45 ans

                     45 ANS
Ours d’Argent du Meilleur acteur pour Tom Courtenay et de la Meilleure actrice pour Charlotte Rampling
 

Article de Claude- 27.03.2016

« 45 ans » d’Andrew Haich est une belle histoire d’amour, de jalousie rétrospective, de fantasme aussi de séparation ou d’échec par quoi parfois l’on doute sans raison véritable, l’on ajoute de la souffrance inutile aux simples intermittences du cœur, au calme étale d’une vie de couple, où l’on croit voir à tort le signe d’un malaise, l’amorce d’un désamour. Et de la suspicion à la conviction, il n’y a qu’un pas, qu’une femme aimante, exclusive, Kate, finit par franchir, se persuadant comme d’un poison subtil que sa vie ne serait que faux-semblant, illusion, voire mensonge – comme si Geoff n’avait pas le droit d’avoir aimé une autre femme avant elle, que la succession de deux relations n’eût été que substitution, imprégnation zolienne, et non expérience pleinement nouvelle et authentique…
Et comme la souffrance se nourrit d’elle-même, sirène insidieuse, serpent de mer, « héautontimorouménos » baudelairien ou « bourreau de soi-même », que l’imagination se nourrit par définition d’images si possibles concrètes, avant d’être fantasmées, Kate monte au grenier : ce réservoir des souvenirs, ce jardin secret de l’enfance, ce témoin familier et poussiéreux du passé se transforme alors en jardin des supplices et en théâtre d’ombres maléfiques. En un beau plan – une belle idée de mise en scène – la caméra unit le visage ravagé de Kate tourné vers l’écran et le défilement d’images floues, pour nous inversées, pour elle incertaines, de Katia, bel amour de jeunesse perdu dans une avalanche, et dont le cadavre surgit sans prévenir tant d’années après ! Katia, double tant aimé, trop aimé, seul aimé ? dont le nom même semble ironiquement mimer, absorber celui de l’épouse de 45 ans, mais en plus sonore, en plus charnel, en plus vrai…
Pourtant, tout reste pudique, secret, comme feutré – avec cette politesse toute british du désespoir ou du désarroi, qui n’est pas ici humour mais implique de la part du spectateur un regard souriant, indulgent devant une telle quête d’amour absolu et la conscience amère et lucide de la relativité des choses, de la tendresse quotidienne, d’une vérité à construire modestement et progressivement. Non, l’autre ne nous appartient pas : oui, on peut chaque jour apprendre à l’aimer et le fruit de ce long travail, au fil des sourires, des chansons qui nous accompagnent, des rapports physiques parfois malaisés, n’est rien moins qu’illusion ou mensonge…

Il y a dans ce film une mélancolie souveraine, souvent bouleversante, liée au jeu subtil de Charlotte Rampling, tout de mystère et d’évidence, à la vulnérabilité aussi de Tom Courtenay. On pense au superbe film de James Ivory, à l’ambiance comparable, feutrée et suraiguë, de « Remains of the day » (« Vestiges du jour »), où la force de l’amour secret s’alliait à une terrible incommunicabilité pour Anthony Hopkins.
On pourrait s’interroger sans fin sur le dernier geste de Kate – la main de Geoff lâchée lors du discours – et le regard à la fois intense et perdu (dans ses pensées ou un profond désarroi ?) de cette femme : a-t-elle relativisé et pardonné au poids de son entêtante devancière ? ou quelque chose, si ténu soit-il, est-il désormais invinciblement brisé ?
Plus fort à mon sens est le discours du mari qui, après les douloureuses explications dans la voiture ou au restaurant, dans les huis-clos tragiques de ce drame intime à peine apaisé par la beauté de la campagne ou d’un manoir anglais, rend, bouleversé et en pleurs, un vibrant hommage public à son épouse : ce moment d’émotion intense est-il le summum de l’artifice, une rhétorique de banquet, où, le vin et l’émotivité aidant, le personnage surjoue ses sentiments ou la pointe sublime de l’amour vrai, sous le regard des amis et le surgissement des souvenirs ?
Comme si la sincérité était aussi aussi bien jouée que réelle, l’intimité paradoxalement affaire de médiation, de regard d’autrui – comme si l’amour n’existait vraiment, pleinement, uniment que dans la fulgurance d’un aveu, la brûlure d’une parole…

Claude

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