Rocco et ses frères

 

ROCCO ET SES FRÈRES
Semaine du 26 au 30 mai 2016
Soirée-débat dimanche 29 à 20h30

Présenté par Claude Sabatier
Film italien (vo, mars 1960, 2h57) de Luchino Visconti avec Alain Delon, Annie Girardot, Renato Salvatori et Paolo Stoppa
Titre original : Rocco e i suoi fratelli
Synopsis : Fuyant la misère, Rosaria et ses quatre fils quittent l’Italie du Sud pour Milan où vit déjà l’aîné Vincenzo. Chacun tente de s’en sortir à sa façon. Mais l’harmonie familiale est rapidement brisée : Rocco et Simone sont tous les deux amoureux d’une jeune prostituée, Nadia.

« Rocco et ses frères » est l’un des films en noir et blanc les plus somptueux que j’aie jamais vus : la photo, par le grand Giuseppe Rotunno, est nacrée, élégante et brillante – comme une continuation et un développement du néo-réalisme. Grâce à Gucci, à la Film Foundation et à nos amis de la Cinecitta de Bologne, le chef d’oeuvre de Visconti peut être vu à nouveau dans toute l’intensité de sa beauté et de sa puissance » – écrivait Martin Scorcese, qui « emprunta » à Visconti son compositeur Nino Rota et lui doit tant pour « Raging Bull » et le motif de la boxe, métaphore de la violence sociale et de l’individualisme triomphant. Freddy Buache, dans son essai sur « Le Cinéma italien (1945-1979) », parlera de « sommet de l’expression cinématographique de ce dernier quart de siècle, le plus haut sans doute depuis « Citizen Kane » et « Ivan le Terrible » » : cette histoire familiale des quatre fils Simone, Rocco, Ciro et Luca Parondi montant avec leur mère Rosaria, après la mort du père, de leur Lucanie de misère en quête d’un improbable Eldorado milanais auprès du fils Vincenzo, dans une Italie du Nord industrialisée méprisant le Mezzogiorno, et se déchirant pour une prostituée au grand coeur, Nadia, est aussi une chronique sociale, le combat pour la réussite ou la reconnaissance, par les études, le travail en usine, la boxe ou la…délinquance. C’est surtout, autour de la figure d’une mamma autoritaire et sacrificielle, remarquablement jouée par l’actrice grecque Katina Paxinou, une véritable tragédie antique ou chrétienne, avec sa lutte fratricide – on pense à Abel et Caïn, à Etéocle et Polynice, ses mères de douleur, Andromaque ou Marie – et intemporelle, dostovieskienne, sur la communauté et la solitude, les moyens plus ou moins moraux de la réussite, la trahison et la vengeance, l’honneur et la rédemption, la transition surtout entre deux mondes ou le déclin d’un univers, version ici misérable et hystérique des bouleversements du « Guépard » ou de « Ludwig, le crépuscule des dieux »…
Le 7ème des 13 films de Luchino Visconti, dernière production néo-réaliste après « La Terre tremble » et oeuvre-matrice pour la Nouvelle Vague (par ses ellipses et son hors-champ) apparaît donc comme une oeuvre mythique tant par l’interprétation initiatique et fondatrice qu’elle offrit à ses jeunes acteurs-fétiche – Alain Delon (24 ans alors), Renato Salvatori (27), Annie Girardot (29) et Claudia Cardinale (22) – que pour son parfum de scandale : cet opus, qui se vit préférer « Passage du Rhin » d’André Cayatte à la Mostra de Venise et dut se contenter du Lion d’argent en raison des pressions exercées sur le jury, connut en effet bien des déboires tant lors de sa conception en 1958 que pendant le tournage en 1959 et longtemps après sa sortie en 1960. Alain Delon lui-même, qui tourne alors « Plein soleil » de René Clément, rechignait à travailler avec le sulfureux cinéaste, craignant pour la suite de sa carrière, avant de voir à Londres sa mise en scène de « Don Carlo » de Verdi. Le producteur souhaitait imposer Brigitte Bardot et Paul Newman au lieu d’Annie Girardot et Renato Salvatori ; par ailleurs, les autorités locales s’opposant au tournage de la longue scène de viol de Nadia par Simone au bord d’un lac près de Milan, le réalisateur dut se replier sur un lac romain. Sa première projection publique en octobre 1959 suscita des mesures policières et les projectionnistes se virent enjoindre de cacher l’objectif pour couvrir plusieurs scènes – celles du viol et du meurtre de Nadia par Simone – mesure aussi absurde qu’heureusement inapplicable. En France même, « Le Figaro » parlera de « théâtre hurlé et de mélodrame délirant, ersatz de tragédie prétendue grecque », moralisant avec pudibonderie sur des « scènes dont un peuple sain ne pourra qu’avoir le cœur levé. » Ajoutons qu’en Italie, le film, objet de nombreuses batailles juridiques, restera jusqu’en 1969 interdit aux moins de 18 ans, qu’en 1979, une version TV, écourtée et donc expurgée, sera proposée : il aura donc fallu attendre l’actuelle restauration pour (re)voir enfin le vrai film originel !!
Ce film m’a autant impressionné que lorsqu’étudiant je l’avais découvert au cinéma de minuit dans les années 70 – par-delà l’expressionnisme parfois outré, mélodramatique de certaines scènes, celle ainsi où la mère, apprenant que son fils Simone est un meurtrier, manifeste son désespoir avec des cris et une gestuelle de pleureuse antique. Le traitement de la lumière n’en reste pas moins magnifique, comme dans cette scène où s’affrontent autour d’une lampe et de la lueur blafarde d’un poste de télévision Salvatori et Roger Hanin, le boxeur paresseux et déchu et son exigeant entraîneur aux troubles pulsions homosexuelles… La beauté solaire de Delon, étendu sur un lit de fortune, bloc d’acceptation souriante du malheur et de disponibilité étonnée à la vie, ange rédempteur quoiqu’un peu veule, ne lasse pas de me ravir : pourtant, ce qui ne m’était pas apparu à la première vision, on a un peu de mal à croire en ce personnage sacrificiel, reprenant sans l’aimer le flambeau de la boxe délaissée par Simone – dur et doué paresseux – prêt à tout pardonner à son frère, refusant le combat puis la dénonciation de l’ange déchu après le meurtre de Nadia, tuée comme Carmen par José – devoir ingrat auquel se résout pourtant le bon et lucide Ciro comme au seul salut social, familial et existentiel pour les Parondi. Vision chrétienne et christique de Visconti qui me gêne un peu, comme un être de papier, une idée incarnée, si remarquablement le soit-elle : car après tout, si Rocco aimait vraiment Nadia, laisserait-il ainsi son frère la reprendre ? Ne l’abandonne-t-il pas finalement à la fureur jalouse et meurtrière de Simone ? On sera aussi assez fasciné par l’âpreté farouche de Renato Salvatori, dont la violence effraya Annie Girardot et la fascina aussi  puisqu’elle l’épousera en 1962, restant avec lui jusqu’en 1988 malgré une séparation de corps pour violences conjugales. Etrange osmose entre l’art et la vie dont témoigna aussi le tournage même du film : Visconti, pour mieux incarner et exaspérer la rivalité fratricide entre Rocco et Simone, ne cessa de jouer un acteur contre l’autre, flattant Delon et bousculant Salavatori !
Si la fin peut paraître un peu convenue avec le falot Ciro se hâtant vers les usines d’Alfa Roméo en écho au préambule ouvrier du film, indice de l’engagement communiste du cinéaste pourtant issu de l’aristocratie milanaise, on retiendra l’interprétation bouleversante d’Annie Girardot, tant dans la légèreté aguicheuse de la prostituée chassée par son père et se réfugiant dans un local où elle embrasse Simone, que dans la mélancolie d’une funambule de la vie rêvant sur l’arête d’un pont d’une autre vie entrevue avec Rocco et surtout la détresse sacrificielle d’une femme de toutes les douleurs rattrapée par la vie, s’abandonnant à son meurtrier en une ultime étreinte, les bras en croix comme pour mieux épouser son cruel destin d’amour et de mort. On ne fait pas, décidément, de grande oeuvre avec de bons sentiments.

