Quel est votre film préféré ? aujourd’hui, Bagdad Café de Percy Adlon

 

                                                            

Par la magie de son personnage principal, sa loufoquerie ambiante et la grâce d’une chanson, le film « Bagdad Café » reste gravé dans ma mémoire. A sa simple évocation, je me sens envahie d’un sentiment de joie et un sourire éclaire généralement, le visage de l’interlocuteur qui a vécu la même expérience que moi.

                  Souvenez-vous !

      Ca commence par une scène de ménage en plein désert, avec pour témoin, le bitume, la poussière, la terre ocre jaune, un container rouillé et un soleil de plomb. L’homme jette sa colère sur le vieux container ; il hurle :  Jasmine, reviens ! Jasmine ne bronche pas et continue d’écrire. Il lui jette un peu d’eau au visage ; elle le gifle ; une valise est sortie du coffre ; la voiture démarre avec l’homme seul au volant puis revient, dépose une thermos à café jaune pétant sur le bas-côté et repart. Jasmine vient d’être débarquée au milieu de nulle part avec son bagage : une valise dont le contenu ( les fringues bavaroises de son mari) sera une source de déception, mais plus tard, révèlera son trésor de magie, au sens propre comme au sens figuré.

      Ce long ruban d’asphalte gris courant à perte de vue, cette grosse dame allemande engoncée dans un tailleur en  loden vert, coiffée d’un chapeau tyrolien lui-même surmonté de trois plumes noires. Ah ! Ces trois plumes qui dodelinent à chaque pas de la grosse dame traînant sa valise ! Si elles expriment à la fois le ridicule et la fragilité de la situation, elles annoncent aussi l’insolite, l’inattendu, l’originalité, la grâce et la légèreté qui va émerger plus tard, du film et des personnages. Elles sont vivantes ces plumes et font de l’oeil au spectateur , comme pour lui dire : tu vas voir ce que tu vas voir.

                  Souvenez-vous !

                  Jasmine atterrit au Bagdad café, qui ne sert plus de café parce qu’on a oublié de racheter un percolateur neuf, un motel minable au bord de la célèbre « road 66 » qui reliait Chicago à Santa Fé sur environ 3 700km.

                   Souvenez-vous !

      Jasmine face à Brenda affalée dans son fauteuil déglingué, chacune essuyant ses larmes. Deux séparations . Deux femmes larguées par leurs maris, perdues au milieu du désert. Un fils fan de Bach, une adolescente fantasque, un peintre hippie, un serveur indien lymphatique, une tatoueuse muette et un campeur lanceur de boomerang. Une communauté de gentils originaux, en dehors de « l’american way of life », éjectés du rêve américain. Brenda, la patronne du motel, femme meurtrie et détestable au premier abord, compte bien se débarrasser de la grosse allemande avec l’aide de la police. Brenda juge, condamne, vitupère, hurle, s’agite. Jasmine observe, utilise le mot juste, pas un de plus, aide et enfin ouvre son cœur et sa valise magique. Ce sera la débauche . Une débauche d’inventivité, de joie,  d’amitié, de couleur, de générosité, de bonté.

                   Souvenez-vous !

      « Bagdad Café » c’est l’histoire d’une formidable amitié entre deux femmes qui n’ont rien en commun sinon d’avoir perdu dans le jeu de la vie et qui vont regagner ensemble leur propre pouvoir sur leur destinée. Ce pouvoir retrouvé passe par la confiance  et la bonté redonnées à soi-même et à l’autre. Jasmine déploie ce qu’elle a de meilleur en elle pour aller toucher ce qu’il y a de meilleur en Brenda. C’est contagieux la confiance et la bonté sans restriction. Les clients affluent désormais, dans ce boui-boui miteux parce que s’y épanouit la vie joyeuse. Chaque personnage est atypique et chaque personnage à la possibilité de faire émerger son talent et le meilleur de lui-même parce que la liberté de le faire lui est offerte. Brenda, la gérante gueularde,  devient une formidable meneuse de revue ; l’adolescente rassurée se stabilise, le fils développe ses dons de pianiste, le serveur retrouve son enthousiasme et le peintre n’en finit plus de créer des portraits de Jasmine, qui ,elle non plus, n’échappe pas à la transformation. Le tailleur en loden étriqué est remplacé par des jupes et des blouses légères, colorées et virevoltantes. Les formes généreuses de la magicienne, longtemps corsetées dans la rigueur allemande, s’épanouissent dans une offrande délicate de chair laiteuse, dévoilée, révélée et peinte avec amour et gourmandise par un peintre rendu amoureux de son sujet.

                                Souvenez-vous !

      Cette belle harmonie, cette célébration de l’entente, de l’unité de l’espèce humaine dans la différence. »Bagdad Café » , vous l’avez peut-être vous aussi, dégusté comme un bon café libérant au fur et à mesure, ses arômes burlesques et tendres, son humanisme joyeux.

                              Souvenez-vous !

