Ciné rencontres de Prades 2023

Encore un très bon cru… Celui d’un cinéma naguère convalescent et qui montre toute sa vigueur retrouvée. Déjà l’an dernier nous étions sous le charme de Mia Hansen Love et de Jean-Pierre Dardenne. Cette année deux autres figures du cinéma français, celle de Michel Leclerc un réalisateur de comédies, pas que… Ce qui manque aux Cramés de la Bobine!

L’homme est sympathique, sa voix est chaleureuse, il s’exprime le plus souvent avec humour (Il cite Chris Marker, « l’humour est l’élégance du désespoir »). Il est de ces personnes qui donnent à chacun l’impression d’être un familier. Il est interviewé par Yann Tobin de la revue Positif. Y.Tobin, c’est un savant du cinéma, analyste rigoureux et qui jamais n’utilise l’autre pour se faire valoir. Bref, avec lui, on est assez loin du « Masque et la Plume » dans sa forme actuelle. On les écoute discuter et on se prend à apprécier un cinéma qu’on croyait connaître un peu mais qu’en réalité on connaissait assez mal.

Ça commence par « Le poteau rose » un court-métrage autobiographique, un film tendre ou l’autodérision et le doute de soi se conjuguent à l’émerveillement et l’amour. Mais c’est aussi l’histoire d’une rupture, d’une fin, et donc d’une perte… Mais de cette perte, il en fait une œuvre. L’art de Michel Leclerc c’est une alchimie qui transforme un malheur personnel en bonheur pour tous et c’est la clé de tous ses films.

Dans « J’invente rien » (Kad Merad et Elsa Zylberstein) où l’histoire d’un inventeur qui en voulant trouver une idée simple mais géniale, réinvente le droit à la paresse.« La vie très privée de Monsieur Sim » (Jean Pierre Bacri) nous montre encore un looser paresseux : le voyage d’un vendeur de brosses à dents un peu dépressif, qui finit par découvrir quelle personne il est. Ensuite, nous allons chez les rares et véritables grands de ce monde : « Pingouin et Goéland et leurs cinq cents petits » nous avions projeté ce film aux cramés de la Bobine. Suivent « La Lutte des Classes » où tout de même Leila Bekti et Edouard Baer nous tendent en miroir leurs contradictions. « Le nom des gens » qu’on revoit avec tant de plaisir, Sara Forestier quelle artiste ! Pour finir « télé gaucho » une incursion dans le monde fou des radios pirates (avec Sara Forestier, Felix Moati, et une fabuleuse équipe).

Et …changement de réalisateur et de style : Alice Winocour– Elle aime le style gothique vestimentaire, musical etc… Elle a un visage qu’on n’oublie pas. C’est une cinéaste importante du cinéma français, mais elle semble l’ignorer, elle est simple, sans se forcer. Aux cramés de la Bobine, nous la connaissons bien avec « Revoir Paris », et certains d’entre nous se souviennent de « Proxima ». À Prades nous revoyons une large partie de son œuvre dont trois courts-métrages. Nous ne connaissions pas « Augustine », un modèle hystérique de Charcot à la Salepetrière, enfermée jusqu’à ce qu’elle guérisse, mais cette jeune femme un jour a réussi à s’échapper, habillée en homme. Alice Winocour s’est emparée du sujet qui laissait le champ libre à la fiction. Le dernier film, c’est « Maryland », Vincent soldat de retour de mission est victime d’angoisses post-traumatiques. Pour attendre sa réintégration, il accepte un travail de garde du corps, quoi de plus banal ? Mais rien ne se passe comme prévu, nous voici embarqués dans un thriller palpitant. Il est souvent question dans ses films des traces laissés par un événement traumatique… et c’est vrai pour trois d’entre eux. Elle en connaît les variantes, elle en fait un art.

Entre différents films musicaux, Chantons sous la Pluie, LalaLand, Chercheuses d’Or, Cabaret, et des séquences de courts-métrages arrivent les films nouveaux en lice pour le prix Solveig Anspach. Nous serons attentifs à leur sortie en salle, certainement que vous serez ravi d’en voir aux séances des Cramés de la Bobine.

Tigru d’Andrei Tanase, film roumain, Véra vétérinaire a perdu son nouveau-né, et veut qu’il soit enterré selon les rituels orthodoxes, or il n’a pas reçu le baptême, au même moment, dans un zoo, un tigre s’échappe. On peut se passer de le voir.

Lullaby Alauda de Ruiz de Azua, film espagnol. Amaïa vient de mettre au monde son enfant, son mari, intermittent, accepte une mission qui l’éloigne d’elle. Le film décrit les affres d’une femme qui va de baby blues en difficultés à élever seule sa progéniture et se réfugie chez ses parents. On peut se passer de le voir.

Les damnés ne pleurent pas de Fysal Boulifa réalisateur anglais d’origine marocaine, réalisateur, scénariste. La vie d’une mère et son fils de 17 ans, né de père inconnu, au Maroc, près de Tanger. Voici une pépite qui à partir de deux personnages donne l’état d’une société. À voir absolument

Somewhere Over the Chemtrails d’Adam Koloman Rybansky film tchèque. Le film expose le cheminement du racisme et des théories de conspiration au sein d’un petit village de la République Tchèque. Un très beau sujet, inquiétant car la Tchèquie est partout. À voir absolument.

Six Weeks de Noémie Veronoka Szakonyi, réalisatrice et scénariste, film hongrois encore un premier film talentueux, une jeune sportive de haut niveau s’aperçoit très tardivement qu’elle est enceinte, elle va mettre au monde un enfant, elle songe à l’abandonner, la procédure d’abandon hongroise donne à la mère six semaines après l’abandon pour y renoncer. La jeune actrice (Katalyn Roman) dont c’est le premier film est remarquable. À voir.

Katalyn Roman

Foudre- de Carmen Jaquier- Suisse, une jeune fille s’apprête à faire ses vœux, mais le décès de sa sœur aînée l’oblige à retrouver sa famille qu’elle avait quitté cinq ans plus tôt. Ce genre de sujet a le don de m’ennuyer ferme, raison pour laquelle je vous invite à en lire les critiques.

