Oscar du Meilleur film, du Meilleur acteur dans un second rôle, du Meilleur scénario adapté (1)Du 13 au 18 avril 2017Soirée-débat mardi 18 à 20h30
Présenté par Laurence Guyon
Film américain (vostf, février 2017, 1h51) de Barry Jenkins avec Alex R. Hibbert, Ashton Sanders et Trevante Rhodes.
Synopsis : Après avoir grandi dans un quartier difficile de Miami, Chiron, un jeune homme tente de trouver sa place dans le monde. Moonlight évoque son parcours, de l’enfance à l’âge adulte.
Ce drame social nous montre autant de personnages, autant d’individus qui ne se confondent pas, qui sont uniques.
Barry Jenkins, avec Tarell Alvin McCraney nous racontent cette histoire, de l’intérieur .
La violence est partout.
L’humanité aussi.
On est entré dans ce ghetto de Miami avec Little, on y reste avec Chiron. On en sortira avec Black. Pour entrer dans un ghetto d’Atlanta etc ..
Une seule et même personne à trois âges de sa vie,dans un lieu universel avec la particularité de ne regrouper que des noirs.
Little est innocent, né dans cet enfer dont il apprend les codes. Mutique et fragile. Ça fait mal de le voir vivre ce calvaire. Après une incursion dans une zone de danger, lié au monde de sa mère, c’est Juan, le dealer en chef, baraque de 2m , 100 kgs de muscles, qui le prend sous son aile, le nourrit. Avec Teresa, sa compagne, qui exhibe ses charmes généreux, très moulés, vitrine du produit qu’elle vend. Ils vont lui vouloir du bien. Généreux et tolérants. C’est à eux que Little, différent, posera la question brutale avec ce mot employé par les autres, et par sa mère aussi. « C’est quoi, une tapette ? Comment je saurai ? » « Tu sauras ».
Juan lui apprend à nager, très belle scène à fleur d’eau. On est dans l’eau, dans le bain avec eux.
Juan lui apprend aussi à ne jamais tourner le dos à une porte, pour toujours voir ce qui va arriver, qui va arriver. L’avenir de Chiron est donc écrit. Juan disparaîtra brutalement, sans surprise. Ca aussi c’était écrit. Il a vu venir un certain temps, mais n’a pas pu sauver sa peau. Juan, de Cuba, « blue in the moonlight ». »Alors, tu t’appelles Blue ? » « Non » et il sourit.
Ca nous reste en tête.
La lune bleue clignotante a ouvert l’épisode « Chiron ».
Little devient Chiron, dont le calvaire à l’adolescence empire encore, encerclé qu’il est par cette meute de « camarades » violents et homophobes dont Tarell, effrayant. Tarell, même prénom que le co-scénariste, dont l’histoire personnelle est proche de celle-ci.
Ce Tarell là aurait pu devenir ce Tarell ci. Et inversement.
Un cercle rouge, clignotant, ouvre l’épisode « Black ».
Dans le jardin du centre carcéral de désintox, Paula, sa mère, gémit sa peine d’avoir tout raté. Bien sûr, elle l’aimait, son baby comme elle l’appelle, ultime tentative de tout effacer, de tout recommencer, mais son amour était enfoui dans le gouffre abyssal de son addiction au crack. Paula, clean, semble consciente du désastre produit et pourtant lui reproche ses activités de dealer !
« Ne pars pas », implore-a-t-elle. « Je n’ai que toi, tu n’as que moi »
Il la prend dans ses bras, forcé.
La souffrance est vive et la plaie, béante. Pour tous les deux.
On revoit une scène « rembobinée » et sonorisée, vingt ans plus tard : Paula ressort de la chambre à reculons et on entend maintenant les mots hurlés à Little : « NE ME REGARDE PAS ! »
On comprend que, de ce moment là, il baisse la tête et les yeux, toujours. Sa détresse est immense à tous les âges de la vie.
Dans une des dernières scènes, au restaurant, en face de Kevin, il a encore les yeux baissés et on attend, on guette le moment où il va relever la tête et ouvrir les yeux. Alors, à ce moment là, exactement, on est en face du petit garçon qu’il est resté, dans l’innocence intacte de ses yeux.
Quel soulagement de voir Black redevenu Little et s’autorisant à être Chiron, fragile et tendre, la tête posée sur l’épaule de Kevin.
