c’est passer au tribunal… »» me hantera longtemps). Mais est-ce possible de se mettre à leur portée quand ils entendent de voix, ont des hallucinations et vivent par moments en phase de délire ?
    Alors on passe de l’autre côté du dialogue, on observe, mal à l’aise, ces juges. Ils ne sont pas familiarisés avec l’exercice, ils ne savent pas s’ils doivent réconforter ou couper court, puisque au final, la question n’est pas là. On les sent en difficulté lorsque les patients se mettent à délirer, que dire ? Que répondre ? Un juge en perd même son sens de l’humour, la patiente fait une blague sur le fait d’être de l’Hôtel Dieu comme tout bon Lyonnais, il coupe court, froidement, de peur que cette blague l’emmène contre son gré dans une zone qu’il ne maîtrisera pas. Alors ils se protègent, eux aussi sont face à la caméra, et eux sont responsables de leurs actes et seront jugés pour chacune de leur parole par le public. Alors ils se défendent, pour le patient, mais aussi sûrement pour le public du film. Ils ne sont pas médecins, ils ne peuvent prononcer d’avis médical. Ils comprennent la souffrance des patients, mais ils sont justes un maillon de la chaîne qui leur permettra de se soigner et guérir. Ils en sont sûrs, ils l’espèrent en tout cas. Ils ne sont pas le dernier recours, le patient peut faire appel. «Il a tué son père», c’est la réalité du dossier, celle pesante à qui eux seuls ont accès.
    Pour finir, il y a les avocats qui retranscrivent dans un vocabulaire implacable leur entrevue avec le patient. Alors ce que je regrette, moi, c’est de n’avoir pas eu accès à ce dialogue, sûrement moins formel, entre l’avocat et le malade…

Laisser un commentaire