Le Journal de Dominique Prades 2022

Vendredi 15 juillet 2022

           Hommage est rendu, pour leur fidélité, aux Cramés de la bobine par le président (?) des Ciné-Rencontres en cette soirée d’ouverture, en présence de Jean-Pierre Dardenne (né en 1951) dont L’Enfant (2005, réalisé avec son frère Luc, de trois ans son cadet) est projeté ce soir.

            L’idée du film est venue aux frères pendant le tournage de Le Fils : une jeune femme venait souvent sur les lieux, poussant un landau qu’elle maniait avec une telle violence qu’ils ont pensé qu’il était vide. Comme elle était toujours seule, ils ont imaginé qu’elle cherchait le père de l’enfant → c’est quoi devenir père ?

L’Enfant : avec Olivier Gourmet et Jérémie Renier, qu’on retrouve régulièrement… (Vous faites souvent appel aux mêmes comédiens,  jamais aux comédiennes, leur a fait

 remarquer Emilie Dequenne. Ils n’ont pu qu’en convenir) 

            … dans les films des frères.

            Après des démêlés avec le gouvernement français en 1968, Armand Gatti enseigne à  Bruxelles. Jean-Pierre étudie avec lui l’art dramatique (Luc : philosophie et sociologie). Gatti demande aux Dardenne de réaliser des documentaires sur les résistants de la Seconde guerre mondiale et sur les ouvriers. Suivent deux longs métrages de fiction jamais sortis en France…

            (Falsch, avec Bruno Crémer en 1987 et Je pense à vous avec Robin Renucci et Fabienne Babe en 1992)

… = des échecs retentissants… 

(Ne maitrisent pas les techniciens, en particulier sur le second film où le chef opérateur n’en fait qu’à sa tête, disant qu’il s’y connaît mieux qu’eux. Les frères : syndrome de l’autodidacte) 

… → ils fondent leur propre maison de production → leur troisième long, La Promesse (1996), est fait contre le précédent. C’est le premier dont ils ont la maîtrise…

(Belle séquence, que j’avais oubliée, de poursuite entre un scooter et une voiture : ne me souvenais que de la vente de l’enfant -et de sa récupération-) 

… et le film fondateur de leur cinéma.

Samedi 16 juillet

            Débat avec Jean-Pierre Dardenne après la projection de La Promesse

            A l’époque, les immigrés qui arrivent en Belgique bénéficient d’une assistance publique s’ils ont une adresse où habiter → des gens comme Roger les attendent à la gare pour leur louer un logement contre du travail au noir. Le bas de Seraing (banlieue de Liège d’où les Dardenne sont originaires) devient un ghetto pour immigrés (ayant vu les frères faire des repérages pour un autre film, un homme leur propose des logements).

            Olivier Gourmet. Immense acteur de théâtre. Il joue dans quatre pièces par an mais les Dardenne ne l’ont jamais vu. Ils le rencontrent dans un jury qui se réunit tous les trois mois. Alors qu’ils le filment, Luc remarque, Tu n’as pas les yeux bien ajustés. Olivier n’en convient pas, mais pour les frères, c’est formidable. Ce qui leur plaît en lui : il n’a pas l’air d’un acteur (= mon propre ressenti). Sans lunettes, il est perdu et c’est bien, parce que cet accessoire est très important dans le film. Les lunettes choisies sont celles payées par la Sécu. Elles sont moches.

            Jérémie Rénier. Trouvé par casting.

            Avant le tournage, Olivier et Jérémie passent du temps ensemble tout seuls. Les frères leur demandent de s’entraîner à changer de place en voiture pour se passer le volant : afin de ne pas perdre de temps au tournage, il faut qu’ils le fassent naturellement sans effort. 

            Répétition des scènes de bagarre pour les chorégraphier.

            Tout le monde doit être dans la même optique → les frères prennent le moins de collaborateurs possible entre eux et les comédiens.

            Jérémie Renier/Igor n’est pas conscient de ce qu’il fait. Ce sont les gestes qui l’amènent à changer.

            Tournage chronologique. Ça coûte un peu plus cher mais quand on revient sur les lieux on bénéficie du chemin fait entre temps et on peut améliorer au besoin ce qu’on a déjà tourné.

            Plans séquences et ellipses où la musique n’a pas sa place : les Dardenne travaillent à partir de leurs manques. Leur musique: le vent, le silence. « Mais on épargne du pognon, ça coûte cher un musicien ».

            La Promesse : présenté à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs. Un seul journaliste dans la salle : un film avec Lolo Ferrari est programmé à la même heure et tous les autres ont choisi… 

(Et ça me rappelle qu’en 1985 Lucile et moi avions boudé Emir Kusturica -qui c’est celui-là ?- et son Papa est en voyage d’affaires, qui devait remporter la Palme d’or, pour L’Hôtel du libre échange de Marc Allégret, je n’en suis pas encre remise) 

… de voir les seins de Lolo. Le lendemain, le film fait la une de Libération et les journalistes marris recopient l’article, à grands renforts de « sic ».

Jean-Pierre et Luc Dardenne

  

Pour leur film suivant, les Dardenne suivent un personnage féminin qui se bat pour trouver sa place dans la société.

Sur 1000 postulantes (seul critère inscrit dans le scénario, l’âge : 16-17 ans) les Dardenne en retiennent deux et choisissent finalement Emilie Dequenne, plus terrienne. 

