Le Journal de Dominique-Claude Lelouch à la cinémathèque de Paris

​14h 30 à la Cinémathèque. Projection de L’Aventure c’est l’aventure

​(1972, Claude Lelouch. « Cinq petits mafieux, devenus les meilleurs amis du monde, enchaînent les escroqueries. Du kidnapping de Johnny Hallyday à la démarche mythique d’Aldo Maccione, les séquences mémorables se succèdent dans une comédie politiquement incorrecte, qui fait la part belle aux joutes verbales et à un réjouissant éloge de la farce »

​« C’est l’histoire de cinq salopards qui vivent l’aventure telle qu’elle est possible en 1972. Leur seule qualité est d’être sympathiques et je montre par ce film à quel point les gens sympathiques sont dangereux et à quel point il faut s’en méfier, car, pour arriver à exécuter leurs méfaits, ces cinq salopards utilisent les principes les plus généreux de ceux qui veulent améliorer le monde ». Claude Lelouch)

​… que je n’ai jamais vu…

​(Frédéric Bonnaud demande à ceux qui sont comme moi de lever la main, il y en a un certain nombre, On voit que vous ne regardez pas la télévision, commente-t-il)

​… et qui est suivi d’une leçon de cinéma par le réalisateur interrogé par l’animateur cité trois lignes plus haut.

​Selon Claude Lelouch, qui a fait partie, comme Godard, Truffaut et Polanski, de ceux qui se sont opposés à la tenue du festival de Cannes en 1968, le général De Gaulle voulait changer le monde quand il y avait ceux qui voulaient changer leur quotidien.

​En 1972, tout était politique. Quand on avait un alibi politique on vous pardonnait tout → des voyous en ont profité.

L’Aventure c’est l’aventure : mélange de rationnel et d’irrationnel.

​Les scènes d’action n’y sont pas : on n’assiste pas à l’enlèvement de l’ambassadeur de Suisse. Ce qui y est : la loufoquerie.

​Ses protagonistes : des pieds nickelés (Lelouch : fan de cette série de BD) qui vivent du système D.

​Au départ, le cinéaste avait pensé faire tourner Jean-Louis Trintignant qui refuse : il ne peut pas faire le film car celui-ci ne rentre pas dans sa ligne politique.  Il pense alors à Jacques Brel, mais l’idée ne séduit pas Lino Ventura, C’est un chanteur, dit-il. A quoi Lelouch répond qu’un chanteur ça interprète, ça joue ses chansons. Comme Brel est en tournage à Knokke-le-Zoute, ni une ni deux, les voilà partis en voiture (ç’est pas la porte à côté) à Knokke où le chanteur (s’en fout de la politique), chaleureux, les reçoit à bras ouverts → Ventura est immédiatement séduit.  

​Charles Denner : un comédien classique, cartésien (c’est d’ailleurs lui qui donne aux autres la leçon de politique) et fou.

​La séquence de la fameuse démarche d’Aldo Maccione = fruit du hasard. C’est un dimanche, donc jour de repos. Claude Lelouch est devant son bungalow quand il voit Maccione marcher penché en avant en balançant les bras devant quatre jeunes femmes assises sur la plage. Il appelle les autres et leur demande de se joindre à lui. Ventura se fait prier mais finit par y aller aussi…

(Il se prend même au jeu et va jusqu’à prétendre, C’est moi qui lui ai appris, j’vais vous montrer !) 

… et Lelouch les filme…

(Charles Denner = le plus empoté sur ses jambes grêles. Jacques Brel, grand échalas, ne vaut guère mieux) 

… depuis son bungalow. Le plus drôle c’est que les nanas (elles recevront le salaire de figurantes) ne réagissent pas. Comme si rien ne se passait. Pour la suite du film, les acteurs garderont les mêmes chemises afin qu’il y ait raccord.   

Claude Lelouch essaie de faire un cinéma libre. Il aime la liberté, avec la possibilité de se tromper qui va avec. La liberté : un cascadeur qui prend des risques.

