LES PROMESSES D’HASAN-Semih Kaplanoglu

Des champs de blé desséché à perte de vue, la caresse du vent sur les visages burinés ou les feuilles miroitantes d’un arbre centenaire, le temps arrêté sous une tonnelle autour d’un verre amical à l’ombre d’un sycomore – « Les Promesses d’Hasan », film turc de Semih Kaplanoğlu, projeté dans la sélection Un certain regard au festival de Cannes 2021, nous captive par des images envoûtantes, entre tableau impressionniste digne de Monet ou Renoir et nature morte à la Chardin avec une coupe de fruits, de pulpeuses tomates pourtant menacées ou de brillantes pommes un peu trop sulfatées.

Le spectateur semble en effet plongé dans cette campagne anatolienne immémoriale, épousant le point de vue et l’âpre vie d’Hasan, paysan traitant ses arbres fruitiers avec application, cultivant son champ de tomates ou s’adressant à ses ouvriers agricoles avec la sobre passion et la parole économe du terrien. Sa silhouette longiligne, ses gestes mesurés à l’image d’une activité lente et patiente accordée au rythme de la nature nous le rendent a priori d’autant plus sympathique que ses journées sont ponctuées ou couronnées par un vere bu avec des amis ou le bonheur vespéral de retrouver son épouse, qui semble veiller sur lui et la maisonnée comme un ange gardien, de toute sa tendresse diffuse ou de sa prudence avisée, à peine plus bavarde.

Et quand, appelé par son journalier, il doit quitter son tracteur pour rencontrer un ingénieur appelé à ériger un pylône électrique au beau milieu de son champ ou qu’il se réjouit avec sa femme d’avoir été élu (par le tirage au sort et par Allah, assurément) pour faire le pèlerinage de La Mecque tant rêvé d’elle, quelle sympathie n’inspire-t-il pas ! Quelle image d’une tranquille humanité soumise à une administration kafkaïenne ou aux lois de la mondialisation n’offre-t-il pas, surtout quand un grossiste prétend lui acheter ses tomates pour une somme dérisoire, au prétexte qu’il ne pourra les vendre qu’en Turquie, que ses pesticides, pourtant vendus par l’Union européenne, les rendent inexportables sur notre continent !

Et pourtant se dessine au fil du film le portrait d’un agriculteur moins victime que roublard et retors, pour ne pas dire prêt à écraser les autres pour défendre ses intérêts – aussi gentil qu’il ait pu paraître d’abord, surtout lorsqu’Emine son épouse, bien renseignée, lui susurre qu’un paysan voisin, endetté et mal avisé dans sa récolte de pommes, va devoir vendre son champ et qu’un « généreux » repreneur pourrait faire main basse sur son bien en circonvenant le banquier…Ce n’est pas le moindre mérite de ce film, ode à la nature, de disséquer l’avarice et les turpitudes de l’âme humaine, sans qu’il paraisse y avoir solution de continuité ou opposition entre l’homme et la terre mais âpre nécessité d’une lutte où on ne sait trop si c’est la nature qui est ingrate ou l’homme égoïste et carnassier. Toujours est-il qu’Hasan joué par un remarquable Umut Karadağ, inspire un curieux mélange de franche sympathie et de lente répulsion, en une image d’autant plus trouble que son amour conjugal et sa piété apparemment sincère le poussent à ce pèlerinage à La Mecque pour se laver de ses fautes et se faire digne hadji.

On découvre peu à peu un homme prêt à circonvenir un banquier qui lui procure des informations inédites, à acheter un juge pour faire passer sans vergogne la ligne à haute tension dans le champ de son voisin sans le prévenir ni s’émouvoir du problème, un homme fidèle à son ami cordonnier mais qui n’a pas hésité à léser gravement un proche qui le lui reproche amèrement autour d’un verre solitaire…Et la fable bucolique de dire un monde sans pitié, où l’agriculteur semble, sinon aussi coupable que ses exploiteurs, du moins bien complice de sa propre aliénation, de passer d’une initiation symbolique à un délit d’initiés.

L’émotion nous saisit pourtant à la fin lorsqu’Hasan, rattrapé par son passé, et pas assez riche pour payer le pèlerinage, va trouver son frère, contre toute attente, pour implorer son pardon, comme avec l’ami récalcitrant. Mais là où le frère semble avoir tout oublié, où la médiation de la belle-soeur, l’accueil favorable et la promenade dans un champ semblent promettre une possible réconciliation à l’ombre d’une tonnelle ou d’une marche rédemptrice, la maladie d’Alzheimer a fait son oeuvre. Son propre frère ne reconnaît pas Hasan.

Il est trop tard pour le pardon, l’impossible pardon des offenses commises, qui se donne et ne s’achète pas, qu’il faut mériter et cueillir à temps, comme un fruit mûr.

Claude

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