Lost Country de Vladimir Periscic Serbie, en 1996 on apprend que les résultats électoraux de l’opposition sont invalidés, nous sommes sous le régime de Milosevic. Stefan 15 ans, comme tous les élèves, souhaite participer à la protestation, mais voilà, sa mère est porte-parole du régime. C’est une mère aimante et une femme de décision. Remarquable. À voir.

Le Ravissement est le film Français de la série, un mélo comme on les aime, Lydia sage-femme accouche sa meilleure amie et se substitue à elle car elle est débordée et dépressive. La vie de Lydia hors son travail est un peu vide à l’exception d’une rencontre, un jour. Lydia c’est Hafsia Herzi, le rôle masculin c’est Alexis Manenti . À voir,  c’est très bien.

Suivent deux avant premières Françaises, Le temps d’aimer de Katell Quillévéré, tout le monde a vu ces images de femmes outragées, tondues parce qu’elles avaient des relations avec les soldats allemands en 39-45, la vie de l’une de ces femmes est le sujet de ce film. Nul doute qu’il aura une belle diffusion.

Rosalie de Stéfanie Di Giusto, l’histoire de la femme à barbe avec deux acteurs en vue, Nadia Tereszkiewicz et Benoit Magimel. Quelle femme ! Ce film lui aussi aura une belle diffusion.

Nous terminons ce compte rendu en soulignant que Valery Leroy réalisatrice de courts-métrages qui a déjà une œuvre originale et drôle réalise son premier long-métrage. À suivre absolument.
Bonnes Vacances
Georges

Valerie Leroy

Jeanne Dielman de Chantal Akerman (2)

À l’Alticiné, nous étions une douzaine pour voir Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles- de Chantal Akerman un film qui tout de même en 2022, a été élu meilleur film de tous les temps dans le classement décennal de Sight and Sound, établi par la revue du British Film Institute. Excusez du peu. Le film dure 3h21, la présentation et le débat un peu moins… mais quand même ! C’est l’occasion de dire à Françoise un grand bravo pour sa prestation épatante.

Pendant le film, j’ai regardé ma montre en me disant encore 40 minutes ! Je n’ai pas pu y résister. Tout de même, je suis heureux de l’avoir vu, un peu comme quelqu’un qui a franchi la ligne d’arrivée d’un marathon.

Et puis là, je vois les notes de Françoise sur la genèse du film selon Chantal Akerman:

« Une nuit j’étais dans mon lit en train de somnoler et tout à coup, j’ai vu le film, Juste une serviette-éponge posée sur un lit, des billets déposés dans une soupière… Mais ça a suffi pour que le film m’apparaisse » 

Et en effet, je la revois aussi, blanche moelleuse, sur le mitan du couvre-lit, méticuleusement posée par Jeanne Dielman (Delphine Seyrig), cette incarnation, cette femme veuve,  venue s’interposer et prendre vie entre Chantal Akerman et son rêve. Et je revois aussi cette soupière, Jeanne a une manière élégante de mettre son argent au pot. D’ailleurs Jeanne est l’élégance incarnée. (Et… S.Freud nous l’a dit, il y a un rapport entre l’argent et le stade érotique anal, d’où le pot sans doute…).

Cette Jeanne aux gestes précis et vifs pour disposer sa serviette, nous la verrons durant tout le film accomplir ses tâches de femme au foyer, avec charme et précision, méticulosité et grâce, application toujours. Ce modèle féminin, on n’a pas de mal à soupçonner que c’est une image de sa propre mère. Il n’est que de lire les notes de Françoise, maman juive rescapée, Chantal Akerman, fille de rescapée. Elle a vite constaté que sa mère sans cesse en action reproduisait traumatiquement à l’infini l’expérience des camps de la mort, action ou… gaz -Un rituel morbide- Mais sa Jeanne tout aussi ritualisée, bien réglée, est plus universelle et on ne sait rien d’elle. Elle ressemble à certaines de nos mères, au moins autant que ressemble à certains d’entre nous, son benêt de fils. Il s’appelle Sylvain (un prénom comme une question)

Mais revenons à cette serviette qui est là, posée sur le lit, qui nous dit que Jeanne se prostitue discrètement, à domicile. Cette belle femme dégage une froideur glaciale, anérotique, on imagine comment ça se passe, la dame pose ses fesses sur la serviette qui protège le couvre-lit et dans la position du missionnaire, reçoit la saillie du client, qui à la fin, pourrait tâcher le couvre-lit s’il n’y avait pas la dite serviette. Je découvre que les prostituées, dans l’argot de cette époque, nommaient ainsi leurs clients : « T’as fait combien de serviettes aujourd’hui ? » (1)

Mais Jeanne est une occasionnelle, un client par jour, des gens propre sur eux, des habitués, qui règlent sans barguiner en fin de séance. Curieusement, sur la commode de la chambre de Jeanne, il y a sa photo de mariage : Lui porte un manteau, elle a un tailleur et dans les bras, un gros bouquet de fleurs. Durant ses rapports sexuels, elle peut l’apercevoir. Voilà qui rappelle « La recherche du temps perdu de M.Proust » où Andrée, fille de Monsieur de Vinteuil, se livre à des ébats saphiques devant la photo de son père ».

Et si les rapports du couple Dielman étaient placés sous le régime de la prostitution domestique ou du « service sexuel conjugal », cette forme de sexualité où l’épouse remercie sexuellement son conjoint de lui assurer le foyer ? Le film  suggère cette aliénation de plus, d’autant qu’elle laisse comprendre à demi mot à son fils, qu’elle n’était pas amoureuse de cet homme, pas trop beau et… ruiné au moment de leurs épousailles. Pour Jeanne, tellement absorbée par sa vie quotidienne, par ce que les économistes appellent « le travail invisible », la prostitution n’est pas un expédient, elle est la ressource qui lui permet de vivre, en autonomie, selon des règles de vie… celles qui la tiennent, celles d’une maitresse de maison. (cf cette comédie La bonne épouse de Martin Provost).