      Souvenez-vous de la beauté des images aux couleurs exacerbées, des photographies en  technicolore, du cadre où tout transpire de couleurs. Dans mon souvenir «  Bagdad Café » est bleu et jaune comme sur l’affiche. Bleu comme le ciel de ce coin perdu. Bleu comme la tenue pailletée de Brenda quand elle se livre à son numéro de music hall. Bleu comme la lumière qui nimbe la chambre où Jasmine pose pour Rudi Cox. Il est jaune aussi, comme le sable omniprésent, comme le soleil de plomb, comme la citerne d’eau juchée sur son pylône, comme cette insolite bouteille thermos jetée sur la route.

                              Enfin souvenez-vous !

      « Calling you », l’envoûtante chanson interprétée par Jevetta Steele. Mais vous ne pouvez pas l’avoir oubliée. Elle est restée gravée dans vos oreilles et votre cœur.

     Mais peut-être avez-vous oublié comme moi, le nom de ces deux actrices formidables qui n’ont jamais retrouvé de rôles aussi  beaux : Marianne Sägebrecht interprétait Jasmine et Carole Christine Hilaria Pound interprétait Brenda. Trente deux ans après, le film reste le seul succès à l’international que connaîtra son réalisateur Percy Adlon. Pourtant le film avait été un des plus grands succès de l’année 1988, particulièrement en Allemagne et en France. Devenu film culte, il a été restauré en juillet 2018 pour enchanter la jeune génération de cinéphiles et pour en savourer à nouveau, le trésor d’humour et d’émotion. 

Vu en prévisionnement Israël, le voyage interdit Partie 1 : Kippour

Film israélien de Jean-Pierre Lledo
2h20
Date de sortie : prochainement

Israël, le voyage interdit - Partie I : Kippour : Affiche

Synopsis : Mon oncle maternel avait quitté l’Algérie en 1961… J’avais 13 ans. Et depuis je n’avais plus eu de relation, ni avec lui, ni avec sa famille… Je n’étais pas non plus allé à son enterrement, il y a 10 ans… Je l’aimais pourtant. Ce n’est donc pas lui que j’avais boycotté, mais le pays qu’il avait choisi… Israël. Qu’est-ce qui durant plus de 50 ans avait empêché le Juif algérien communiste que j’étais ? Ma fille Naouel a voulu m’accompagner dans cette aventure et j’ai accepté. Une dette à rembourser.
Partie I : Kippour : Une famille oubliée, les Juifs d’Algérie, eux aussi perdus de vue, n’avoir rien transmis à mes enfants, m’être complu dans l’ignorance… Arriverai-je à me débarrasser de toutes mes fautes ? Car d’Israël, je dus vite l’admettre, je ne savais rien. Ni de son passé, ni de son présent. Un mot mystérieux et oublié que ma mère utilisait souvent, m’en ouvre soudain les portes, « Tcharbeb « …

Israël, le voyage interdit partie 1 : Kippour c’est la recherche d’un complément à l’histoire familiale d’un père, Jean-Pierre Lledo accompagné de sa fille Naouel, qui devient pour le spectateur un documentaire passionnant sur une famille mais aussi sur un pays et des gens qu’ils y ont rencontrés lors de leur pèlerinage. Un récit tout en retenue. Les portraits sont sensibles et les témoignages, poignants. 
Le rituel des pierres, les Écuries de Salomon, le Dôme des Rochers, le mont du Temple et leur histoire commune, les cabanes et l’explication de la bénédiction visant l’union collective, ceux qui ont tout, symbolisés par le cédrat, ceux qui ont un peu, symbolisés par la feuille de palmier et la myrthe et ceux qui n’ont rien symbolisés par la branche de saule, autant de découvertes pour moi par ce film. Jean-Pierre Lledo cite pour conclure cette première partie cette phrase du poète Heinrich Heine « la Torah, patrie portative des Juifs exilés et dispersés de par le monde ». 
Ajoutons que le montage est de Ziva Postec qui signa celui de Shoah de Claude Lanzman.

Un film à voir

A noter que ce film sera suivi de trois autres, déjà tournés,  dont les dates de sortie ne sont pas encore connues non plus : partie 2 : Hannoukkapartie 3 : Pourim et partie 4 : Pessah

Marie-No

Vu en prévisionnement Malmkrog de Cristi Puiu

Film roumain
Sortie en salles prévue pour Juillet 2020

Malmkrog : Affiche

Synopsis : Nikolai, grand propriétaire terrien, homme du monde, met son domaine à la disposition de quelques amis, organisant des séjours dans son spacieux manoir. Pour les invités, parmis lesquels un politicien et un général de l’armée Russe, le temps s’écoule entre repas gourmets, jeux de société, et d’intenses discussions sur la mort, l’antéchirst, le progrès ou la morale. Tandis que les différents sujets sont abordés, chacun expose sa vision du monde, de l’histoire, de la religion. Les heures passent et les esprits s’échauffent, les sujets deviennent plus en plus sérieux, et les différences de cultures et de points de vues s’affirment de façon de plus en plus évidentes.

