Dalton Trumbo

 

DALTON TRUMBO
Semaine du 8 au 14 juin 2016
Soirée-débat mardi 14 juin à 20h30
Présenté par Françoise Fouillé

Film américain (vo, avril 2016,2h04) de Jay Roach avec Bryan Cranston, Diane Lane et Helen Mirren

 

« Dalton Trumbo » de Jay Roach est une remarquable dénonciation de l’injustice et de la bêtise incarnées par le maccarthysme et la chasse aux sorcières contre plus de 320 personnes – journalistes, acteurs, réalisateurs, fonctionnaires – qu’a systématiquement pratiqués le sénateur du Wisconsin dans les années 50 dans le cadre de la HUAC ( la commission des activités anti-américaines) et de son émanation cinématographique, la  Motion Picture Association of Cinema.

 

La force de ce film tient à deux aspects : le parcours familial que nous offre ce biopic autour de la personnalité à la fois attachante et mégalomaniaque du scénariste Dalton Trumbo, auteur des bouleversants récit et film « Johnny got his gun », pamphlet antimilitariste à travers le monologue intérieur de Joe, être défiguré, amputé, homme-tronc réduit à une conscience que le lecteur seul semble pouvoir entendre tant l’armée et le personnel soignant semblent sourds à sa souffrance, à son existence même ; la lutte (avec toute la palette des attitudes possibles) pour la liberté d’expression, contre l’intolérance et l’injustice symbolisées en cette période de guerre froide et de guerre de Corée par l’anticommunisme primaire, hydre aux cent têtes qui se nourrit de l’ignorance, du soupçon, de la délation contre une idéologie initialement généreuse, vouée au partage et à la défense de la classe ouvrière – quand bien même elle eût été dévoyée dans le stalinisme.

On reste admiratif devant le courage, fût-il un peu égoïste, de Dalton Trumbo engageant sa famille dans son combat pour la liberté, non sans risquer de la mettre en danger : il faut toute la puissance créatrice d’un écrivain, produisant à la demande, en 3 jours, parfois en une nuit, de nombreux et parfois mauvais scénarii et une formidable confiance en soi et dans l’amour, le sens du sacrifice de son entourage ! On peut effectivement s’étonner avec Marie-Noëlle, que le scénariste, certes privé de sa belle propriété, se replie sur une maison encore dotée d’une piscine, bientôt infestée d’immondices par ses voisins haineux, que ses sources de revenus, malgré la prison et l’ostracisme vécu chaque jour pendant 13 ans, ne semblent jamais se tarir… Il n’en reste pas moins vrai que sa femme Cléo (jouée par Diane Lane), ancienne comédienne et serveuse qui sut faire vivre sa mère et sa sœur, témoigne d’une abnégation exceptionnelle, dont le film, sans donner peut-être assez d’éléments explicatifs, se fait l’écho assourdi dans les regards, le gestes d’une présence diffuse et d’une discrétion active. La scène la plus belle à cet égard est peut-être la mise en garde amoureuse de Cléo, un soir, dans la chambre conjugale, sous la forme indirecte, pédagogique ? – d’un rappel de son passé : elle a quitté son premier mari parce qu’il ne l’écoutait plus et ne pensait plus qu’à lui et à sa carrière ; elle ne veut plus vivre avec un tyran et craint que l’homme qu’elle aime profondément ne devienne tel au fil des jours si elle ne le prévient pas (au double sens du terme) tendrement et fermement. Appel à la lucidité qui vaut mieux que d’amers reproches : ses enfants aussi tapent ou reprennent ses scenarii, quand bien même ils auraient leurs devoirs à faire pour l’école, et vivent cruellement le rejet de leur père du gotha artistique, devant cacher son métier à leurs camarades à un âge où l’on est fier de ses parents…

Nikola – ou Niki, sa fille aînée, dont les mémoires « Une Enfance différente » ont largement inspiré Jay Roach et son scénariste John McNamara, est avec Cléo l’autre grande figure familiale du film : à la fois admirative et critique pour son père, ulcérée par son despotisme domestique et délicieusement agacée de se sentir elle-même si entière, si proche de sa révolte, quitte un soir le foyer familial et ne rentre pas. Dans l’une des plus belles scènes du film, la plus surprenante et la plus bouleversante peut-être, son père va la chercher au cabaret où elle a rejoint son petit ami : là où on s’attendrait à de rudes remontrances du père, à une leçon de morale peut-être, c’est lui qui, l’attirant dehors, évoque leur souffrance commune, reconnaît le sacrifice de sa famille, s’excuse en somme de la vie infernale qu’il leur impose. Le sourire d’abord crispé puis lumineux de Niki, entre colère et adoration, en dit plus long qu’un discours sur l’amour filial.