Au troisième client, nous sommes invités à entrer dans la chambre. Henri durant le débat, signale qu’avec  ce dernier client, la première fois, Jeanne a joui, c’est peut-être une révélation pour elle. En tous les cas, c’est une intrusion intolérable, assimilable à un viol pour cette femme qui isole, cloisonne tout… Elle tue cet homme avec une paire de ciseaux. Ces ciseaux qui avait été reposés machinalement sur la commode par Jeanne,  pourtant si peu oublieuse, tombent de nouveau dans  ses mains au plus fort d’une colère dissimulée et fugace, celle d’une femme qui se sent injuriée. (ciseaux ne sont pas par hasard dans la tête de Chantal Akerman, si l’on se souvient de la scène de Sylvain échange avec Jeanne sa mère sur la sexualité). 

Que restera-t-il de Jeanne cette pauvre Maîtresse de Maison…(accessoirement de passe), de cette soupière désormais asséchée. Que restera-t-il de cette vie fragile et aliénée, et on se dit que l’absurde appelle l’absurde.

…Ce film a quelque chose d’hypnotique, il faut que je le revois…

Georges

(1) Ce matin je feuillette Espèces d’espaces de Georges Perec, le quartier, l’appartement, la chambre, le lit… « la serviette »… Qu’aurait-il écrit sur ce film ?

Le Capitaine Volkonogov s’est échappé-Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov.

Le « Capitaine Volkonogov » film magistral, interprété par Yuriy Borisov comme toujours remarquable, prend pour trame l’Histoire Russe de 1938, (comme l’indique cet énorme Aérostat qu’on voit dans le film.)

Pour mémoire, nous sommes au comble de la terreur stalinienne, les goulags sont saturés, on enregistre pour cette période « 681 692 peines de mort » Staline à juste titre persuadé que la guerre contre les Allemands est inéluctable,  décide alors d’éliminer par anticipation les personnes qu’il juge non fiables, des tranches de population dont il suppose qu’elles se placeront du côté Allemand. De plus « Staline a accouché d’une théorie suivant laquelle on ne pouvait démasquer l’ennemi que par interrogatoire ». Alors commence une tuerie nationale qui joint l’arbitraire à l’absurde. (1*)

Au début du film, les bruits d’un ballon, puis l’image. D’insouciants et beaux sportifs, crânes rasés, vêtus de pantalons rouges jouent au volley dans leur QG qui semble être un palais, avec ses moulures et son superbe lustre… Ensuite, on les verra lutter en imitant un combat de chiens, pratiquer le cheval d’arçons… Bref, nous voyons une ambiance de franche camaraderie virile.

Ces personnages figurent le redoutable NKVD, mais pour le film, ils sont accoutrés d’uniformes rouges, une tenue aussi virile qu’ironique et grotesque. Elle rappelle celle des petits soldats d’opérette, mais pour la population elle est signe de pouvoir et de terreur.

Plan suivant, un commandant est assis derrière son bureau, on frappe violemment à sa porte, ouvrez commandant ! Le commandant se lève tranquille, se dirige vers la fenêtre, il l’ouvre posément puis… se jette dans le vide, s’écrase sur les marches majestueuses en bordure de rue. Le capitaine Volkonogov qui venait juste de sortir du QG se retourne au bruit de la chute, voit son commandant mort et le sang se répandre ; trois hommes de la fenêtre l’invitent au silence.

Le groupe de joyeux jeunes gens a maintenant rejoint son espace de travail, l’un d’entre eux dit, il y a un message du commandant : « il n’y aura pas de réunion aujourd’hui ». Mais déjà l’un d’eux est appelé pour une « réévaluation »… puis un autre. Jamais ils ne regagneront leur place.

Le Capitaine Volkonogov comprend confusément qu’il y a eu un ordre d’éliminer la section et donc lui-même, cela ne saurait tarder. Le travail de cette section consistait à arrêter, interroger et s’ils étaient récalcitrants, à torturer des personnes désignées, afin d’obtenir d’elles les aveux de crimes fantaisistes, (dans leur jargon, il s’agit d’appliquer une « méthode spécifique » (*2) car… « on n’élimine pas les gens sans cause dans un état de droit ». Les « coupables » sont ensuite dirigés vers une zone d’abattage rapide et méthodique.

Le capitaine réussit à sortir du QG et à filer secrètement chez Raia sa petite amie qui plutôt que de lui trouver un refuge le dénonce « afin que pense-t-elle naïvement, qu’après la prison, ils puissent tous deux vivre ensemble ». Alors commence « une fuite sans fin » « au cœur des ténèbres », dans une ville aux habitats pouilleux, sinistres, avec ses autobus charriant les habitants tristes et vides.

Pour des raisons qui sont le cœur du récit, le Capitaine est convaincu qu’il doit pour sauver son âme, pour éviter l’enfer éternel, obtenir le pardon d’un proche d’une de ses victimes. Et le film alors, sans cesse, entrelace deux fils de récit, celui palpitant d’une chasse à l’homme par la machine stalinienne et… puisqu’il n’est pas possible d’échapper à l’enfer sur terre, celui d’une fuite et d’une recherche un peu dérisoire et ironique de rédemption du Capitaine…

Et chaque rencontre avec les proches des victimes ouvre une fenêtre sur la vie sous Staline et sur les basses œuvres du Capitaine. Une fenêtre à barreaux pourrait-on dire, car ces proches sont en outre victimes d’une société apeurée qui les ostracise.

L’avant-dernière scène du film est superbe. Le Capitaine réussit à être mis en contact avec la mère d’une victime, rejetée de sa communauté, se laissant mourir de faim sur un grabat. La voyant ainsi, il la prend délicatement dans ses bras, (et c’est comme une Piéta inversée me dit Martine), et il la porte délicatement, (cette image rappelle Mère et Fils d’A.Sokourov (3). Puis, il la baigne et c’est comme un baptême du christianisme primitif, il la lave tendrement, attentivement et elle le bénit en posant sa pauvre main décharnée sur son crâne.

Arrive la dernière scène qui nous laisse un peu perplexe :  Poursuivi sur le toit où il s’est enfui, le Capitaine est blessé par balle, c’est la fin de sa cavale. A l’officier poursuivant qui l’ajuste il dit :

« – Tue-moi j’irai tout de suite au Paradis…

-Tu crois toujours au Paradis ?