Adapté d’un texte de Vladimir Soloniev, philosophe et poète russe, Malmkrog est une suite de discussions sur la guerre, la religion, la mort, la moralité, la croyance.
Une suite d’intenses controverses en huis clos avec deux froides sorties silencieuses dans le parc enneigé. On est à la veille de Noël.
Le film est roumain mais l’action se passant dans un manoir en Russie à la fin du XIXéme, si le russe et aussi l’allemand sont utilisés pour les dialogues concernant la vie usuelle, c’est en français que s’expriment les personnages principaux pour les échanges intellectuels, donc les ¾ du temps.
Malmkrog, divisé en six chapitres, chacun intitulé du nom d’un des personnages principaux, se passe chez Nicolai (chapître IV), joué par Frédéric Schulz-Richard, qui orchestre les conversations auxquelles participent Ingrida (chapître I), jouée par Diana Sakalauskaité, Edouard (chapître III), joué par Ugo Broussot, Olga (chapître V), jouée par Marina Palii, et Madeleine (chapître VI), jouée par Agathe Bosch.
On ne trouvera pas confirmation dans l’ouvrage dont le film est tiré car tous les personnages y sont masculins mais, pour ce qui est du film, on peut imaginer que Olga est la jeune épouse (elle a 26 ans) de Nicolai. Ce n’est pas dit mais on aperçoit furtivement dans l’enfilade des pièces une enfant qui essaie, pour s’avancer vers ses parents, vers le groupe, de forcer le passage que lui barre fermement une domestique. Sa place n’est pas là. Pas encore. Et puis on entrevoit à plusieurs reprises la domination latente exercée par principe à cette époque par un mari sur son épouse fût-elle de son rang et instruite.
Les longues conversations portent sur la guerre, l’armée russe orthodoxe et ses conquêtes, on débat inlassablement de ce qui est juste ou ne l’est pas, de ce qui est chrétien, des êtres civilisés et de ceux qualifiés de sauvages, de religion, de croyance, de mort.
Le film demande de l’attention et même parfois de la persévérance surtout au début quand on sait qu’il dure 201 mn … il faut se faire un peu violence, insister et rester concentré. Alors, on est emporté, captivé, on ne peut plus lâcher et, même si c’est très littéraire, que ça va très vite et que ce n’est pas toujours accessible, qu’est-ce que c’est bien !
Au final, on resterait bien encore un peu pour un septième chapître : VII Le Colonel avec lequel la domestique et Olga communiquent en allemand et qui est occupé à revivre en boucle le drame qui le lia jadis à Elza, et un huitième chapître : VIII Judith à qui Nicolai demande, en allemand aussi, de veiller à ce que les portes (qui le sépare de la domesticité et de la vieillesse) restent toujours bien fermées …
Techniquement, le film est une merveille, avec des décors incroyables de détails soigneusement arrangés, des costumes remarquables et une mise en scène éblouissante. Dans ces six tableaux pourtant a priori et par définition statiques, Cristi Puiu parvient à faire entrer un dynamisme certain, changeant le cadre par l’intermédiaire de miroirs et autres embrasures de porte et alternant portraits de groupe et gros plan sur des acteurs qui par leur manière de jouer et de dire ces dialogues difficiles et parfois très longs, se révèlent magistraux ! Ils ont tous une présence exceptionnelle, irréelle.
Madeleine au piano jouant Schubert, hors champ, irradie l’image de sa présence.
A la moitié du film, bien après le chapître II Itsvan, par une scène surprenante, le bruit de cristal brisé en fond sonore, dans une sorte de flash forward, Cristi Piulu impacte fondamentalement notre vision de Malmkrog. La tension monte, s’installe. Rien n’a changé. Tout va changer.
Un film extraordinaire !
Effet garanti si on le programmait, et si, en plus, les lumières d’un philosophe option histoire et théologie venaient nous éclairer le débat, alors là …

Marie-No

Le Ciné des Cramés de la Bobine

Amis cramés de la Bobine, bonjour,

Pendant cette difficile période, le blog sort de ses habitudes, il ne commente pas les films que nous avons vus ensemble, mais des films, tout simplement, des films aimés ou détestés, pour le plaisir de parler de cinéma, entre amateurs, et libre à chacun de les voir ou non. Vous pourrez aussi lire quelques superbes commentaires de prévisionnement, ceux de Marie-No, ils nous donnent envie de voir ces films -Et ci dessous un extrait du journal culturel de Dominique, une Cramée de la Bobine que nous connaissons bien- C’est épatant. Nous publierons prochainement quelques autres extraits de son journal. Nous espérons que vous les aimerez autant que nous. La semaine prochaine, nous vous réservons quelques beaux articles, ça commencera par Marie-Annick, pour se poursuivre par Pauline qui cette semaine va détester pour nous… Bon confinement les amis, prenez soin de vous et n’hésitez pas à nous écrire. Georges

Le Tango de Satan de Béla Tarr

Le Tango de Satan    

Je n’avais jamais osé aller voir une œuvre de Béla Tarr : réputation d’austérité et longueur de ses films.