Scène dans laquelle Rosetta doit s’accrocher à un sac de farine. Répétition avec une chaise tenue par Luc : Emilie s’y agrippe avec rage. Idem avec la paire de bottes que Rosetta porte dans le film : Emilie, qui suit des cours d’art dramatique et est plutôt sophistiquée, les enfile tout naturellement.

Le but des Dardenne : sans que ce soit cérébral, faire perdre à quelqu’un qui n’a jamais joué la personne qu’il ou elle est dans la vie. Pour les pros, leur faire oublier leur technique, leurs tics.

Rosetta : un film de guerre. La caméra la suit, toujours derrière. Rosetta est amoureuse du travail comme Emma Bovary l’est de l’amour. Son obsession : trouver un boulot. Pour elle, la solidarité n’existe pas. Les autres sont des ennemis. C’est chacun pour soi. Libéralisme. Jusqu’au moment où elle est bouleversée par Fabrizio Rongione.

Film mal reçu en Belgique. Perçu comme une insulte à la Wallonie mais à la suite un plan est mis en place en faveur des jeunes.

Le Fils. La caméra est sur la nuque d’Olivier Gourmet → ça lui donne une grande fragilité…

(Et je pense à ce tableau de Bonnard, L’Enfant au pâté de sable -musée d’Orsay-, qui représente un petit garçon accroupi dans le sable, absorbé par son occupation il tourne le dos au spectateur, tendre nuque offerte entre sa blouse à carreaux et son béret noir, et je suis toujours épouvantée à l’idée qu’une grosse main la saisisse et la brise)

… → on a envie de voir son visage, ce qu’il pense, va-t-il se venger de celui qui a tué son fils → énorme tension.

Olivier avait interdit au jeune jouant l’assassin de l’approcher hors tournage à moins de trois mètres. C’était un jeu, dit Jean-Pierre Dardenne, ce que confirme l’acteur dans le documentaire de Luc Jabon et Alain Marcoen, L’âge de raison, le cinéma des frères Dardenne (2014, Belgique) que nous verrons mercredi matin. Un jeu sans doute. Ou présenté comme tel ? 

En Belgique existe le Tax shelter…

 (« Produit financier, mis en place en 2004 par le Gouvernement fédéral, destiné à encourager les entreprises à investir dans la production audiovisuelle en Belgique, moyennant un avantage fiscal intéressant[1] ». Un crédit d’impôt en quelque sorte) 

… qui permet à la société de production des Dardenne, Les Films du Fleuve, de produire des films de Cristian Mungiu ou de Ken Loach.

Le Gamin au vélo. Lors d’un déjeuner avec les frères et le gamin, Cécile de France, qui vient de tourner avec Clint Eastwood, explique que ce dernier ne fait qu’une seule prise (les Dardenne en font beaucoup : au bout de nombreuses prises, le travail disparaît). Aussi, quand à la fin d’une journée de tournage les frères ne sont pas contents du travail acompli, le gamin croit que c’est de sa faute quand ce sont les réalisateurs qui n’ont pas su placer leur caméra. Alors, pour lui faire plaisir, ils lui feront tourner une scène difficile en une seule prise, « à la Clint Eastwood ».

Le Silence de Lorna. Film -que nous (re)voyons à 14h- sur la mafia albanaise qui sévi(ssai)t à Seraing. Les Dardenne demandent à Jérémie Rénier une prouesse physique en lui faisant perdre 15 kilos (sous contrôle médical) pour son rôle de camé. 

Le film contient la plus belle ellipse…

(Qui ne peut être que celle-ci : Jérémie Rénier/Claudy a repris du poil de la bête, il part à vélo en se donnant un but. Au plan suivant, Lorna trie ses vêtements : il est mort)

…du cinéma des frères, dit Louis Héliot, responsable cinéma au Centre Wallonie-Bruxelles/Paris.

Dimanche 17 juillet

            Nous voilà dans un’ bell’ panade

Le soleil cogn’ comme un malade

Il doit bien fair’ trent’ six degrés, six degrés, six degrés, six degrés

Et ça doit encor’ monter.

Il fait un temps abominable

            Ah quelle chaleur c’est intenable 

Heureusement que le ciné, le ciné, le ciné, le ciné

L’ciné est climatisé.

Mais aujourd’hui, en l’absence de Jean-Pierre Dardenne… 

(Déjà reparti, un petit tour et puis s’en va -nous sommes déçus- et ceux qui comme nous ont choisi de ne pas revoir hier Le Gamin au vélo n’ont pas bénéficié de ses dernières confidences) 

… et ayant vu relativement récemment les films programmés en début de journée…

(Deux jours une nuit et La Fille inconnue. Quant à Rosetta, projeté à 21 heures, je ne prendrai pas le risque de vomir en pleine séance -caméra tourbillonnante- comme ce fut le cas en 1999, c’est encore ancré dans ma chair. 

N’irons pas non plus demain -re-voir Le Jeune Ahmed, vu en 2019 aux Cramés, son souvenir : encore vif. Ni Le Fils-pas vomi en 2002 mais atteinte tout du long de nausées, et la magnétique présence d’Olivier Gourmet ne me fera pas revenir aujourd’hui sur ma décision, je ne suis pas maso-)

… nous restons tranquillement chez nous, tous volets fermés, dans la brise du ventilateur.


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