– Croire ou pas, ce n’est pas la question, c’est comme si je n’avais pas le droit d’y aller. »

Peut-être qu’« aller au Paradis » qu’il existe ou non, dans ce monde totalitaire où chacun se doit d’être l’agent de la grande cause stalinienne ou disparaître, faire quelque chose de digne,  faire un geste d’humanité,  prendre cette ultime liberté, c’est un peu de paradis.

On imagine facilement que les dirigeants du pouvoir russe actuel qui entendent réécrire une histoire nationale toute neuve ne pouvaient pas tolérer ce film, d’ailleurs ils étaient tenus de ne pas le tolérer.

Et pour les spectateurs que nous sommes, ce film est une expérience prenante, on a l’impression de voir à la fois un authentique chef-d’œuvre et une abomination.

Georges

*1 Timothy Snyder : Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline Gallimard 2012

*2 Méthode spécifique est un terme qui rappelle « traitement spécial » des nazis.

*3 Alexandre Sokourov : Mère et Fils 1997

L’Etabli-Mathias Gokalp

« L’établi » c’est d’abord un livre de Robert Linhart paru aux Éditions de Minuit à la fin des années soixante-dix. Sans doute Robert Linhart, normalien, puis docteur en sociologie savait qu’il savait écrire mais il ne se doutait pas que son livre-témoignage paru quelque dix ans après aurait un tel succès et serait traduit en plusieurs langues. Serait joué au théâtre, deviendrait un film. L’Etabli nous montre une histoire singulière, celle de Robert, dans une histoire plus générale, celle du mouvement « d’établissement » des maoïstes, dans le cadre plus général encore de l’industrie fordiste des « trente glorieuses » et du « progrès pour tous ». Un grand livre.

C’était un pari d’oser faire de ce livre un film et c’est pourtant ce qu’a fait Mathias Gokalp. Il y a bien entre le film et le livre des différences qu’Henri nous a exposé mais l’impression générale est que sans atteindre la beauté du livre, le film en respecte l’esprit.

Choisir Swann Arlaud pour le rôle principal nous apparaît (a posteriori) comme l’évidence même. On n’arrive pas à imaginer qui d’autre. C’est un acteur qui ne fait aucune concession, n’accepte que les rôles qui lui parlent, qui parlent à sa conception du monde et de la société. Lui confier le rôle de Robert était parfait. Le casting général est d’ailleurs excellent, Olivier Gourmet en prêtre-ouvrier CGT, Denis Podalydes en Chef du Personnel (quel rôle !), Mélanie Thierry en Nicole l’épouse de Robert, elle-même militante.

Il y a des choses qu’il faut vivre et éprouver pour les comprendre disent tous les reporters et chercheurs qui travaillent en infiltrant des milieux, il faut être acteur pour être témoin. Mais pour les maos, il s’agissait de l’être doublement , être celui qui partage la peine et en même temps l’acteur d’une révolution en marche et ainsi selon le précepte de Mao Ze Dong, de servir les masses ouvrières et paysannes afin qu’elles s’émancipent

Nous sommes en 1967, Robert qu’une brillante carrière universitaire attend y renonce. Maoiste, il est convaincu d’une seule solution, la révolution ! Il décide de se faire embaucher chez Citroën, une entreprise où l’on travaille à la chaîne, (un fordisme mâtiné de bricolage) afin de contribuer avec d’autres en d’autres lieux, à réveiller les masses laborieuses aliénées par leur travail et injustement traitées, d’y provoquer une grève. Pour lui, choisir Citroën, avec la dureté de son mode de production à la chaîne, son racisme institutionnel, ses rapports d’autorité martiaux , avec aussi son cortège de brimades et petites vexations, elles aussi institutionnelles…c’était si l’on peut dire « du pain béni ».

Comment déclencher une grève ? Il suffit d’attendre. Sur ce fond de dureté du travail avec ses souffrances et frustrations, il suffit d’attendre la mesquinerie de plus et de saisir au vol les expressions de colère, de les fédérer et de leur donner un sens. Au fond, même si la cause est bonne, il y a quelque chose d’assez instrumental et manipulateur dans cette démarche.

Et c’est un mérite de ce film de ne rien cacher des limites de l’exercice, tout autant de la stratégie de répression adverse, l’usure des grévistes et l’échec. Mais tout de l’échec ne peut figurer dans le film, particulièrement la culpabilité de Robert, pourtant elle est dans chaque ligne du livre. Robert Linhart sans doute parce que fils de rescapés juifs et rescapé lui-même se sent coupable de tout… De l’injustice du Monde, jusqu’à la naissance même de ces usines, coupable de l’indignité de la condition humaine qui en résulte. Il est donc coupable de l’échec, page 94, mais on pourrait trouver bien d’autres exemples : « à cet instant précis, l’idée de la défaite m’est insupportable. Les raisons se bousculent dans ma tête. Les demi-sourds des presses, les gazés de la peinture, les mouchards de la CFT, les fouilles des gardiens… » Le maoïsme pour quelqu’un comme lui, c’est l’espérance d’un monde meilleur où il serait par la même occasion, soulagé de cette foutue culpabilité.

Nous connaissons la suite, elle n’est pas dans le film, il y a eu Mai 68, à peine plus tard, des livres dénoncent le maoïsme en chine(1), à peine plus tard, à la contestation du travail aliénant se substitue un discours écologique antiproductiviste et anti-consommation(2)… Trois discours et bien davantage encore, réduits à autant d’épiphénomènes…

Mais il est bon qu’un film nous rappelle l’existence d’un Robert Linhart et de tous ceux qui à son image voient en premier chef l’injustice de l’ordre établi.

Hier à Paris,  j’ai recherché un ouvrage en librairie, je ne l’ai pas trouvé mais partout où je suis passé, il y avait des petites piles « d’Établi » en poche, rutilants comme les 2 chevaux neuves figurant sur leurs couvertures. Le cinéma, c’est ça aussi…

Georges

  1. Les habits neufs du président Mao et Ombres Chinoises de Simon Leys
  2. https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-eco-intellectuels-100-penseurs-pour-comprendre-l-ecologie-4374606

CINETALIA de Niort 2023

Ce premier festival de cinéma Italien a eu lieu du 25 au 29 avril. Frustrés de la disparition du Festival de Tours, nous nous y sommes rendus. Une sympathique équipe s’est constituée en association 1901 pour réaliser cette première. Proposer au public des films italiens est un bon moyen de ne pas se tromper, surtout si comme cette bonne équipe, on a un goût sûr.