 

L’autre mérite du film, le principal sans doute, est de nous donner à voir et à vivre un large éventail de réactions contre le maccarthysme. On peut regretter que l’engagement communiste de Dalton Trumbo, par ailleurs riche propriétaire d’un ranch avec chevaux et poneys, ne soit pas davantage montré, ni les griefs de la HAC contre lui vraiment formulés. Loin d’y voir une faiblesse scénaristique, il faut sans doute invoquer le choix habile du point de vue maccarthyste et le contexte hystérique de cette chasse aux sorcières qui ne s’embarrassaient ni d’analyse des situations ni de débat contradictoire : peu importait à la commission des activités anti-américaines que le « communisme » de Trumbo fût moins allégeance politique à Moscou que participation épisodique à de simples réunions, sensibilité sociale aux ouvriers et sociétale aux droits des Noirs, le scénariste, qui ne devait répondre que par oui ou par non, position pour lui intenable à moins d’être un « esclave » ou un « imbécile », était pour elle forcément et naturellement coupable…

Là où John Wayne et Ronald Reagan campent la bonne conscience maccarthyste, Edgar G. Robinson une soumission et une délation soi-disant inévitables, mais amèrement regrettées toute une vie, là où Arlen Hird, condensé fictionnel de plusieurs cinéastes réfractaires des Dix d’Hollywood, choisit la proclamation intransigeante de sa révolte et s’enferme dans une solitude amère, exacerbée par la maladie – au prix d’une superbe scène d’explication violente entre les deux amis – Dalton Trumbo choisit la souplesse créative après la témérité revendicative devant la Commission en octobre 1947, alliant pragmatisme et conviction au prix de contorsions certes parfois douteuses, à l’image des scenarii assez pitoyables mais lucratifs que lui proposent les frères King : l’intrigue du film « Le Martien et la fermière » peut faire sourire ; il n’empêche que le mercantilisme et la clairvoyance de ces médiocres cinéastes protègeront paradoxalement le scénariste maudit, au point de lui obtenir, après la participation à « Vacances romaines », un Oscar pour « Les Clameurs se sont tues », sous le pseudonyme de Robert Rich ! (En des circonstances mille fois plus tragiques, Schindler avait compris la force de la ruse et du compromis, voire de la compromission – fût-ce au départ par pur mercantilisme – pour sauver un millier de Juifs… Jouer avec le Mal plutôt que l’affronter pour faire triompher le Bien !) Comment affirmer son identité menacée dans le jeu de multiples prête-noms quand l’affirmation pure et simple de soi est devenue trop dangereuse, voire impossible ? Tel est le pari de Dalton Trumbo et l’un des enjeux passionnants de ce film, du cache-cache aux confidences mesurées ou coquettes distillées dans la presse, et enfin, en 1960, à la révélation tonitruante à la une du vrai nom de l’artiste, grâce il est vrai à deux soutiens de poids : Kirk Douglas, le facétieux protagoniste et producteur de « Spartacus » de Stanley Kubrick, et Otto Preminger, réalisateur d' »Exodus », colosse imperturbable et ironique.

Est-ce le temps, l’acharnement créateur de Dalton Trumbo ou la puissance plus intéressée que généreuse de ses parrains qui aura eu raison de l’injustice et de la bêtise, si bien représentée par Hedda Hopper, jouée par Helen Mirren ? L’échotière mondaine, colporteuse de ragots plus biographiques que cinématographiques, apparaît comme une femme sans âme ni épaisseur personnelle, arrogante et venimeuse, enfermée dans ses convictions réactionnaires et moralisatrices, à la fois proche des artistes avec qui elle semble esquisser un semblant d’amitié et prête à les déchirer à pleines dents dans son torchon ? Incapable de tendresse et de remise en question, elle s’acharne et complote, pour la faire échouer, contre la projection de « Spartacus » dont elle vit le triomphe comme un camouflet personnel. Rarement le cinéma aura su produire une telle figure de méchanceté fanatique et de bêtise frivole et dangereuse…

Force des oppositions – le discours final de Dalton Trumbo lors de la remise de l’Oscar du meilleur scénario pour « Spartacus » face à la Writers Guild of America Award fait pâlir la parole creuse de l’odieuse commère : exaltant la liberté d’expression, il déplore avec émotion plus qu’il ne les condamne le dévoiement haineux de l’âme américaine et le cortège de carrières ruinées ou de vies brisées. Dans la salle chacun retient son souffle : admiration pour un être libre ou mauvaise conscience d’une élite veule et aveugle ?

Claude

 

 

 

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