Une réflexion sur « Rocco et ses frères »

  1. Rocco et ses frères, au siècle dernier
    >
    Les destins tragiques et noués du boxeur et de la prostituée servent la tension
    dramatique du film.
    Deux corps perdus et exploités dans un matérialisme argenté et violent.
    Deux corps souffrant hors-la-loi … La force obscure de la haine les réunit dans
    la mort …
    Le boxeur finira ses jours en prison, son corps sauvage soustrait à la vie sociale.
    La prison comme mort sociale.
    La vie sociale, tranquille, reprend ses droits dans les dernières images du film.
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    Des ouvriers résignés travaillent à la chaîne dans une usine avant de retourner
    dormir dans une cité-dortoir sinistre, bien que nouvellement construite. Sans mémoire …
    Le temps industriel plus rapide, cadencé, remplace le temps paysan des jours et des saisons immuables, plus lent …
    Gardien éternel du temps immobile, dieu est mort, et personne ne porte le deuil.
    >
    Comment porter le deuil d’une croyance, d’une illusion ?
    Un long travail de deuil social commence, inaugurant un changement sociétal
    profond.
    Apprentissage du consumérisme à crédit et de la mobilité géographique.
    Arrachés à la vie sédentaire de leurs ancêtres paysans …
    Moderne, isn’t it ? »
    Michel Grob

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