Cette même équipe promeut aussi le cinéma Russe. Mais le conseil général, la mairie, ou encore la Direction du cinéma où les trois à la fois, je ne sais, ont dit Niet. Interdire la présentation de films Russes ne démontre pas chez ces censeurs institutionnels une capacité de réflexion démesurée ni un courage exemplaire. Excusons-les, ce n’est de toutes les façons, jamais le cas. Nous leur suggérons de lire dans notre blog l’article de Sylvie Braibant : « le Cinéma Russe contre la Guerre en Ukraine ! »

Nombre de films italiens présentés sont ceux du patrimoine, chacun des cramés connaît la signification pratique de cette formule, il faut accepter de n’avoir qu’en moyenne 15 spectateurs par film… Des poètes, des esthètes, des nostalgiques amoureux du cinéma d’antan et des salles de cinéma. Les projections du patrimoine rappellent un peu les musées français des années 1970 ! Il leur faudra attendre la mode : « t’as vu l’expo ? »

On ne voit véritablement de films qu’au Cinéma. Les chefs-d’œuvre cinématographiques ont besoin de l’espace des grands écrans, du cadre des Salles de projection et de l’ambiance du public. Félicitons cette équipe de Niort, dont la programmation fut remarquable ! (à l’exception du nanarissime « le Lyonnais » projeté en l’honneur de l’invitée Valeria Cavalli qui y a tenu un « rôle féminin » (et c’est peu de le dire !).

Je vous épargnerai la liste des 18 films. Mais je voudrais dire tout le plaisir qu’il y a à revoir les films de Victorio de Sica, « Mariage à l’italienne » et « la Ciociara» tous deux avec Sophia Loren. Ensuite il y a eu ce cycle Valerio Zurlini dont nous avions présenté « la Fille à la Valise » aux cramés de la Bobine. Notons que ce cinéma Italien a offert aux artistes français quelques-uns de leurs plus beaux rôles à l’instar de A. Delon dans « le Professeur » ou de « Été Violent « à J-L Trintignant..

Et puis nous avons vu un autre chef-d’œuvre : « Je la connaissais bien » un film d’Antonio Petrangeli 1965 dont le rôle principal est tenu par Stefania Sandrelli, un beau et révoltant témoignage sur la condition des femmes actrices qui aggravent leur cas du seul fait d’être belles !

Trois films nouveaux ont été projetés, « Le Colibri » de Francesca Archibugi, rappelons-nous, ce film pour le WE Italien d’octobre et « Astolfo » de Giani di Grégorio… De lui, nous nous souvenons du malicieux « Citoyen du Monde ». « Astolfo », comme « Citoyen du Monde » prouvent qu’on peut faire de bons films avec de bons sentiments, des films qui mettent en joie. La recette ? l’AMITIÉ !  En revanche, nous ne nous battrons pas pour présenter « les amants super-héroïques » de Paolo Genovese, un navet en miettes plutôt boboïsant et dont le titre a si peu à voir avec le contenu…

Il y a des films qu’on peut voir et revoir et qui toujours procurent le même bonheur, en clôture, « Nos plus belles années » de Gabriele Muccino, ce film que nous avions projeté aux Cramés de la Bobine et que « nous avions tant aimé ».

Niort, une nouvelle ville pour le Cinéma Italien !

Annie, Martine et Georges

Lettre d’une Inconnue-Max Ophuls (2)

Je ne sais plus si j’avais déjà vu ce film, mais j’ai l’impression de l’avoir toujours connu. Et comme je n’avais jamais lu la nouvelle de Stefan Zweig, je n’avais pour cette adaptation que les indications de Maïté. Maïté qui dans sa belle présentation fait bien de nous rappeler le code Hays qui « préside » à la fabrication des films de cette époque, un guide d’autocensure. Les réalisateurs sont maîtres dans l’art de contourner autant que dans celui de filmer. Contourner n’est pas effacer, mais en dépit des consignes et de sa « pudeur » obligée, le film demeure une belle histoire érotico-passionnelle.

Toute jeune Lisa (Joan Fontaine) voit une apparition Stefan, (Louis Jourdan) un beau et élégant jeune homme, pianiste qui emménage et devient son voisin. Elle l’aperçoit puis elle l’entend jouer, Franz Liszt  c’est sublime. Alors, Lisa aime. Et puisqu’elle aime, elle s’investit toute entière dans cet amour. Elle décide de tout connaître sur les musiciens, elle fréquente assidûment la bibliothèque et lit tout ce qu’il est possible d’y lire sur la musique, elle se prépare à ce qu’elle estime être son destin ou sa vocation, je ne sais, épouser cet homme.

Le cinéma, comme le roman aime ces amours-là, ces amours absolus, d’ailleurs un critique de cinéma (1) leur a consacré un livre. Nombre de ces films me reviennent en mémoire : Adèle H ou encore la Dentelière, mais n’allons pas si loin, nous venons de voir la Femme de Tchaïkovski. Souvent il est questions des femmes, mais parfois d’hommes, souvenons-nous du magnifique et dérangeant « Vous ne désirerez que moi ». Bref, nous sommes dans le domaine de la passion, du renoncement à soi au profit d’un autre, vivant et fantasmatique à la fois ; nous sommes dans le domaine complexe du masochisme moral (2).

Un soir, Lisa se laisse séduire, l’homme qui deviendra son amant est le plus séduisant, le plus exquis des hommes. Il lui dit qu’Elle est celle qu’il avait toujours confusément recherchée. Et viendra leur nuit d’amour. Hélas, il doit partir à l’étranger une quinzaine de jours en concert. Ce ne sera pas long.

