Decision To Leave, Park Chan-Wook

Un jeu de piste hitchcockien

Françoise m’avait prévenue mardi soir, « Tu vas voir, il y a des réminiscences de Vertigo (Sueurs froides) ». Dans sa présentation, Marie-Annick nous avait dit « de bien observer les détails car ils comptent… » Judicieux avertissements, il faut donc avoir l’oeil… Qu’à cela ne tienne, j’aime le jeu de pistes, surtout quand il est quelque peu tarabiscoté, qu’on se perd et qu’il faut, avec patience, construire et déconstruire, accorder les pièces comme celles d’un puzzle.

Certes, Park Chan-Wook n’est pas le premier à être inspiré par le « maître du suspense »: pour ne citer que lui, Clint Eastwood le fait au moins à deux reprises, dans son premier film, Play Misty for Me, 1971 (Un frisson dans la nuit) et en 1983 dans Sudden Impact (Le retour de l’inspecteur Harry) où la dernière scène rappelle étrangement la scène du manège dans Strangers on a Train (L’inconnu du Nord-Express).

Park Chan-Wook nous entraîne donc dans un jeu de chat et de la souris, au centre duquel se trouve un policier nommé Hae-jun, (Park Hae au jeu éblouissant) chargé d’enquêter sur le meurtre du mari d’une jeune femme énigmatique, répondant au nom de Seo-rae ((Tang Wei elle aussi éblouissante), veuve soupçonnée d’avoir tué son mari. Le premier, marié, habite à Busan alors que son épouse vit dans une autre ville, la seconde, troublante à beaucoup d’égards, n’a rien d’une veuve éplorée et devient, pour le policier, un être fascinant et obsédant. Nous voilà plongés dans un film policier (peut-être un peu long car on a tendance à se perdre dans la 2ème partie du film, mais n’est-ce pas le but du jeu?), un polar aux allures de jeu de piste ou de labyrinthe dont on a du mal à trouver l’issue.

L’obsession et la fascination étaient l’une des clés de Vertigo, James Stewart ne pouvant détacher ses pensées et ses yeux de la blonde Madeleine (Kim Novak). Même si nous n’assistons pas à la métamorphose de Soe-rae à l’instar de celle de Madeleine, c’est peut-être à une autre métamorphose que nous assistons, celle d’un policier que l’ennui conjugal semble guetter. Il me semble que le réalisateur entretient savamment une sorte de flou concernant ‘la femme‘ dans le sens où Soe-rae la jeune veuve et l’épouse du policier, Jeong-an (interprétée par Lee Jung-hyun), ont une certaine ressemblance, toutes deux sont brunes au teint de porcelaine. Tout comme le policier, le spectateur est lui aussi parfois désorienté et troublé, embrouillé dans ce jeu dont il ne voit pas toujours les ficelles.

En tant qu’enquêteur, Hae-jun doit suivre de loin les faits et gestes de Soe-rae, l’observer à la jumelle immobile au volant de sa voiture, tout comme James Stewart dans Rear Window (Fenêtre sur cour) immobilisé dans un fauteuil roulant et observant, lui aussi avec des jumelles, les allées et venues d’un voisin qu’il soupçonne d’avoir tué sa femme et dont il veut prouver la culpabilité.

Park Chan-Wook ravit nos yeux par ses plans magnifiques: des entrelacs qui rappellent une toile d’araignée, notamment dans la première partie du film, lorsque Soe-rae au volant de sa voiture suit et observe à son tour Hae-jun à la poursuite de San-oh (du moins je crois….) Cette métaphore de la toile d’araignée nous invite à nous questionner : n’est-ce pas Soe-rae qui tisse une toile pour piéger Hae-jun?

Hitchcock a souvent eu recours à des courses poursuites sur les toits (To Catch a Thief, La main au collet pour ne citer que celui-ci), ainsi qu’aux plans avec grilles ou entrelacs suggérant des personnages captifs (Strangers On A Train, Psycho, The Man Who Knew Too Much, The Thirty-Nine Steps), rappelant un procédé pictural utilisé notamment par Gustave Caillebotte lorsqu’il peint une rue de Paris depuis le garde-corps d’une fenêtre (Le balcon).

