Antigone, de Sophie Deraspe

Avec Nahéma Ricci, Rachida Oussaada, et Nour Belkhiria

Bande-annonce Antigone

C’est étrange la vie. Surtout en ce moment.

Mettre son masque sur le nez. 
Descendre quelques marches d’escaliers pour sortir de chez soi. 
Avancer. 
Et se retrouver ailleurs.
Loin ailleurs.
Proche de cet ailleurs de Wajdi Mouawad qui a réécrit la tragédie œdipienne dans le froid canadien d’un exil Incendiaire. 
Mais plus loin encore. 
Dans un monde parallèle.
Un Québec alternatif. 
Un espace où l’histoire de la fille de celui qui s’est aveuglé, ébloui par la vérité n’a pas encore été écrite. 
Dans un monde où Antigone n’est pas un texte de la littérature classique.
Mais un prénom. 
Un simple prénom. 
Un prénom contemporain. 
Un prénom d’exilée (fine reprise du statut de la jeune fille dans Œdipe à Coline). 
Et c’est là toute la magie de cet univers cinématographique aussi beau qu’étrange et complexe.

Le fait d’avoir conservé les prénoms de la tragédie grecque intacts créée une inquiétante étrangeté surprenante, plaçant cet univers dans une familiarité forte de par notre connaissance de la pièce, doublée d’une sensation d’étrangeté car la réalisatrice prive le spectateur de la sensation de réel, voire de naturel, que le cinéma essaye habituellement de créer, sans pour autant – et c’est une vraie performance – être à un seul moment superficiel. Ce choix de conserver les prénoms offre un décalage poétique qui place le langage et les dialogues du film dans un univers étrangement proche mais radicalement singulier où la beauté et le symbole comptent plus que le naturel, et ce au profit de la profondeur. En cela, le film se rapproche étonnamment du symbolisme tel qu’il a ébranlé la deuxième partie du 19e siècle tant en poésie qu’en peinture (en illustrant notamment les grandes héroïnes des textes classiques). Cette poétisation du langage et ce symbolisme permettent au film de tenir. En effet, sans cela, le caractère excessif de l’histoire la dévoierait comme incroyable, rendant le spectateur incrédule et le laisserait à l’extérieur de toute émotion ou empathie… Mais la réalisatrice nous place d’emblée dans une tragédie (jouant ainsi avec le potentiel du théâtre à forger des mondes imaginaires) où les mots, les personnages et les actes se révèlent plus fort que la recherche d’un réalisme, qui passe tout à coup, elle, pour superficielle. Loin du naturalisme habituel du cinéma, on ne se demande pas face à Antigone si ce qui se passe à l’écran est vraisemblable. C’est beau, et c’est la seule chose qui compte. Nous sommes, très vite débordés par l’émotion quand Antigone interprète devant sa classe dans une sublime mise en abyme le récit de sa propre histoire. Celle d’une réfugiée qui a vu, au moment de partir, au moment de l’exil, le corps de ses parents inanimés jetés devant ce qui bientôt ne sera plus son foyer. Cet événement, raconté, nous laisse imaginer le drame et nous montre ces enfants, accompagnés par leur seule grand-mère à l’aéroport. On s’attache très vite à ces cinq-là, même à Polynice qui apparaît déjà comme l’opposé de sa sœur, petite frappe d’un gang, violent, superficiel, mais aimant sa famille. 