Quinze ans plus tard, réussite exceptionnelle pour une mère célibataire en ce temps là, Lisa qui n’a jamais revu Stefan mène une vie bourgeoise et mondaine avec Johan (Marcel Journet) un officier, bon, aimant, et riche qui a adopté son enfant. Un soir, plus belle que jamais elle se rend au concert, on ne voit qu’elle. Alors, elle y aperçoit Stéfan. Le feu qui couvait sous la cendre…

Ils vont se revoir, en tout cas elle va le revoir car lui ne se souvient plus d’elle, mais qu’à cela ne tienne. Pour la « bonne cause » Lisa envoie son fils en voyage … et quel voyage, il y mourra du typhus.

Stefan de son côté fut cet artiste, ce pianiste virtuose, il est devenu un dilettante, il est demeuré un séducteur invétéré, d’ailleurs il vient d’être provoqué en duel par Johan l’époux de Lisa. Son projet c’est de fuir, les duels, il les laisse à d’autres. Mais, il reçoit cette fameuse « lettre d’une inconnue ». Une inconnue dont nous saurons qu’elle est phtisique et mourante et qu’elle est aussi l’épouse de Johan.

Le temps de lecture de cette lettre, c’est son temps pour fuir mais seul fuit le temps. Stefan découvre qu’il est passé à côté de l’amour le plus sublime quand pointe les premières lueurs de l’aube, les dernières pour lui, car il va devoir, ultime dérision, mourir dans un duel. J’aime bien la description de Claude : « Etre désincarné, artiste velléitaire, séducteur impénitent, Stefan, masque blafard, ruisselant de sueur glacée, prend conscience, au moment de mourir, de la vraie vie à côté de laquelle il est passé ». Ce duel est un suicide déguisé. Celui d’un homme raté, celui d’un « ex-futur » pianiste virtuose dont la société s’est vite lassée, d’un rentier futile et d’un Don Juan vieillissant. En fait la lettre n’est pas seulement la révélation d’un amour et de son échec, elle est la révélation de l’échec même de sa vie et dont il assume au dernier moment une sorte de conclusion logique. Ainsi se rejoignent deux êtres, elle dont la vie n’avait qu’un sens et lui dont la vie n’en avait aucun.

Dans le livre de Stefan Zweig, nous disent ses lecteurs Cramés de la Bobine, le héros est écrivain, tout comme lui, il y a chez l’auteur la mort en présage autant qu’en partage.

Georges

  1. L’amour fou au cinéma de  Giusy Pisano (Auteur) Paru en janvier 2010 
  2. S.Freud…

Venez voir – Jonas Trueba

Pour les spectateurs intéressés pas la musique de « Venez Voir« , et sa littérature, voici quelques références à réécouter ou à lire, si le coeur vous en dit :

Le superbe Limbo de Chano Domínguez qui initie le film n’existe hélas pas sur youtube, tout au plus pouvez-vous le réentendre en copiant l’effrayant lien ci-dessous :

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=video&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiQie7Yke79AhW-bKQEHQpZBEsQtwJ6BAgBEAI&url=https%3A%2F%2Fwww.facebook.com%2Fjuanluisgxfoto%2Fvideos%2Flimbo-de-chano-dominguez-con-horacio-fumero-y-david-xirgu-en-jazzaldia%2F570617196948433%2F&usg=AOvVaw0loQg6VHn75m90m82zpy6l

Quant à celle du guitariste Bill Frisell, nous ne retrouvons pas la bande son mais voici un échantillon de son talent, très proche de ce que nous avons écouté :

Et on n’oubliera pas « Let’s Move To The Country  » de Bill Calahan

Et si nous étions pris d’envie de lire, « pour la route », le très beau texte sur le réel et l’imaginaire que nous lit Olvido Garcia Valdès, il se trouve certainement dans le livre ci-dessous à gauche et celui de Peter Sloterdijk à droite, si bien lu et ressenti par Hélèna, il est chez notre libraire, et coup de chance pour tous ceux qui aiment acheter les livres pour les lire demain ou après demain, et plus encore pour les lire tout de suite , il est en poche …

Ah, le cinéma tout de même, ça mène à tout !

Et pour le plaisir, ces citations de Jonas Trueba :

J’ai plaisir à travailler hors de l’industrie, il faut croire au cinéma dont l’industrie ne veut pas !  Eva en Aout a été tourné en 20 jours, et Venez-voir en 8…On paie tout le monde au même tarif, moi, les comédiens, les techniciens et le film a coûté 12000 euros .
IL ajoute : C’est un film sur deux couples, qui se voient un jour, conviennent de se revoir, finalement ils le font, mangent ensemble, jouent au ping-pong et se baladent. C’est tout. Ça peut sembler très peu, mais justement, pour ça, « venez voir » 

Georges

ARIAFERMA-Leonardo Di Costanzo  Notes (2)

Beaucoup d’entre nous sont sensibles aux sons d’un film et à sa musique, la musique d’Aria ferma, nous la devons à Pasquale Scialo, elle est belle, bien à sa place, et il y a ajouté des compositions d’autres musiciens.

L’une d’elles arrive tard dans le film, durant un appel des prisonniers, celle de Clapping Music de Steve Reich :

Et presque à la fin Pavlos Carvalho et Vasiliki Anastasiou, Na’ Man Pouli dont je n’ai pas trouvé de version aussi belle que celle choisie par Pasquale Scialo, suivie de Vasiliki Anastasiou, Triha bridge (que je ne peux transférer)

Souvent les films, les thèmes se répondent, vous vous souvenez, au début, il y a ces hommes, chasseurs, dans la montagne, l’un conte l’histoire de son premier tir, presque involontaire, lorsqu’il était tout jeune, il a blessé une tourterelle. Pris de pitié, il l’a recueillie et soignée. L’homme qui conte cette histoire, comme ses amis et collègues, est un gardien de prison. Et cette histoire va teinter tout le film. D’ailleurs, « Na’Man Pouli » ce chant des dernières images dit quelque chose comme : J’aimerais être un oiseau et j’aimerais voler.

La prison, c’est celle de Mortana une prison d’architecture Panoptique, Léonardo di Constanzo l’a déplacée à la montagne en postproduction, son lieu, c’est une prison de Sardaigne dans la belle ville de Sassari. Elle est fermée depuis dix ans. » Ses petites sœurs » existent ou ont existé partout dans le monde. Il y en a encore en France. L’idée de leur conception, c’est un cercle de cellules et une tour au centre de ce cercle, une tour, les gardiens pouvant voir partout sans être vus. Chaque prisonnier s’y sent épié, 24 heures/24.