Le Tango de Satan : 7 h 15 en noir et blanc…

(« Son style : des plans qui s’étirent, un pessimisme ambiant et le noir et blanc.  » Je recours à la couleur si j’ai besoin de vous montrer quelque chose avec la couleur. En revanche, si je n’éprouve pas la nécessité de vous montrer une image en vert, en rouge ou en bleu, dans ce cas-là je trouve bien préférable le noir et blanc. Justement, je peux jouer avec les nuances de blanc et de noir, et votre œil en tant que spectateur va toujours être attiré, rechercher le point le plus clair sur l’écran. Et c’est fantastique comme on peut jouer avec tout le nuancier, toute l’échelle des gris. Et puis j’ai cette audace, je peux le dire, de laisser une bonne partie de l’écran complètement obscurcie, noircie, comme ça. C’est ça que j’aime faire[1] » »)  

… et trois séances. Ma foi, si je m’ennuie, je peux toujours en rester à la première partie. C’est d’ailleurs ce que préconise le réalisateur : « J’aime faire des scènes d’ouverture longues. C’est comme cela que je peux présenter le personnage principal et que je vous présente le style. C’est vous qui décidez de rester ou partir. C’est comme un pacte entre vous et moi » dans une vidéo[2] que je trouve sur internet. 

La scène d’ouverture. Les personnages ? Des vaches que l’on suit pendant 7 minutes 30 au fil de leur déplacement en un lent panoramique suivi d’un travelling latéral le long des murs décrépis des bâtiments de la ferme collective (mais comment s’est-il arrangé pour que les vaches suivent le trajet voulu sans, apparemment, le concours d’un seul être humain ?). 

Quand tout cela est fini, on se retrouve dans un intérieur, devant une fenêtre, attendant en plan fixe que le jour se lève. Puis on découvre un couple qui sort du lit, la femme qui se lave le sexe accroupie au-dessus d’une bassine posée sur le sol, et des pièces moches et mal tenues.

Les gens sont habillés sans soin, les tricots ont des trous par lesquels la laine s’effiloche, il suffirait de tirer sur un fil pour que tout se défasse.

Dehors, il ne cesse de pleuvoir. Les sols des cours et des chemins : des bourbiers dans lesquels on patauge et on glisse. 

Une longue séquence du premier volet se déroule chez un docteur alcoolique et acariâtre qui passe la plupart de son temps assis derrière son bureau avec vue directe sur les WC (dont la porte est en permanence ouverte) et, par la fenêtre, sur les va-et-vient de ses voisins dont il épie les moindres faits et gestes, les notant scrupuleusement dans un carnet (un par personne) assortis de commentaires. Béla Tarr ne nous épargne rien de ces minables occupations.

Ayant terminé sa bonbonne d’alcool, il se trouve dans l’obligation de sortir, sous la flotte et dans la nuit, pour refaire ses provisions. La caméra le suit dans son périple au cours duquel il est abordé par une gamine dont il se débarrasse brutalement et qui le fait glisser dans la boue et chuter lourdement. Poursuivant son périple, il s’écroule finalement au bord d’une route où un camionneur le ramasse. 

La deuxième partie se concentre autour d’une gamine qui maltraite un chat (longue séquence insoutenable, on déteste cette sale fillette), finissant par l’empoisonner…

(Et on espère seulement que c’est pour de faux, que c’est juste du somnifère ajouté dans sa gamelle que boit le chat vu qu’il s’ « endort » en direct)

… et qui, à la suite d’agressions verbales…

(Sa mère, un voisin voleur. On devine que ces méchancetés font partie de son quotidien et le « je suis plus forte que toi » qu’elle lance au chat pendant qu’elle le brutalise prend tout son sens) 

… s’en va dans la nuit la pluie la boue, le chat tout raide sous le bras et la mort aux rats dans la poche, s’approche du troquet, regarde par la fenêtre… 

(Dans la première partie, c’est elle que nous avions vue observer les danseurs du dehors puis importuner le médecin sans en connaître les raisons. A présent nous voyons derrière la vitre depuis l’intérieur son petit visage halluciné que, chacun trop absorbé par soi-même, personne ne remarque, et l’accostage du médecin prend une tout autre dimension)  

… les villageois réunis, et ça boit et ça danse, ça s’agite plutôt, ça gesticule dans tous les sens pendant 10 minutes et 27 secondes…

(« Il fait aussi des plans séquences sa marque de fabrique. « D’abord le plan-séquence nous parle du temps. C’est une histoire de rythme. Le plan-séquence développe une tension particulière. Lorsqu’on tourne un plan-séquence, tout le monde doit travailler ensemble. Les acteurs doivent être dedans. Ils n’ont pas droit à l’erreur parce que la caméra tourne »[3] »)

… de tension hypnotique, au son d’un accordéon déchaîné des pieds tapent le sol, des bras poussent des mains tirent, les corps possédés roulent, se heurtent, se bousculent. Le spectateur, lui, est tétanisé. 

