Les premiers, les derniers, décors et paysages.
Dès les premières images, on est saisi par ce paysage de rase campagne, de « morne plaine » qui semble imaginaire. Pourtant, nous sommes bien dans le Loiret près d’Orléans. On aperçoit ce paysage de la départementale 2020, vers Saran et Artenay puis au delà de l’A19. On voit d’abord des rails en béton sur pilotis de l’aérotrain qui parcourt insolite sur plus de 20 km, plaines et bois. « C’est l’invention de l’ingénieur Jean Bertin Polytechnicien qui, de 1963 à 1974, qui s’est consacré à la conception et aux essais de l’Aérotrain projet d’abord soutenu par les pouvoirs publics mais qui est finalement abandonné par l’État le 17 juillet 1974, il aurait dû relier Paris à Orléans en moins de vingt minutes, contre une heure aujourd’hui encore ».
C’est la Beauce pouilleuse que parcourt cette voie de béton, elle est ainsi nommée parce qu’elle est calcaire et sèche. Voici un florilège des termes des critiques pour exprimer le paysage de ce film : « Ruralité froide, un territoire monotone, la Beauce plate et gelée, une étendue vaste et glacée, un grand ciel où se déploie un horizon sans fin, des plans vides à perte de vue, infinis, Un monde à l’agonie, balayé de vents glaciaux…et à la verticale, des entrepôts et pavillons usés, silos à grain et gares céréalières, abandonnés ».
Ajoutons, que paradoxalement, lorsqu’on a vu chemin faisant, l’urbanisation des bords de la départementale 2020 entre Saran et Artenay, on éprouve un réel réconfort en apercevant ce décor de fin du monde !
C’est d’une manière fortuite que Bouli Lanners a découvert le lieu du tournage. Il nous dit qu’à l’occasion d’un voyage à Toulouse, par peur phobique de monter en avion, il a pris le train et aperçu ce rail. Après repérage, c’est décidé, il y fera son film et le paysage va dicter le scénario. Il sera vite écrit. Mais pourquoi ce paysage plutôt qu’un autre ?
Bouli Lanners est belge et il aime la Belgique, celle Jacques Brel. Mais cette Belgique de Brel, du plat pays, n’existe plus. « Plus de plaines sans ronds-points. Partout…des ronds points. » nous dit-il.
Or, Bouli Lanners est peintre de formation, ses préférences vont à la peinture flamande, pas difficile d’imaginer que Bosch et Bruegel doivent compter pour lui. Tous deux témoignent de l’attente apocalyptique. Hieronymus Bosch avec Le jugement dernier ou de Pieter Bruegel avec Le triomphe de la mort. Tout autant, il aime Constable le peintre Anglais, pour ses paysages, ses horizons. Donc il compose les paysages qu’il filme comme on peindrait des tableaux, avec des lignes d’horizon basses, (encore que pour ce que j’ai observé, la ligne d’horizon est souvent à 50% de l’image), et il parle des couleurs comme un peintre de sa palette : bleu, brun, terre de sienne, et du bleu outre-mer… … et pour la verticalité il utilise des silos, gares, et hangars désaffectés. La désolation des lieux donne une idée de fin du monde.
Bouli Lanners aime aussi les Westerns, avant de tourner Les premiers, les derniers, il a revu une centaine de westerns, son gout remonte à l’enfance, il est sans exclusive, il en connaît les genres, les codes, les décors. C’est la forme de cinéma qui a nourri son enfance, il prétend connaître le Montana sans y être jamais allé. On a tendance à le croire. Comme réalisateur, il a plaisir à filmer des plans extérieurs infinis et des intérieurs de western, bistrot aménagé comme un saloon, maison de Clara ressemblant à un Ranch.
Sa préférence pour les grandes largeurs façonne sa technique. Son format c’est le scope dont il loue la beauté, il n’aime pas les images carrées. Il aime l’alternance des plans larges et serrés. Durant le tournage il recherche toujours la liberté de mouvement des caméras. Dans ce décor, ses caméras peuvent tourner à 360°, sans contrainte.
Au point où nous en sommes, on en sait déjà beaucoup, il est Belge, peintre, il a un gout prononcé pour les westerns, il recherche la liberté de mouvement pour ses personnages. Son choix esthétique tout comme celui du scenario nous dit quelque chose de ses gouts, de ce qui l’a nourrit, mais aussi de l’état du monde, de l’humanité et de l’existence ; la sienne, la notre.
On a souvent dit de ce film qu’il est aussi un road-movie, mais dans ce cas, si les personnages se déplacent d’un point à un autre, ils ne savent pas toujours exactement où ils vont, ni ce qu’ils cherchent. Esther et Willie vont voir la fille d’Esther sans trop savoir où elle est, ni son âge. Gilou et Cochise cherchent un téléphone un peu comme des chasseurs un gibier au gré des signes. Quant à Jésus, il sait où il va ! Normal, il doit être providentiel, mais tout de même ses déplacements sont inattendus, faits de retour en arrière et de chemins latéraux (les voies du seigneur !) Comme dans tous les films de Bouli Lanners, c’est davantage l’errance qui caractérise les personnages. Leur chemin se fait en marchant. Errer n’est pas se tromper nous dit-on…errer est une démarche réfléchie et spirituelle, une quête.
Le paysage, avec son esthétique de la fin du monde annoncée, lieu d’errance aux formes inquiétantes, aux teintes sombres, fait écho au questionnement existentiel angoissé des personnages, et plus loin de Bouli Lanners lui même, encore plus loin, du « reste du monde ».
En ce qui concerne le reste du monde, Bouli Lanners aime passer des heures dans les bistrots à écouter parler les gens, il rapporte que les sujets sur la fin des temps sont courants. Avec les guerres à forme religieuse, la cop 21, « nous sommes loin de l’optimisme d’il y a 50 ans » nous dit-il. Sans doute, la peinture flamande qu’il a tant étudiée l’aide à percevoir dans la population ce surgissement de l’apocalypse.
Il n’est pas rare de voir un décor nous parler comme un personnage et parfois mieux que les personnages eux mêmes. Quand tout va mieux, les cieux s’éclaircissent, les arbres prennent des feuilles, etc. Ici encore, lieu et situation se répondent et se justifient mutuellement, ils forment un parfait agencement. Agencement qui fourmille de craintes obscures, de tensions et de désirs…mais ce n’est pas la fin du monde, nous sommes dans le « comme si », il ne faut pas s’y méprendre, « le téléphone fonctionne, et ça prouve que la société fonctionne » nous fait remarquer Bouli Lanners.
En voyant Les premiers, les derniers, on comprend pourquoi à l’occasion d’une interview Bouli Lanners s’est déclaré chrétien et… animiste. Par ce dernier terme, il reconnaît sa dette au paysage, source d’inspiration poètique pour le scénario et l’image , et dans le film, il montre que le paysage n’est pas seulement autour des personnages, il les contient, il est en eux, il les façonne , il porte une part de leur devenir.
Georges
Merci Georges pour ta belle présentation et ton article qui donne de la visibilité et de la compréhension à ce film en dehors du champ cinématographique habituel.
Bouli Lanners est un artiste assez déroutant, à la fois poète et peintre, cinéaste, comédien et bien d’autres qualités. C’est un oeil ( celui du peintre et de la caméra ) mais c’est surtout quelqu’un qui filme à hauteur d’hommes, des paumés, des rebelles, des hors-normes, des ados.
C’est quelqu’un qui ne cherche pas à plaire et qui suit son chemin de petit artisan du 7 ème Art.
Et c’est bien.