Son concepteur, c’est Jeremy Bentham, un philosophe des lumières, qui se distingue par ses positions contre les châtiments corporels aux enfants, pour l’égalité des sexes, conclut : La morale sera « réformée », la santé « préservée », l’industrie « revigorée », l’instruction « diffusée », les charges publiques « allégées », l’économie « fortifiée ». « Le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché mais dénoué – tout cela par une simple idée architecturale ». Initiant ainsi la société de surveillance !

Léornardo di Constanzo en isolant la prison (en isolant un lieu d’isolement) nous offre une bien curieuse vision, d’abord son extérieur inquiétant, perdu dans un écrin de verdure (comme disent les agents immobiliers), de montagnes et de brumes. Regardons ensuite son intérieur si bien décrit par Claude dans son article. Serions-nous dans un conte ? Le film est en effet narré, structuré comme tel. C’est la forme qui convient le mieux à son propos.

La situation initiale se présente ainsi : il y a un imprévu, douze gardiens doivent garder douze prisonniers pour lesquels on n’a pas trouvé de place avant que la prison ne ferme définitivement. Sur ce chiffre 12, beaucoup ont vu un clin d’œil biblique, (la cène) ou encore un vague pendant à douze hommes en colère.

Dans son ouvrage paru en 1961 « Asiles » Erving Goffman décrit la prison, comme une institution bureaucratique, totalitaire car elle prend en charge l’ensemble des besoins, l’ensemble des éléments de vie des détenus, quelle que soit l’efficacité du système.

Il décrit ensuite comment le personnel voit le détenu : replié sur lui-même, hostile, déloyal puis comment le détenu voit le personnel : condescendant, tyrannique, mesquin, ensuite comment les détenus se voient eux-mêmes : inférieurs, faibles, coupables.

Ariaferma ne dément pas ces portraits types, ils ne cessent de coller aux personnages. Le rendu est d’autant réaliste que le réalisateur a pris pour l’ensemble des rôles secondaires d’anciens détenus et d’authentiques gardiens. Au cinéma comme dans la vie, le corps parle.

Diverses perturbations vont modifier progressivement la marche bien ordonnée des choses : Dans un climat d’incertitude sur leur sort prochain, alors que leurs contacts avec l’extérieur et leurs familles sont rompus, on sert aux prisonniers une nourriture immangeable.C’est l’outrage de trop, les prisonniers décident de faire la grève de la faim et ils s’y tiennent.

Comme par défi ou provocation, Carmine Lagioia (Sylvio Orlando) le vétéran des prisonniers bientôt libérable, propose à Gaetano Gargiuolo (Toni Servillo), le vétéran des gardiens de faire la cuisine. Paradoxalement, Gaetano accepte ce marché (et en arrive presque à se comporter comme s’il en était prescripteur). Dans cette situation, si peu bureaucratique et réglementaire, l’un est l’autre savent qu’ils doivent être à la hauteur de leur mission, qu’ils ont intérêt tacite à réussir.

A partir de cette situation, tout le film montre l’intrusion, l’infiltration de l’humanité dans le système bureaucratique du pénitencier, la subtile subversion des codes, ceux de la parole et des manières de se conduire. Gaetano qui exerce son métier au plus haut degré, avec discernement et probité, n’a jamais en son for intérieur, quitté la colombe blessée au jeu de la chasse et son désir de réparer cet oiseau qui aimait voler. Plusieurs scènes fugaces l’indiquent. De son côté, Carmine le bandit n’a jamais cessé d’être un homme, sans doute, est-il devenu un sage, celui que les autres consultent. Tous deux se libèrent de préjugés qui les enferment autant que les murs et les deux groupes (prisonniers et gardiens) se rapprochent.

Aria Ferma, dont la diffusion en France est indigne, c’est tout de même un film primé au Festival de Venise, (meilleur acteur, meilleur scénario, meilleure photographie) risque de ne pas atteindre les 8 000 spectateurs, (songeons que presque 300000 jeunes apprennent l’italien au lycée!) en ces temps d’impatience sécuritaire, devant le déni de la condition des prisonniers en France, ce film en plus d’être beau et original a le mérite de parler d’humanité.

Georges

La Conspiration du Caire-Tarik Saleh 

2023- commence bien avec un public venu nombreux pour ce film théologico-politique en forme de thriller, un film qui avance, limpide, palpitant et beau. Adam, un pieux et modeste jeune homme (dont le père tout comme lui-même, voulait faire de son fils un pêcheur), se retrouve admis à la mosquée d’al-Azhar institution islamique sunnite basée au Caire. Peut-être que lui, le fils de pêcheur, deviendra-t-il un Cheikh, un savant théologique, un notable ? Il a de grands yeux naïfs et émerveillés, il est un élève modèle, intelligent et naturellement versé à bien choisir son maître enseignant.

Mais sa petite histoire « de la petite bête qui monte » rencontre une autre histoire, celle de l’acteur et du système, une histoire pas plus grande (surtout au plan moral), mais infiniment plus puissante : Celle des rapports immédiats entre le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel avec ses complots et ses crimes « ordinaires ». Et il se voit progressivement devenir un pion dans un jeu machiavélique. Et désespoir, il comprendra vite qu’il était un pion avant même d’être choisi comme étudiant. Il comprendra alors que sa vie, comme celle de bien d’autres ne compte pour rien.