Il filme à la manière de la Nouvelle vague sans en faire partie. 

Pour Un Homme et une femme (1966), il n’a pas les moyens de bloquer la gare Saint-Lazare → Anouk Aimée descend du train au milieu des voyageurs ordinaires. De même Jean-Louis Trintignant et Lelouch participent vraiment au rallye de Monte-Carlo, On n’a pas gagné, dit le cinéaste qui ajoute, La contrainte sollicite l’imagination.

Les Américains ne voulant pas d’un film en N & B (il l’est, également pour raisons financières), Lelouch les a assurés que ce n’était pas le cas → quelques séquences en couleurs. 

​En 1956, pendant trois semaines, il travaille comme assistant sur L’homme aux clés d’or de Léo Joannon. Il voit la débutante Annie Girardot, magnifique, de l’autre côté de la lourde caméra, donner la réplique à Pierre Fresnay lui aussi magnifique. Quand vient le tour de filmer Annie Girardot, elle a tout donné face à son partenaire et n’atteint pas son meilleur niveau, d’autant plus que c’est la scripte qui lui donne la réplique…

(Pierre Fresnay : dans sa loge, Ce qui n’était pas très sympa de sa part, constate Frédéric Bonnaud) 

… → quand il y a échange entre deux comédiens, Claude Lelouch se jure d’utiliser toujours deux caméras afin de pouvoir les filmer en même temps.

Et pour Un Homme et une femme, afin d’avoir le son direct…

(Ce qui n’était pas possible jusqu’à présent en raison du bruit généré par la caméra : tous les films étaient post-synchronisés)

… il filme au téléobjectif (la caméra : moins encombrante que celle de L’homme aux clés d’or mais toujours bruyante)

Françoise Fabian, intello (Ma nuit chez Maud) a besoin de premier degré. Lelouch la met face à Lino Ventura dont le personnage ressemble, même s’il a fait des progrès, à celui qu’il interprète dans L’Aventure c’est l’aventure. Cela donnera La Bonne année (1973).

Avec le succès d’Un Homme et une femme, Claude Lelouch devient riche, donc capitaliste. Comme Jean-Pierre Melville qui avait son propre studio, il monte une maison du cinéma (il a même été distributeur). Mais c’est chiant d’être producteur. Ce qu’il aime, c’est tourner.

Il a toujours acheté ses caméras.

Lelouch : cinéaste des déplacements. 

Au milieu des années 1980, il ne va pas bien du tout. Impression d’être un frein pour ses enfants. Il part, pour il ne sait pas où, dans sa voiture équipée d’un téléphone, une toute récente innovation technologique avec une portée de 50 kms pas plus. Arrivé à Fontainebleau, il reçoit un appel : c’est Jean-Paul Belmondo qui lui demande, Comment ça va, Pas fort, je m’en vais, Mais fais-en donc plutôt un film ! Ainsi est né Itinéraire d’un enfant gâté.  

Claude Lelouch : ne sollicite pas ses acteurs, ce sont eux qui viennent à lui. Quand il tourne, il ne les dirige pas. La direction d’acteurs se fait en amont. Il a besoin de les connaître avant et pour cela il les rencontre, mange avec eux etc. 

Il n’est pas fait pour le cinéma de commande. Il admire les cinéastes qui peuvent faire des films avec un casting choisi par d’autres et des scénarios qu’ils n’ont pas écrits eux-mêmes, mais ça n’est pas pour lui. Il fait du cinéma comme il vit etdes propos travaille avec une grande scénariste : la vie, dont il est le reporter. La vie : on marche sur un fil et les excès font tomber.

​Il voit encore aujourd’hui un film par jour (en salle ?).

Claude Lelouch, 87 ans, sort son dernier film en date, intitulé Finalement.

Le prochain Charlie Hebdo rapportera des propos que Claude Lelouch a tenus le 13 novembre sur CNews, « On est fidèle tant qu’on n’a pas trouvé mieux. C’est vrai que ce soit pour une voiture, une femme, un frigo… ».