Soe-rae et Hae-jun se regardent et s’observent, cherchant à lire le non-dit de l’autre, champ et contre-champ, jeu de miroir qui capte les émotions que l’autre s’efforce de ne pas laisser transparaître, silences qui en disent long, mouvement de caméra qui contourne les visages qui se frôlent en plans serrés, image du désir et la sensualité, comme chez Hitchcock filmant au plus près James Stewart et Kim Novak, Cary Grant et Ingrid Bergman ou Eva Marie Saint…

Autres scènes très évocatrices: la reconstitution de la chute de la victime, le policier et son assistant remontant la paroi rocheuse abrupte: ces mains qui s’accrochent en haut de la paroi pour être hissées, ces doigts qui se touchent l’un tirant l’autre jusqu’en haut de ce rocher vertigineux n’évoquent-ils pas Cary Grant et Eva Marie Saint sur le mont Rushmore, ou Robert Cummings et Norman Lloyd le long du flambeau de la Statue de la Liberté dans Saboteur ? Park Chan-Wook filme Hae-jun qui traverse en courant un espace éblouissant de soleil, cette silhouette noire se détachant sur un fond ocre clair ne répond-il pas à Cary Grant courant sur une route déserte pour se cacher dans un champ de maïs, scène d’anthologie par excellence?

Le croisement de plans, comme une lecture croisée, abondent dans cette tragédie policère aux accents romantiques jusqu’à donner le vertige: les ciseaux ensanglantés font écho aux ciseaux que Grace Kelly saisit pour tuer celui qui tente de l’étrangler avec un bas dans Dial M for Murder (Le crime était presque parfait); un gros plan sur les boutons de manche d’une robe verte ou bleu verte et on se souvient de l’épingle de cravate du tueur de Frenzy; un oiseau mort et voilà un clin d’oeil aux corbeaux de The Birds.

Que dire des yeux? Ceux du spectateur bien sûr qui ne quittent pas l’écran pour ne rien râter des plans superbes de ce film où l’on s’aperçoit qu’ils sont un thème essentiel du film: d’ailleurs ne s’ouvre-t-il pas sur une scène de tir sur cible, exercice incontournable pour des policiers? Ces yeux peuvent aussi mettre en danger celui qui voit mal car ils interprètent quelque chose d’autre que la réalité. On remarque que Hae-jun a de toute évidence des problèmes de vue puisque, à plusieurs reprises, il met des gouttes dans ses yeux pour mieux voir mais ces mêmes gouttes troublent la vue pendant quelques instants, effet pervers…? Que voit le policier dans le visage de Soe-rae: une coupable, une victime, une innocente, une femme fatale ou une femme perverse? Son désir tranforme le regard qu’il porte sur elle et altère peut-être la réalité. Les yeux du mari retrouvé mort au pied de la falaise rocheuse sont filmés de si près qu’on croit voir les yeux d’un poisson mort et cette image, cette photo glace Soe-rae lorsqu’elle tire le rideau qui cache les photos de scènes de crimes épinglées par Hae-jun tandis que celui-ci prépare un plat chinois qu’il va servir à son invitée. Tiens, dans Frenzy l’inspecteur va devoir manger un plat préparé par son épouse qui teste des recettes ‘à la française’, et dans son assiette baignent des poissons entiers et autres crustacés qui n’ont pas l’air très alléchant… Le thème de la vue est donc important: la vue peut soudain se brouiller, on voit bien ou pas. James Stewart en sait quelque chose (Vertigo, Rear Window), Gregory Peck aussi (Spellbound, La maison du Docteur Edwards) dans la séquence onirique du film dont le décor, un rideau d’yeux juxtaposés et effrayants, est signé Dali ; les yeux peuvent voir ce qu’ils veulent voir tel Claude Rains qui est troublé par la belle Alicia dès le premier regard et ne voit pas qu’elle se retrouve brusquement dans sa vie pour le démasquer (Notorious, Les enchaînés)….

Voilà un film placé sous le signe du vertige, de l’obession et de la chute qui trouve son point culminant sur une plage, scène magistrale et terrible, où une femme disparaît (The Lady Vanishes) et où un homme obsédé, au regard égaré et perdu ne peut que crier le nom de la femme désirée mais perdue à jamais, lui qui n’a pas su voir le signe sur le sable. Une affiche, peut-être coréenne, dessinée de manière stylisée comme un story-board, mêle à la fois la vague comme dans le célèbre tableau d’Hokusaï , et donc les vagues des derniers plans, et le lieu escarpé de la scène de crime, jouant ainsi sur les deux paysages qui, d’une manière différente, sont en quelque sorte les lieux de disparition.

En 2001, le Centre Pompidou a organisé une magnifique et très enrichissante exposition dont le titre était « Hitchcock et l’art« ; cette exposition avait également un sous-titre: « Coïncidences fatales« . Si vous pensez que ce que vous venez de lire est un peu trop tiré par les cheveux, peut-être avez-vous raison, mais je trouve que ces quelques « co¨ïncidences » ne sont pas anodines, sans pour autant être « fatales ».

Chantal

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