Et la gamine quitte le village, marche sous la pluie par un chemin boueux (long travelling arrière sur elle et son regard fixe), s’assied parmi les ruines d’un bâtiment, sort la mort aux rats de sa poche, en avale une grande poignée et s’allonge, le cadavre du chat toujours serré contre elle. Et le spectateur est pris de détresse, sa gorge se noue, les larmes lui montent aux yeux.

La troisième partie débute par le discours très sensé dans lequel un revenant, de retour après avoir purgé une peine de prison, rend les villageois et leur laisser-aller responsables de la mort de la fillette. Il propose à ceux qui désirent se libérer de le suivre et, après s’être fait remettre leurs économies afin de préparer leur nouvelle vie, leur donne rendez-vous dans une maison isolée… 

(Cortège de marcheurs et de charrettes tirées à bras, filmé en longs travellings arrière, avant, latéraux et qu’on suit jusqu’à leur arrivée sans qu’on se lasse un seul instant.) 

Mais nul eldorado n’attend les candidats au changement : le revenant et son compère ont été enrôlés par la police et les emplois proposés sont, sans qu’ils s’en doutent, ceux d’indics.  

Et le film se clôt sur le docteur qui, revenu chez lui, cloue des planches à ses fenêtres et, dans l’obscurité totale, prononce les mots qu’on entend en voix off au tout début. 

Cercle vicieux. Désespoir dont jamais on ne sort.

Les travellings : un autre, magnifique et nocturne, suit les recruteurs le long d’une rue déserte envahie par une armée de papiers et journaux qui, poussés par un vent furieux, accompagnent leur marche, s’accrochent à leurs jambes, roulent au rythme de leurs pas, comme dans un rêve ou un cauchemar.

Outre ces mouvements de caméra, Béla Tarr fait aussi un très bon usage des panoramiques enveloppants qui emprisonnent les personnages à 360° : dans la maison abandonnée, les villageois endormis en cercle ; dans leur bureau, les policiers chargés d’analyser le rapport du recruteur sur les villageois. Tous pris au piège.

Sans oublier l’importance donnée aux sons : outre les bruits que font la pluie, le vent, les papiers, ceux d’une cloche, d’un verre qu’on tape sur un comptoir, du meuglement des vaches, d’une musique (de Mihály Víg) qui prend aux tripes. 

Désespérance. Et pourtant, quand s’inscrit le mot FIN, je voudrais tant que ça continue.

                                                                                                                       Mardi 18 février 2020


[1] https://www.youtube.com/watch?v=sAS0bkmdWC4

La vieille dame qui marchait dans la mer de Laurent Heynemann

Marie a revu la vieille dame…

Quel portraitiste que San Antonio/Frédéric Dard ! Si j’étais prof. de français, je donnerais en exemple celui qu’il fait de la vieille dame au début de son roman.

Cette fois, c’est du film qu’en a fait L. Heynemann qu’il est question et, pour une fois, je n’ai pas été dépaysée en y entrant car j’ai rarement vu une mise en image aussi fidèle au texte. Et quel texte !!! Oreilles chastes, s’abstenir ; esprits coincés, aller voir ailleurs. Quelle truculence ! Quelle jubilation devant cette vieille nymphomane-escroque à l’allure pourtant très distinguée mais dont la bouche est capable de proférer les pires grossièretés. Jeanne Moreau y est hilarante, accompagnée de son vieux complice en escroqueries et vols divers, campé par un Michel Serrault en grande forme. Les insultes, gratinées, dites sur un ton de confidence ne sont jamais vulgaires, les sobriquets non plus et ils sont plus qu’inventifs.

N’oublions pas pour autant l’intrigue pseudo-policière à laquelle le couple associe un jeune gigolo dont la nymphomane de 80 balais tombe amoureuse… cela vaudra une trahison dont le vieux complice ne se remettra pas – moment où le rire nous quitte. Ajoutons qu’il est parfois teinté d’une tendre compassion pour cette vieille femme qui pourrait être pathétique sans sa verve provocatrice et son énergie à toute épreuve.

Marie

Quel film avez-vous détesté ? Barry Lyndon de Stanley Kubrick

J’ai détesté Barry Lyndon…..

Quand le film de Stanley Kubrick est sorti en 1975, j’avais dit que je n’irai pas le voir. Pourquoi ? Parce que j’avais lu le roman qui m’avait profondément ennuyée.

Seulement parfois on se laisse piéger par un/une ami/e  qui vous y traîne, vous assurant que c’est génial, beau, sublime, que l’esthétique du film est irréprochable, bref que c’est un chef d’œuvre et que, qui dit chef d’œuvre dit obligation d’avoir vu ! 

Alors j’y suis allée, dans cette belle salle obscure des Champs Elysées qui n’était pas éclairée à la bougie mais remplie comme un œuf  ̶  je ne vous raconte pas la queue sur le trottoir  ̶  salle remplie donc, de spectateurs avertis, ou non d’ailleurs… J’étais assise dans les cinq premiers rangs et j’allais en avoir plein les yeux.