Mais le spectateur est intranquille, la réalisatrice joue sur notre connaissance de l’histoire et sait que nous nous préparons au pire. Pire qui ne tarde pas à arriver. Alors que Polynice se fait violemment interpeller par la police (bien que ces actes ne semblent pas si graves), son frère tente de s’interposer. L’image s’arrête. On entend un coup de feu. On ne comprendra la suite que par les bribes d’images montées sur des musiques de rap, des vidéos virales au buzz offert par internet et les réseaux sociaux (ces scènes qui ponctuent le film sont d’une force tant sonore que visuelle et rythme le film tout en proposant une critique de la société des images contemporaines de manière très pertinentes). La police a tiré sur Étéocle. Le bel Étéocle, le gentil, l’idole des supporters de l’équipe de foot locale. Tué parce qu’il a sorti… Un téléphone ! L’actualité brute, les blessés, les morts, les manifestations, les Black lives matter se rappellent à nous dans une violence incroyable. Et c’est cet incroyable qui fait de cette scène la pièce maîtresse du film, elle est la grande réussite du long-métrage. Et ce parce qu’elle semble particulièrement ratée et bâclée. En effet, si le film se plaçait dans notre monde, tentant de se rapprocher d’un naturalisme documentaire pour faire état de ce problème sociétal qu’est la violence policière, en voyant cette scène, son raccourci, l’absence de réalisme du contexte qu’elle met en scène, son aspect gratuit, le public serait sorti de la salle en s’offusquant qu’il est impossible qu’un jeune homme soit tué ainsi, que c’est délirant et caricatural, que la scène est creuse et beaucoup trop superficielle alors qu’elle traite d’un problème aussi important qu’actuel. Et pourtant, devant Antigone, le spectateur reste. Parce que depuis le début du film, il a été préparé. Ce qui se passe devant ses yeux n’est pas la réalité. C’est une tragédie avec tous ses excès. Une dramaturgie qui cherche davantage à nous toucher et à nous faire penser politiquement un état de notre société dans sa complexité qu’à paraître réel. Et en ça, elle fonctionne parfaitement. Et elle fonctionne d’autant mieux qu’elle est excessive, presque caricaturale. C’est presque magique. Et alors, quand plus tard dans le film, la superficialité de la scène se rompt au profit d’une nouvelle vision, celle de la police, qui par ses enquêtes et sa connaissance des deux frères, a tout les éléments et toutes les raisons de croire qu’Étéocle est dangereux et certainement armé, on reste abasourdi. Le portrait dressé à sa sœur de Polynice est attendu, bien que comme elle, nous le découvrons bien plus dangereux que nous le pensions. Mais c’est la découverte du passif d’Étéocle comme chef de gang responsable de trafics de drogues et d’armes qui brise l’irréalisme premièrement affiché de la scène, sa présentation de frère génial nous avait aveuglés et même fait oublié que sous la plume de Sophocle déjà, comme le disait un ami, « Étéocle c’est quand même un sacré salopard ». On se laisse prendre à cette adaptation, croyant en des divergences mais la tragédie nous rattrape dans une sublime profondeur.

Comme dans la pièce classique, Antigone sait (après coup ici certes) que ses frères n’ont rien des héros qu’elle aurait aimé admirer. Et pourtant, elle va défendre leur honneur et leur dignité, coûte que coûte, quitte à se faire emmurer. Elle le fait pour sa famille, pour le souvenir des drames qu’ils ont vécus, pour l’image inoubliable de son frère lorsqu’il était petit qui pleurait et que l’orphelinat condamnait à n’avoir ni père ni mère pour être consolé. Elle n’explique pas, elle ne justifie pas, mais elle fait passer l’amour avant la rationalité. La famille avant sa vie. Elle est fidèle à son personnage. Et on peut en dire autant d’Ismene, qui, dans un très beau monologue, explique à sa sœur que tout ce qu’elle veut c’est une vie normale, avoir le droit d’être aimée, de vivre libre, de faire le métier qu’elle a choisi. De choisir sa vie avant sa famille. Est intacte aussi la colère de sa sœur qui refuse ce qu’elle trouve superficiel et d’un triste manque d’ambition. Tout comme l’apparition de l’oracle dans une vision fantasmatique et rêvée qui ajoute à l’étrangeté mais permet de mieux comprendre le choix esthétique fort de la réalisatrice précédemment mis en relief. Et Hémon aussi est incroyablement fidèle, magnifiquement interprété lui aussi va coller, afficher les portraits d’Antigone pour la faire sortir de derrière les murs, lui redonner la parole, une image et une humanité. Seul le nom de Créon si important dans la pièce n’est pas mentionné, s’il est le père d’Hémon, il ne peut être l’oncle tyrannique d’Antigone. Cependant on retrouve avec ce personnage la rhétorique politicienne, l’idée que l’image passe avant les sentiments, que l’ordre de la cité passe avant sa propre famille.

C’est une fabuleuse réécriture d’une tragédie sublime, qui ne cesse de nous faire réfléchir sur la cité, la politique, la famille, soi… dans des échos toujours plus profonds.

Une question est restée cependant en suspens après la séance, mais l’actualité l’a finalement malheureusement tranchée : est-ce qu’un masque mouillé de larmes a encore un sens ? Ceci dit, nous étions 9 dans l’immensité de la salle.

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