La scène suivante sera torride et on s’en réjouit.
Les acteurs sont magnifiques, mention spéciale à Trevante Rhodes,
et aussi à Mahershala Ali, Naomie Harris, Axel R.Hibbert, Ashton Sanders, Janelle Monae, Andre Holland …
Très beau film sur le chemin tracé à la naissance, comment on devient ce qu’on n’est pas, ou comment on réussit à devenir, malgré tout, ce qu’on est.
On regrette que Barry Jenkins, avec Tarell Alvin McCraney et toute l’équipe aient été privés du bonheur de monter sur scène, applaudis comme il se doit, pour recevoir l’Oscar du Meilleur film 2017.
Laurence nous a lu hier soir le discours préparé par Barry Jenkins et qu’il n’a pas pu prononcer.
On voudrait bien le lire dans ce blog, Laurence, si tu veux bien. Merci
Marie-Noel
Je souscris à ton texte, avec un bémol dû à l’articulation entre les différents plans de narration de ce film.
D’une part on a l’histoire d’un enfant qui de Little à Black devient homme et en toutes circonstances Chiron, un homme qui se vit comme différent.
D’autre part, les différentes relations et évènements de vie : la mère toxicomane, la faiblesse constitutionnelle de l’enfant et de l’ado, le harcèlement scolaire dont il est l’objet, Juan et Teresa « parents » de substitution. Autant de stigmates sociaux difficiles à porter.
Puis, le premier amour de Chiron avec un jeune garçon de son âge, comme un coup de foudre dans un ciel passablement chargé.
Ensuite, la prison d’où ressort un homme costaud et dealer de premier plan, à l’image de Juan tout cela est bien et ton article le décrit bien.
Ceci dit, revenons à ce bémol soit l’articulation entre le Chiron et la trame de fond. Cette dernière se décline en ségrégation, deal, toxicomanie, tout cela est décrit d’une manière très soft, mineure. On voit dans le quartier de gentils dealers avec de gentils clients qui discutaillent parfois, et Juan débonnaire, supervise) Il est aussi le gentil chef d’équipe qui vend du crack à la mère de Chiron.
(Et toujours à propos de chef d’équipe, Black deviendra aussi bon manager que Juan).
Le scénario accentue Chiron (Black) en homme doux, sobre, ne buvant que de l’eau, chaste et pur, et toujours aussi faible au fond. Il n’a aimé qu’une fois, c’était un ado de son âge et depuis rien.
Ce qui est minimisé, trop minimisé, ce sont les conséquences psychologiques, comportementales, d’être un chef vendeur de crack, abandonnique, qui sort de prison, dans un monde de toxicomanes, de psycho ou sociopathes, et dans une communauté ségréguée.
Qu’on puisse dans ce monde là, avec ce qu’on y fait, conserver tant de vertus ! J’ai tendance à estimer que bien des vertus appartiennent prioritairement à ceux qui peuvent choisir leur mode d’insertion sociale et qui ont les moyens de se les « payer ».
Cette remarque n’atténue pas l’estime que je porte à ce film, souvent touchant et toujours beau. Il s’agit, juste comme je l’annonçais d’un bémol.
Je partais avec un a priori, m’étant laissée dire que c’était « un film de noirs fait pour les bobos blancs ».
Pas d’accord.
Montrer la violence dans son horreur, ce n’est pas le propos de Barry Jenkins. D’autres l’ont fait très bien et on connaît les images, de documentaire ou de fiction.
Ici, on entrevoit et on intègre la violence : quand Little est coincé dans cet endroit où il s’enferme, entouré de cette meute capable de tout, quand on comprend que Juan est mort et que c’est normal dans cette banlieue de Miami, quand Black accuse son sbire de le voler. Barry Jenkins choisit de zapper la violence et de nous montrer la face B : les sentiments, les regards, les angoisses, les couleurs du quartier, la peur, le(s) manque(s), de drogue, de tendresse, d’amour, l’homosexualite honteuse, l’homophobie ordinaire, l’isolement, la solitude …
La présentation de Laurence m’a beaucoup intéressée et m’a confortée dans ma vision des personnages que Barry Jenkins nous montre comme il les connaît. Ils existent. Abîmés, gâtés, armés, potentiellement violents et beaux.