Claude Lelouch c’est Claude Lelouch (finalement).

Le Tango de Satan de Béla Tarr

Le Tango de Satan    

Je n’avais jamais osé aller voir une œuvre de Béla Tarr : réputation d’austérité et longueur de ses films.

Le Tango de Satan : 7 h 15 en noir et blanc…

(« Son style : des plans qui s’étirent, un pessimisme ambiant et le noir et blanc.  » Je recours à la couleur si j’ai besoin de vous montrer quelque chose avec la couleur. En revanche, si je n’éprouve pas la nécessité de vous montrer une image en vert, en rouge ou en bleu, dans ce cas-là je trouve bien préférable le noir et blanc. Justement, je peux jouer avec les nuances de blanc et de noir, et votre œil en tant que spectateur va toujours être attiré, rechercher le point le plus clair sur l’écran. Et c’est fantastique comme on peut jouer avec tout le nuancier, toute l’échelle des gris. Et puis j’ai cette audace, je peux le dire, de laisser une bonne partie de l’écran complètement obscurcie, noircie, comme ça. C’est ça que j’aime faire[1] » »)  

… et trois séances. Ma foi, si je m’ennuie, je peux toujours en rester à la première partie. C’est d’ailleurs ce que préconise le réalisateur : « J’aime faire des scènes d’ouverture longues. C’est comme cela que je peux présenter le personnage principal et que je vous présente le style. C’est vous qui décidez de rester ou partir. C’est comme un pacte entre vous et moi » dans une vidéo[2] que je trouve sur internet. 

La scène d’ouverture. Les personnages ? Des vaches que l’on suit pendant 7 minutes 30 au fil de leur déplacement en un lent panoramique suivi d’un travelling latéral le long des murs décrépis des bâtiments de la ferme collective (mais comment s’est-il arrangé pour que les vaches suivent le trajet voulu sans, apparemment, le concours d’un seul être humain ?). 

Quand tout cela est fini, on se retrouve dans un intérieur, devant une fenêtre, attendant en plan fixe que le jour se lève. Puis on découvre un couple qui sort du lit, la femme qui se lave le sexe accroupie au-dessus d’une bassine posée sur le sol, et des pièces moches et mal tenues.

Les gens sont habillés sans soin, les tricots ont des trous par lesquels la laine s’effiloche, il suffirait de tirer sur un fil pour que tout se défasse.

Dehors, il ne cesse de pleuvoir. Les sols des cours et des chemins : des bourbiers dans lesquels on patauge et on glisse. 

Une longue séquence du premier volet se déroule chez un docteur alcoolique et acariâtre qui passe la plupart de son temps assis derrière son bureau avec vue directe sur les WC (dont la porte est en permanence ouverte) et, par la fenêtre, sur les va-et-vient de ses voisins dont il épie les moindres faits et gestes, les notant scrupuleusement dans un carnet (un par personne) assortis de commentaires. Béla Tarr ne nous épargne rien de ces minables occupations.

Ayant terminé sa bonbonne d’alcool, il se trouve dans l’obligation de sortir, sous la flotte et dans la nuit, pour refaire ses provisions. La caméra le suit dans son périple au cours duquel il est abordé par une gamine dont il se débarrasse brutalement et qui le fait glisser dans la boue et chuter lourdement. Poursuivant son périple, il s’écroule finalement au bord d’une route où un camionneur le ramasse. 

