Cannes 2007, le réalisateur roumain Cristian Mungiu reçoit la Palme d’or pour son film 4 mois, 3 semaines, 2 jours; cinq ans plus tard, Au-delà des collines, 3ème long métrage du réalisateur est récompensé à Cannes par le prix de la meilleure actrice, conjointement attribué à Cosmina Stratan (Voichita) et Cristina Flutur (Alina), ainsi que le prix du meilleur scénario pour le réalisateur.
Ce film est inspiré par un terrible fait divers qui secoua la Roumanie en 2005, soit seize années après la chute de Ceausescu.
Peut-être un peu long, le film nous raconte l’histoire de deux jeunes filles, Voichita et Alina, qui se sont connues à l’orphelinat quelques années auparavant, se sont attachées l’une à l’autre puis ont dû se séparer et prendre deux chemins radicalement opposés : l’une, Alina, refusant toute autorité, haïssant la religion est partie travailler en Allemagne, l’autre, Voichita, a choisi d’entrer dans un monastère pour y consacrer sa vie à servir et aimer Dieu. Toutes deux se retrouvent lors d’une première scène à la gare, retrouvailles faites de pleurs et d’étreinte de la part d’Alina, laissant Voichita gênée, « On nous regarde« , dira-t-elle à son amie. Le ton est donné : leur amitié très forte de jadis a changé, du moins pour l’une d’entre elles.
De ce fait, chacune va s’employer à « sauver » l’autre du chemin qu’elle a choisi, Alina va faire tout ce qu’elle peut pour faire fuir Voichita du lieu sinistre dans lequel elle s’est enfermée et partir avec elle en Allemagne ; de la même façon, Voichita va tenter de raisonner Alina et de l’amener vers l’amour de Dieu. Chacune semble prête à aller jusqu’au bout et se sacrifier pour l’autre, chacune tentant d’ouvrir les yeux de l’autre et de la sortir de son choix….
Le monastère se trouve dans un lieu reculé, isolé de tout, entouré de collines qui forment une enceinte autour du monastère, lieu battu par les vents et comme enfoui sous la neige en hiver, un lieu sans eau courante ni électricité, un lieu propice à une vie de renoncement, où l’on accepte une vie de reclus, un repli sur soi, un monde où l’on ne voit rien si ce n’est le sommet des collines alentours, on sort rarement pour aller « au-delà des collines », car dans cet autre monde règne le désordre et le Mal. Cet autre monde, Cristian Mungiu nous le montre en ruines, un monde où tout est dysfonctionnement : les services hospitaliers, la police sont incompétents, les familles se disloquent. Alors face à un tel état des lieux, oui, le monastère pourrait ressembler à un havre de paix et de sécurité: plusieurs jeunes femmes souhaitent y entrer pour échapper aux coups de maris violents et trouver ainsi une forme d’apaisement. Voichita venue de l’orphelinat, y a sans doute trouvé cette paix et s’est laissée convaincre que seule une vie consacrée à l’amour de Dieu valait la peine d’être vécue. C’est pourquoi elle va tenter de rallier Alina à cette vie consacrée à Dieu et au sacrifice.
Mais Alina détonne dans ce monastère, elle jure, blasphème, défie le pope qui tient les nonnes en esclavage et va peut-être jusqu’à abuser d’elles et en particulier de Voichita…. Ses vêtements même la différencient des autres. Et plus Voichita essaie de convaincre Alina, plus cette dernière se rebelle, et plus l’incomprehension et les crises s’installent, faisant d’elle, aux yeux du pope et de la communauté du monastère, l’incarnation du Mal. Alina jette les icônes par terre, profane les lieux de prière. Pour cette communauté religieuse, elle ne peut qu’être habitée par le Malin et force sera pour eux de l’en délivrer, de lui faire vomir ce Malin qui s’est emparé d’elle, et ce par quelque moyen que ce soit….
Voichita est elle aussi persuadée qu’Alina est empoisonnée par le Malin, et veut la sauver malgré elle.
Cristian Mungiu nous propose un récit sobre mais implacable de la trajectoire funeste d’Alina. Les personnages sont cadrés de façon très serrée, symbole de l’étouffement, de l’enfermement, de l’absence de liberté et donc de choix. La vie au monastère est régie par ses rites auxquels nul n’a le droit de déroger car seul le pope décide. Et c’est ainsi que, petit à petit, l’horreur va s’immiscer dans cette communauté paisible qui, ne voulant que le Bien, va sombrer dans l’impensable.
L’enchaînement d’Alina, sa crucifixion, nous font basculer dans l’horreur : ce moment, filmé en plan séquence, montre que l’urgence est là, que la panique s’empare des nonnes, qu’il n’y a pas de temps à perdre; il ne s’agit plus de donner de « simples prosternations » pour expier les péchés, c’est tout simplement une mise à mort froide et méthodique qui va être mise en place : les nonnes s’en rendent-elles compte? Aucune ne refuse de s’associer à ce qui se prépare, toutes participent, aucune ne remet en cause ou ne s’érige contre les ordres du pope….
Le noir et le blanc s’affrontent : à la noirceur des vêtements et de l’intérieur du monastère, à celle du regard du pope, répondent le blanc immaculé de la neige, la pâleur du visage d’Alina, la pureté de son amour pour Voichita, Voichita dont le visage, lui aussi très pâle, est cependant toujours encadré par un foulard noir: le mal côtoie le bien, comment avoir un jugement éclairé? L’une comme l’autre ira jusqu’au bout de son amour, ou de sa conviction, l’une comme l’autre va finalement se sacrifier et perdre, la vie pour l’une, le semblant de vie et de liberté pour l’autre.
Cristian Mungiu filme l’aveuglement, la déraison, le mensonge, la folie, l’inhumanité, la cruauté, l’échec d’un système. Et il termine par un plan saisissant, ô combien symbolique, métaphore de tout le film : un pare-brise souillé par les éclaboussures d’un bus passant près de la voiture de police qui conduit au poste les responsables de la mort d’Alina : le pope, quatre nonnes témoins et Voichita elle-même, un pare-brise gris (mélange du blanc et du noir) qui obstrue la vision, puis est nettoyé par les essuie-glaces : tous les protagonistes sont coupables d’aveuglement, d’absence de discernement, à tous les niveaux, qu’ils soient religieux ou civils. La dictature a laissé des traces profondes que l’ère post Ceausescu n’a pu effacer: la société civile et la société religieuse ont toutes deux refusé de voir la réalité, elles ont été dans le déni, chacune ne voulant que le bien de l’autre….
Tel le Roi Lear, Voichita et ses consoeurs vont être désormais forcées d’ouvrir les yeux afin de voir le réel, le regarder en face et l’affronter : le voile qui les empêchait de voir se lève un peu. Car c’était aussi à l’intérieur du monastère que le Mal s’était glissé, le monde « d’au-delà des collines » n’étant pas, lui non plus, exempt de fautes.
Chantal Levy