Alors, oui c’est beau, les costumes, les décors, les éclairages (lumière naturelle et bougies), la musique (merci messieurs Bach, Haendel, Vivaldi, Mozart, Schubert, j’en oublie sans doute)…

Mais quel ennui ! Une histoire qui était la même que celle du roman de Thackeray ! Fidèle adaptation donc.

J’avais dû lire le roman en 3ème année de licence, mais le pire était à venir, peu de temps après, je recommence pour un concours, que je n’ai pas eu, la faute à Barry the rogue, à coup sûr !  

Désolée chers amis, je sais, la critique a adoré, et vous aussi je suppose. Mais on a le droit de détester un film que tout le monde aime et inversement, non ?  

Il n’y aura pas de rétrospective Kubrick aux cramés : tant mieux,  Barry Lyndon y aurait figuré en bonne place : j’aurais boudé la séance.

Thalia

https://youtu.be/EHQLPojPESc

Quel est votre film préféré? Aujourd’hui : Les vacances de Monsieur Hulot

«  LES VACANCES DE Mr HULOT »

de Jacques Tatischeff dit Tati.

Auteur, scénariste, réalisateur, acteur.

Comédie sortie en 1953, qui a connu trois versions. Durée 1h28

Tati est un humaniste drôle, une personne bienveillante, qui veut nous faire rire, mais n’est jamais cynique ou méprisant. C’est un artiste qui croit en l’Homme ( forte dimension sociale dans son œuvre). Le film est en noir et blanc.

Pourquoi penser aux «  Vacances de Mr Hulot » comme l’un de ses films préférés ?

La réponse est en partie dans le titre du film.

 Le premier mot «  vacances «  tout un symbole pour nous.

 C’est l’été, il fait beau, et ce sont des vacances à la mer, plus exactement près de St Nazaire sur la plage de Saint –Marc – sur – Mer. La plage dans notre imaginaire ouvre immédiatement plein d’images, d’odeurs, ( l’ambre solaire ) de bruits ( les vagues, les enfants, le vent) de souvenirs, plus ou moins lointains ( l’enfance , l’adolescence ). C’est un moment à la fois intime, la vie amoureuse, les copains, copines, et collectif ( le mois d’août tout s’arrête) .

Le deuxième terme «  Mr Hulot » ce personnage unique, le double de l’auteur, mutique, il prononce peu de mots et quand il parle on ne comprend pas ce qu’il dit ( voir la scène où il arrive à l’hôtel et doit prononcer son nom, avec la pipe dans la bouche ! oulo, ulo, il doit s’y reprendre à je ne sais combien de fois pour que l’hôtelier le comprenne. C’est un monsieur au visage assez ingrat, qu’on ne voit pas vraiment en très gros plan ( mais on voit sa pipe ) dont le corps longiligne et maladroit traverse tous les plans du film .

Il n’est pas comme les autres vacanciers, c’est une sorte d’exclu, il marche vite, à grandes enjambées,  le corps incliné, la pipe au bec.

Il est amoureux de la jolie vacancière qui habite en face de l’hôtel ( Martine ) mais toutes ses tentatives amoureuses échouent et quand il arrive à danser avec elle, c’est lors d’ un bal masqué ( son déguisement le protège).

Les lieux sont presque uniques : l’hôtel et la plage.

Le temps : un mois, le temps des vacances .

Les gags à la base du film. Il y en a plein, ils sont fondés sur la répétition le plus souvent tournés en plan séquences et requièrent la participation du spectateur. ( comique burlesque inspiré du muet avec des bruits).

Les personnages

Ils sont bien cernés, ce sont les vacanciers ; qui reviennent tous les étés à l’hôtel, se connaissent. Ce qui permet au réalisateur de critiquer une certaine mentalité petite bourgeoise, la vie est ritualisée et hiérarchisée. La cloche sonne l’heure des repas, ces derniers sont pris dans la salle à manger, elle aussi rythmée par les regroupements de table, les vêtements choisis par les vacanciers, les occupations diverses ( cartes, lectures, coups de fil répétés à Mr Smutte qui suit tous les jours les cours de la bourse).

Certains personnages sont assez antipathiques, tel le commandant empêtré dans ses souvenirs de guerre, Mr Smutte le financier.

D’autres sont sympathiques, surtout la dame anglaise qui aime bien Hulot ( elle aime sa fantaisie ).

Dans cet ensemble bien réglé, Hulot vient tout désorganiser ..il déboule comme un dingue dans l’hôtel, salit le sol, réveille tout le monde la nuit avec le feu d’artifice, a une voiture qui pétarade .

Il dérange l’ordre et le calme des vacanciers, et il ne fait rien comme tout le monde ( ne fait que des bêtises comme les enfants).

Justement, on peut beaucoup aimer ce film par la présence des enfants, leurs cris, jeux ( à la plage avec une loupe qui grille la peau d’un touriste endormi).

Leur innocence, leur poésie ( ce petit garçon qui monte les escaliers avec une glace dans chaque main est une merveille).