La deuxième partie se concentre autour d’une gamine qui maltraite un chat (longue séquence insoutenable, on déteste cette sale fillette), finissant par l’empoisonner…

(Et on espère seulement que c’est pour de faux, que c’est juste du somnifère ajouté dans sa gamelle que boit le chat vu qu’il s’ « endort » en direct)

… et qui, à la suite d’agressions verbales…

(Sa mère, un voisin voleur. On devine que ces méchancetés font partie de son quotidien et le « je suis plus forte que toi » qu’elle lance au chat pendant qu’elle le brutalise prend tout son sens) 

… s’en va dans la nuit la pluie la boue, le chat tout raide sous le bras et la mort aux rats dans la poche, s’approche du troquet, regarde par la fenêtre… 

(Dans la première partie, c’est elle que nous avions vue observer les danseurs du dehors puis importuner le médecin sans en connaître les raisons. A présent nous voyons derrière la vitre depuis l’intérieur son petit visage halluciné que, chacun trop absorbé par soi-même, personne ne remarque, et l’accostage du médecin prend une tout autre dimension)  

… les villageois réunis, et ça boit et ça danse, ça s’agite plutôt, ça gesticule dans tous les sens pendant 10 minutes et 27 secondes…

(« Il fait aussi des plans séquences sa marque de fabrique. « D’abord le plan-séquence nous parle du temps. C’est une histoire de rythme. Le plan-séquence développe une tension particulière. Lorsqu’on tourne un plan-séquence, tout le monde doit travailler ensemble. Les acteurs doivent être dedans. Ils n’ont pas droit à l’erreur parce que la caméra tourne »[3] »)

… de tension hypnotique, au son d’un accordéon déchaîné des pieds tapent le sol, des bras poussent des mains tirent, les corps possédés roulent, se heurtent, se bousculent. Le spectateur, lui, est tétanisé. 

Et la gamine quitte le village, marche sous la pluie par un chemin boueux (long travelling arrière sur elle et son regard fixe), s’assied parmi les ruines d’un bâtiment, sort la mort aux rats de sa poche, en avale une grande poignée et s’allonge, le cadavre du chat toujours serré contre elle. Et le spectateur est pris de détresse, sa gorge se noue, les larmes lui montent aux yeux.

La troisième partie débute par le discours très sensé dans lequel un revenant, de retour après avoir purgé une peine de prison, rend les villageois et leur laisser-aller responsables de la mort de la fillette. Il propose à ceux qui désirent se libérer de le suivre et, après s’être fait remettre leurs économies afin de préparer leur nouvelle vie, leur donne rendez-vous dans une maison isolée… 

(Cortège de marcheurs et de charrettes tirées à bras, filmé en longs travellings arrière, avant, latéraux et qu’on suit jusqu’à leur arrivée sans qu’on se lasse un seul instant.) 

Mais nul eldorado n’attend les candidats au changement : le revenant et son compère ont été enrôlés par la police et les emplois proposés sont, sans qu’ils s’en doutent, ceux d’indics.  

Et le film se clôt sur le docteur qui, revenu chez lui, cloue des planches à ses fenêtres et, dans l’obscurité totale, prononce les mots qu’on entend en voix off au tout début. 

Cercle vicieux. Désespoir dont jamais on ne sort.

Les travellings : un autre, magnifique et nocturne, suit les recruteurs le long d’une rue déserte envahie par une armée de papiers et journaux qui, poussés par un vent furieux, accompagnent leur marche, s’accrochent à leurs jambes, roulent au rythme de leurs pas, comme dans un rêve ou un cauchemar.

Outre ces mouvements de caméra, Béla Tarr fait aussi un très bon usage des panoramiques enveloppants qui emprisonnent les personnages à 360° : dans la maison abandonnée, les villageois endormis en cercle ; dans leur bureau, les policiers chargés d’analyser le rapport du recruteur sur les villageois. Tous pris au piège.

Sans oublier l’importance donnée aux sons : outre les bruits que font la pluie, le vent, les papiers, ceux d’une cloche, d’un verre qu’on tape sur un comptoir, du meuglement des vaches, d’une musique (de Mihály Víg) qui prend aux tripes. 

Désespérance. Et pourtant, quand s’inscrit le mot FIN, je voudrais tant que ça continue.

                                                                                                                       Mardi 18 février 2020


[1] https://www.youtube.com/watch?v=sAS0bkmdWC4