Sibel de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti

Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti nous emmènent à Kusköy, le village des oiseaux, où l’on parle la langue sifflée. Ils  appellent leurs films des fictions sincères parce que  fiction et documentaire y sont intimement liés.  Sur le plan documentaire, dans le cas de Sibel, on voit de quoi il est question, les paysages montagnards de la mer noire, Küskoy, le thé, les noisettes, cette langue sifflée, cette curieuse langue. 

Puis plus sociologiques, les rituels du village,   la condition des femmes, celles qui cultivent le thé, celles qu’on marie à coups de marieuses et qui toutes jeunes se font belles pour arrêter de s’appartenir et devenir la femme de… Celle qui sert le thé, tient la maison et obéit à son homme dans le meilleur des mondes paternaliste. Et les plans séquences restituent le mouvement lent ordinaire de cette vie-là. 

Et puis il y a la fiction, un conte, disent les réalisateurs. Qu’est-ce qu’un conte ?  Un moyen de dire des choses qu’on ne dit pas par d’autres voies, ce qui ne peut pas s’entendre tel quel, ce qui est le plus souvent refoulé, ce qui des désirs humains est parfois peu avouable : Inceste, crimes, violences sociales, les contes abordent toutes ces questions et bien d’autres. (En écrivant ces lignes je pense à Catherine Deneuve chantant dans Peau d’Âne, mon enfant… On n’épouse jamais ses parents) 

Donc Sibel est un personnage de conte. Tout la distingue, elle est belle, muette, contrairement aux paysannes du village, elle ne porte pas de foulard, ses cheveux vont au vent au rythme de son pas vif. Elle va où bon lui semble et pire encore, chasseresse, elle manie le fusil que son père lui a offert.  Elle dégage une  impression, d’énergie, d’impétuosité et… de liberté. 

Cette liberté, elle lui est accordée car elle n’est pas comme les autres, sinon jamais elle ne l’obtiendrait. Mais elle a un prix, elle est ostracisée par les femmes du village. Elles ne lui parlent pas, elles ne s’assoient pas à côté d’elle, surtout si elles sont enceintes. Elle est de celles qu’on ne songerait pas à marier. Elle a le mauvais œil. 

Pourquoi la forme conte ?  Les thèmes du film sont sulfureux, un critique de journal turc l’a bien repéré. « Le scénario est parsemé de personnages et de péripéties qui tournent autour de concepts clichés comme la marginalité, l’autorité, l’étranger ou la liberté – autant de mots qu’il est de bon ton d’employer pour éblouir les jurys des festivals internationaux ». Ici, le censeur rend péjoratives et complaisantes  les vertus du film. D’autres critiques Turcs disent : Le propos du film est de s’élever contre ce modèle qu’il décrit et qui consiste, à l’échelle d’un village, d’un quartier ou d’une société entière, à réagir contre l’autre, celui qui est différent, à le contraindre, puis, avec l’avantage que procure le nombre, à l’étouffer, lui et sa différence ». Dans les deux cas le fond paternaliste du film échappe aux critiques, et c’est bien ainsi car nos deux réalisateurs l’insèrent dans un cadre plus vaste, celui de la discrimination et de  la violence mimétique. C’est-à-dire de la répétition à l’infini de la violence institutionnelle ou non,  et des choses cachées. Sibel et le loup est un moyen de parler de ces choses cachées. Les métamorphoses du loup, de Sibel à Ali, nous conduisent à un fantôme, celui de Fuat, l’amant de Narin  assassiné par les frères de Narin.

Le meurtre, cette chose cachée, que Sibel (d’une manière quasi chamanique) cherchait inconsciemment sous la forme d’un loup continue de gouverner la communauté. Et les hurlements du loup ne sont peut-être que ceux d’une mauvaise conscience collective.  

Autre particularité du film, les hommes y  sont rares, pourtant la loi, c’est  la leur, celle du paternalisme qui fonctionne sans même leur présence. Le film montre aussi que cette loi est toute aussi aliénante pour les hommes. Emin le chef du village et  père de Sibel et Fatma est tiraillé dans son rôle, entre père institutionnel, représentant de la loi des mâles, ou père affectif,  il lui faut choisir. On voit bien la différence, le premier rôle est posé de toute éternité, le second doit chaque fois s’inventer. Le premier fige, le second fait devenir. Et Emin choisi de voir le monde comme Sibel le lui proposait… avec amour.

Mais après tout, n’a-t-il pas donné à Sibel un prénom  qui vient du fond des âges une sorte de  désaveu du paternalisme ?  « Sibel est un prénom féminin d’origine turque dérivé de la déesse phrygienne. Cybèle (en « gardienne des savoirs ») adoptée par les Grecs et les Romains, personnifiant la nature sauvage. On disait qu’elle pouvait guérir des maladies (et les envoyer) et qu’elle protégeait son peuple pendant la guerre. Elle est présentée comme Déesse mère ou encore Mère des dieux. C’est l’une des plus grandes déesses de l’Antiquité au Proche-Orient ».

Le village de  Kusköy est un village monde, rien des choses humaines qui s’y déroulent ne nous est étranger. A la violence humaine  universelle, les réalisateurs opposent ceux qui lui résistent, ils pourraient sembler une minorité définitive,  c’est ce que Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti ne tiennent pas pour acquis et  c’est la raison même de Sibel. 

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