Et ces enfants qui jouent, s’interpellent, leurs babils forment l’un des atouts et charmes essentiels du film : la bande sonore.

Il y a peu, très peu de dialogues dans ce film, ce sont les bruits et la musique qui forment l’essentiel de la bande – son et de la texture du film. Tati disait qu’il préférait le bruit aux paroles..

La musique est d’Alain Roman ( ?) elle est célèbre et nous pouvons l’écouter sur France Culture tous les jours dans l’émission «  Les chemins de la philosophie » d’Adèle Van Reeth.

Musique, enivrante, joyeuse, dynamique, poétique, tout à l’image de ce merveilleux film.

A voir et revoir…

Françoise

Cinémathèque imaginaire et cinéma animé

La crise que nous vivons actuellement est certes historique, elle ne donnera cependant peut-être pas de grands films. Notre grande épopée, notre dramatique aventure nous poussant à nous isoler, rester seuls sans pouvoir quitter la maison, il est difficile d’imaginer que ce huis clos puisse se transformer en un long métrage palpitant et riche.

Pourtant, elle n’en est pas moins cinématographique tant elle renvoie par certains aspect à des images vues sur petit ou grand écran. Je vous propose un (très) petit tour du cinéma imaginaire que cet inédit à ouvert en moi. 

Mauvais sang - film 1986 - AlloCiné

L’ambiance générale, d’abord, fait toucher celle particulière de Mauvais sang. Dans une moiteur semblant préparer l’apocalypse, Paris est ravagée par une nouvelle maladie.

Pas d’amour sans amour, le virus se répand sans qu’on ne comprenne encore comment, faisant planer le doutes sur les sentiments et sur les raisons qui poussent aux rapprochements. Il faut aller vite, être le premier à trouver le vaccin quitte à dérober le germe du virus au laboratoire concurrent. Pour Alex (magnifiquement interprété par Denis Lavant) et son incroyable dextérité, cette course internationale sera son salut. Vite, avant que la mélancolie n’emporte tout. Courir imaginairement dans les rues vides avec l’amour moderne de David Bowie, le confinement est une belle occasion de replonger dans la belle version restaurée du film de Leos Carax et surtout dans sa bande sonore, aussi originale que sublime.

World War Z (filme) – Wikipédia, a enciclopédia livre

Dans sa dimension internationale, cette crise n’est pas sans rappeler le road trip de Brad Pitt pour comprendre avec le spectre de chaque pays la terrible épidémie de … zombies ! Dans World War Z.

Les gestes barrières et notamment la distanciation sociale évoquent les images de la Servante Écarlate.

Jamais plus de deux, un mètre de distance, des balades contrôlées et la nécessité de laisser passer, non pas pour lutter contre un virus, mais contre la propagation de la liberté dans une société totalitaire où la femme privé de tout droit devient un outil de procréation (je signale sur le sujet le très intéressant documentaire : Tu seras mère ma fille, qui retrace 100 ans de réappropriation de la femme de son corps et plus particulièrement de son ventre -à voir en replay sur France 5-).

L'Effondrement - Série (2019) - SensCritique

L’effondrement, cette série qui lorsque nous l’avons regardée me paraissait absolument improbable voire impossible malgré le réalisme sordide auquel il nous confronte raconte comment la société s’écroule après une brutale pénurie de pétrole. Ces ambiances apocalyptiques que je ne pensais jamais vivre deviennent palpables, presque réelles.

Se rendre au supermarché est devenu aussi romanesque qu’un épisode d’Indiana Jones, la ferme autosuffisante un Éden à envier et les maisons de retraites, un mouroir infernal abandonné (cet épisode est presque prophétique de scènes rapportées par les journaux espagnols).

Pourtant, n’affectionnant pas le genre apocalyptique, j’ai le regret d’avoir épuisé toutes mes références cinématographiques.


Il restait ainsi un grand vide, un vide à combler par l’imaginaire. Quoi de mieux pour cela que les dessins animés. Rattrapant notre retard, nous nous sommes lancés dans un visionnage des pépites de l’animation que nous avions manquées. Mais bien loin de Disney, dans les dessins animés aussi, une centaine noirceur règne. 