Ce jeu machiavélique c’est d’abord celui des gens d’Abdel Fattah al-Sissi qui avec ce nom et ce CV donne au film toute sa crédibilité. Le film s’ancre dans le réel, les spectateurs que nous sommes acquièrent rapidement la certitude de la véracité d’un complot. D’autant que c’est celui d’un conteur et le scénario est très convaincant. Le jeune homme se retrouve pris dans un double chemin initiatique, celui de religieux et celui d’espion. Pour se sauver il aura à démontrer qu’il est un acteur dans ce système, (autrement dit l’huile dans le rouage), à ce prix, il pourra survivre. C’est un exercice (une épreuve) d’intelligence exquise qui est exigé de lui (digne des mille et une nuits). Sa dernière rencontre avec Cheikh Negm rappelle des débats dialectiques staliniens si funestes, si bien décrits par A.Koestler et autres procédés inquisitoriaux…

Cette histoire a le mérite d’être palpitante et vraisemblable, qu’on se rappelle l’élection du patriarche Kirill de Moscou. Remarquons au passage que c’est une histoire d’homme. Adam (nom du héros) fut le premier homme et ses enfants si l’on se fie à la Bible ne se sont pas vraiment bien entendus. Et ce film à de rares exceptions, nous montre ses enfants mâles, idéologues, ivres de pouvoir et il nous montre Adam, cet individu qui n’en peut mais ou presque, et ce presque en question, tout comme Dieu pour Adam, est grand. 

L’ange Rouge – Yasuzo Masumura -(Notes)

Sur le titre « L’Ange Rouge » une proposition : rouge comme le sang et réminiscence de l’Ange Blanc (1931) : Lora Hart (Barbara Stanwyck) qui postule pour un emploi de nurse dans un hôpital puis obtient son diplôme d’infirmière ?

Coïncidence ? en 1939 Dalton Trumbo publie un livre « Johnny s’en va t’en guerre » (Johnny Got His Gundont il fera un remarquable film antimilitariste en 1971. Voici ce qu’en dit Wikipédia :

« Joe Bonham (Timothy Bottoms) est un jeune Américain plein d’enthousiasme. Il décide de s’engager pour aller combattre sur le front pendant la première guerre mondiale. Au cours d’une mission de reconnaissance, il est grièvement blessé par un obus et perd la parole, la vue, l’ouïe et l’odorat. On lui ampute ensuite les quatre membres alors qu’on croit qu’il n’est plus conscient. Allongé sur son lit d’hôpital, il se remémore son passé et essaie de deviner le monde qui l’entoure à l’aide de la seule possibilité qui lui reste : la sensibilité de sa peau. Une infirmière particulièrement dévouée l’aide à retrouver un lien avec le monde extérieur. Lorsque le personnel médical comprend que son âme et son être sont intacts sous ce corps en apparence décédé, ils doivent prendre une décision médicale selon les valeurs et les croyances de l’époque. »

Ce film est un chef-d’œuvre antimilitariste presque à l’égal à mon goût de « Les Sentiers de la Gloire » (Stanley Kubrick) ! 

En 1966, sort « l’Ange Rouge » il reprend ce thème qu’il transpose en 1938, Guerre du Japon contre la Chine. Ici, il ne manque à l’homme que ses bras (si l’on peut dire). L’infirmière (Sakura) joue le même rôle que celui de l’infirmière du roman de Dalton Trumbo. Elle va rendre à cet homme la dignité et le bonheur que la guerre lui a dérobé.

Dans l’Ange Rouge, Sakura est le principal personnage. Avant cette histoire de l’homme sans bras, elle se fait violer ou violenter par des soldats malades, et… Le lendemain elle est disponible pour le service. Plus tard, elle tentera en vain, de sauver son jeune agresseur principal d’une mort certaine

Ensuite, c’est un grand pas de les faire figurer, vient la séquence des « femmes de réconfort », nom donné aux prostituées pour les soldats : L’une d’entre elles est prise de vomissements, on suspecte le choléra. Sakura protège ces trois femmes avec autorité contre une bande de soudards venus réclamer leur dû. Que protège cette infirmière ? L’intégrité de la troupe ou par solidarité, ces pauvres femmes ? L’une d’elle, belle indifférente fume en attendant…Et là encore, retournons sur Wikipédia :

« Femmes de réconfort est l’euphémisme employé au Japon à propos des victimes, souvent mineures, du système d’esclavage sexuel de masse organisé à travers l’Asie par et pour l’armée et la marine impériales japonaises, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. L’emploi de ce terme est fortement contesté par les organisations qui exigent du gouvernement japonais des excuses formelles et des réparations, et préfèrent le terme non édulcoré d’« esclaves sexuelles ».

La guerre vue des infirmeries de campagne c’est des mourants, des futurs mourants, blessés viscéraux, et sans doute des grands brûlés qu’on laisse mourir, et ceux qu’on peut soigner, en gros, ce sont ceux qu’on peut amputer. (Depuis Ambroise Paré, rien de nouveau). Ils seront alors sauvés s’ils résistent à l’amputation et à ses suites. Ça ne fait pas bézef. « Sauvés » ils seront soustraits au peuple japonais, ne retourneront pas chez eux. Le mieux étant que la population et les familles ignorent cela.

…Dans ce film anti-miitariste, l’infirmière devient curieusement amoureuse du médecin-chirurgien déprimé qu’elle admire, il ressemble à son père. Puis elle va devenir la seule survivante d’une bataille contre les chinois.

Voici un film qui dénonce les horreurs de la guerre, d’une part, celle de cette sexualité et des amours morbides (ce qui est très bien vu) et d’autre part, des soldats en situation survie, mutilés ou attendant de l’être, s’il ne leur est pas donné de mourir « au champ d’honneur ».

Mais « L’Ange Rouge » est aussi comme l’observe Évelyne, un film qui véhicule une « certaine image des femmes » et j’ajouterai, toute une époque ! Il déplore une guerre comme il le ferait de toutes guerres. Cependant l’Histoire dit autre chose : « Pendant six semaines, de décembre 1937 à janvier 1938, les troupes japonaises perpétrèrent des atrocités à grande échelle, tuant plusieurs milliers de civils chinois, violant d’innombrables femmes, pillant et brûlant des propriétés ». 1938, Une abomination ! Un holocauste ! Très proche du nazisme européen qui commence alors à s’exprimer pleinement.

Image d’archives

Malgré ses passages gores qui caractérisent bien la guerre, on a tout de même l’impression que « l’Ange Rouge » fait de la condition des femmes une péripétie liée à la situation et qu’il soustrait de son champ les crimes de guerre japonais pourtant connus et documentés au moment du tournage. Alors, sans doute parce que nous sommes en 2022, ce film me laisse une impression mitigée.

Georges