Comme des rois, le 3ème court métrage de Xabi Molia, se place par antiphrase au regard de ses personnages dérisoires et de son message plutôt pessimiste, sous le signe du spectacle, de la comédie féérique, riche en rebondissements et travestissements, avec deux pièces de Shakespeare : La Nuit des rois et Comme il vous plaira : le jeune Mika s’est en effet découvert une vocation théâtrale en jouant des scènes du dramaturge élisabéthain qui lui permettront de réaliser son rêve parisien d’une école d’acting. Faut-il voir dans les escroqueries au porte-à-porte dans lesquels l’entraîne son père un reflet appauvri des déguisements et jeux scéniques que subliment les planches ? Face à un père irresponsable, qui l’enferme dans la tricherie, seuls les dédoublements créateurs, les artifices de l’art semblent pouvoir sinon réparer, au moins ressouder quelque peu une identité clivée : Mika est forcément écartelé entre l’amour, le respect charnel pour son père et l’image pitoyable qu’il ne peut qu’en avoir, entre la loyauté filiale et un sentiment de gâchis, voire de révolte face à son avenir saccagé – mais prend -il vraiment, même à la fin, son envol – tant il semble aussi aimer jouer la comédie, au mauvais sens du terme, lorsqu’il se fait passer par exemple pour un professeur de guitare pour séduire une fille ?
Pour le reste, la royauté qu’exercent Mika et son père Joseph le mal-nommé, d’une paternité peu rassurante et démiurgique, fait sourire : prince de l’anarque, le héros au chômage, acculé par son propriétaire après 6 mois de loyers impayés ou tabassé puis viré de l’appartement par ses hommes de main, n’exerce qu’un empire fragile sur le quartier de banlieue qu’il habite – et qui ressemble plus aux marges d’une improbable campagne, avec ses jardins à cagibis, qu’à une zone périurbaine proprement dite. On pense aussi bien sûr à l’expression « heureux comme des rois », qui renvoie certes ici à un quotidien difficile, voire à des fins de mois misérables – mais aussi à l’équilibre que Joseph semble avoir trouvé, si irresponsable qu’il nous paraisse, par rapport à sa famille. Il ne semble pas songer à chercher un travail bien que son épouse, jouée par Sylvie Testud, l’en presse chaque jour : quant à Mika, joué par un Kacey Mottet Klein farouche et émouvant, peut-être trouve-t-il dans cette emprise paternelle une sécurité paradoxale ; cette condition de servitude sociale, de soumission familiale, pour médiocre qu’elle lui paraisse, demeurera longtemps encore bonheur et intégration, malgré les bouffées de révolte qui le conduiront finalement à partir…
« Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition (conscience que « ce n’est pas assez bien chez nous »), je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » Ce déchirement entre l’amour des siens et la honte qu’ils nous inspirent parfois, entre fidélité plombante à son milieu et soif d’épanouissement personnel vécue comme une trahison, est à la source de l’écriture autobiographique d’Annie Ernaux, de son désir d’écrire sur son père dans La Place. Ce dilemme vécu dans sa chair par Mika n’explique-telle pas l’oscillation même du film entre comédie populaire et film d’auteur, entre histoire de famille et chronique sociale ? Ce réalisme populaire trouve un écho autobiographique puisque Kacey Mottet Klein, jeune homme, fit du porte à porte et que le cinéaste fut victime d’une arnaque de 20 euros à la gare Montparnasse.
Faute d’avoir su ou voulu choisir, et pour s’être tenu sur le crête de la comédie familiale et du drame social, Xabi Molia ne parvient pas à nous convaincre totalement. Les gags certes savoureux de l’entretien prétendument obligatoire de la chaudière d’une vieille dame tandis que le fils vole des…francs (!) et surtout de la vente frauduleuse de picrate pour « un Grand Cru Saint-Emilion 2007 » chez une dame naïve avec le duo parfaitement rôdé du père jouant le passant d’abord choqué par la démarche du fils, puis convaincu par la carte professionnelle et enfin séduit par le vieillissement prometteur du vin, fonctionnent bien, par-delà leur nombre et leur répétitivité, jusqu’au moment où le numéro des deux compères, qui viennent voler dans une usine, se heurte à l’incrédulité des policiers dépêchés sur les lieux : leurs explications alambiquées et contradictoires sur les domiciles respectifs conduisent directement les apprentis truands en fourgon cellulaire. Il y a une morale : la tchatche ne marche pas toujours – et les gestes et situations nous trahissent et dévoilent la vérité. La fin certes, sans tomber dans le happy end, se maintient sur cette crête comique puisque le fils monte sur scène devant son père fier de lui devant les autres…détenus !
D’un autre côté, à avoir voulu nous proposer une chronique sociale, le cinéaste normalien emporte difficilement l’adhésion. Outre qu’il paraît psychologiquement peu vraisemblable qu’un père gâche ainsi l’avenir de son fils qui a abandonné ses études avant le bac et ne lui propose qu’un modèle, qu’une vie de tricherie, le réalisateur, sans même parler de message, ne propose pas de point de vue sur les situations qu’il met en scène. Il est surprenant qu’il n’ait pas rendu plus agité, plus conflictuel ce microcosme familial dont il aurait pu tirer des effets divers et singuliers : alliances et rivalités, conflit conjugal, colères et fugues. Curieusement, à part une remarque sur la nécessité de laisser enfin Mika voler de ses propres ailes, le rôle de Sylvie Testud (comme la place des femmes en général) est trop peu travaillé : on imagine pourtant cette actrice douée, ici vaguement bougonne – incendiant son mari inconséquent, protégeant ses enfants en mère inquiète – tout en perpétuant le reste du temps cette vie médiocre d’expédients. Sans doute ce sentiment d’inachèvement provient-il de l’hyper-présence de Kad Merad, dont le comique accablé et la bonne conscience rarement troublée font certes mouche : mais les mimiques se ressemblent, son jeu décidé et fiévreux, entre tocard et perdant magnifique, semble un peu prévisible, comme si Kad jouait du Merad – et l’on eût aimé que la tendresse affleure plus souvent, que la réflexion l’habite enfin.
Bref, le jugement moral qu’on se surprend à porter sur le personnage central, alors qu’on devrait prendre le personnage pour ce qu’il est, s’explique sans doute là encore par l’ambiguïté du propos et un scénario pas assez dramatique (au double sens du terme) auquel le cinéaste préfère une enfilade de situations amusantes mais trop attendues. Bref, on aurait tant aimé retrouver la blessure et les silences de Kad Merad, père meurtri dans Je vais bien, ne t’en fais pas de Phlippe Lioret…
Pour autant, on appréciera le refus du misérabilisme et l’équilibre subtil auquel est parvenu Xabi Molia face à ses personnages, « une distance sensible » selon le mot d’Alain Riou.
Claude