https://snahp.it/wp-content/uploads/2020/02/another-day-of-life-movie-cover.jpg

Another day of life, d’après le témoignage dans le livre éponyme du journaliste Ryszard Kapuscinski nous plonge au cœur du confusao de l’Angola de 1975 entre image d’archives, interviews contemporaines des victimes et acteurs principaux du conflit et images animées. Le style graphique se mêle étonnamment bien avec les images d’archives, ainsi que les images filmées contemporaines, il suggère sans trop de réalisme l’essence des personnages que l’on découvre avec intensité dans les rares photographies et vidéos tournées à l’époque. On suit au plus près de la pensée du journalisme, la guerre civile (qui se révèle n’avoir rien de civile tant elle est instrumentalisée par les deux blocs de la guerre froide) qui ravage le pays, l’évolution des situations, et cet européen qui a grandi dans une Pologne déchirée par la seconde guerre mondiale. Laissant progressivement son devoir de neutralité, il accepte difficilement d’avoir un impact sur la situation, de devoir agir, quitte à cacher une partie des informations à son éditeur. Ce point crucial le fait chavirer, il était parti journaliste, il reviendra en Pologne pour devenir écrivain. La force du film tient certes à l’aspect historique de cette guerre oubliée pour une indépendance fantasmée, mais aussi à son animation qui permet à la fois de synthétiser et de toucher au plus près du réel la situation, comblant les intervalles vides des scènes d’archives, avec une vision très personnelle : les images, doublée par un discours à la première personne, se défont, se détruisent, explosent, épousant la pensée du protagoniste. Le dessin prend alors une expressivité filmique rare. Une force qu’on lui connaissais notamment grâce à la magnifique Valse avec Bachir. Mais cet objet cinématographique est atypique par le mélange de sources et de styles d’image, ce qui lui confère une intensité et une puissance impressionnante.

Cinemamed - BUNUEL APRES L'AGE D'OR | Palace


Dans un style très différent, mais rejoignant la volonté biographique et le maillage entre image animée et images documentaires filmées, le long métrage Buñuel après l’âge d’or nous permet fictivement de suivre le cinéaste surréaliste et sa (petite) équipe en el laberinto de las tortugas – titre en espagnol. Ce labyrinthe de carapaces métaphorise les hameaux aux rues serrées perdus dans les Hurdes, région très défavorisée au nord d’Estrémadure en Espagne. C’est là que Buñuel a tourné son incroyable documentaire Terre sans pain en 1932. C’est ce tournage improbable que retrace le film d’animation, le documentaire étant à plusieurs reprises donné à voir montrant ce que filme la caméra d’Éli Lotar. On découvre le cinéaste espagnol, tiraillé entre la volonté de répondre au mythe du génie surréaliste et celle de voir et donner à voir une misère sociale insupportable dans l’espoir de changer les choses. La mort rode dans ce film d’animation, tout comme l’onirisme cauchemardesque, tous deux s’invitent sans crier gare au détour d’une image, d’une libre association d’idées, des personnages rencontrés ou du film terres sans pain lui même. Plus qu’un making off du film, on se retrouve dans la tête de Buñuel, partageant autant son imaginaire, les rouages de création des images surréalistes pourtant presque inconscientes, sa phobie des poules, mais aussi et surtout, son besoin de reconnaissance artistique notamment aux yeux de son père (Dali étant en miroir de cette relation, comme une figure tutélaire à admirer et à tuer pour la dépasser, montrant toute l’ambiguïté de cette amitié.)


Le surréalisme n’est pas complètement absent du très beau J’ai perdu mon corps. Comment ça, ma transition serait tirée par les cheveux ? Une main s’y balade, d’abord accompagné d’un œil bientôt crevé (comme dans Le chien Andalou ?), à la recherche du reste de sa chair, tantôt attaqué par des fourmis (si avec ça, on ne pense pas à Dali…), tantôt dans un nid avec des œufs (toujours pas ?), avant de tordre le coup au pigeon maman venant protéger ses oisillons à naître. Pourtant, malgré ce début étrange et inquiétant, cette main sans corps ne fait jamais virer le film dans le genre de l’horreur ou de l’angoisse. En effet, le caractère très poétique du film rendent ces scènes très émouvantes et cette main seule va devenir véritablement le personnage central de l’histoire pour qui va naître une véritable empathie et offrir des scènes d’une réelle beauté (notamment la scène du briquet, celle où la main vole seule attaché à un parapluie, ou celle où elle s’accroche au grillage rappelant l’iconographie forte de l’enfermement). Une chorégraphe belge fait elle aussi de la main un objet expressif et un personnage de danse à part entière, Michelle Anne de May, qui signe avec le réalisateur Jaco Van Dormael une série de pièces incroyables, dont voici un extrait du premier opus : Kiss and Cry.

Comme dans ces pièces, très vite, dans le film d’animation de Jérémy Clapin, la narration se centre sur la main, mais pas seulement la main coupée, celle aussi d’avant. On pourrait presque dire qu’on voit à travers les yeux d’une main. Celle de Naoufel, d’abord enfant à qui le père explique que pour attraper une mouche, il faut viser là où elle n’est pas, et non là où elle est. Puis ses mains sur un piano, ceux sur un magnétophone pour tout enregistrer, jusqu’au plus dramatique, puis ceux sur un interphone (le son est aussi particulièrement important dans le film, tant par la bande musicale que sonore : mettre ses deux mains sur les oreilles et se balancer jusqu’à entendre ses pas marcher dans la neige) d’une pizza livrée avec trop de retard et trop accidentée pour être acceptée. Puis les mains sur un téléphone pour composer le numéro de celle à qui il a parlé lors de cette livraison si spéciale pour la retrouver, et faire vriller le destin qui promettait à Naoufel un avenir aussi raté que cette première rencontre. Comme avec la mouche, il s’agit de le piéger. Suivre son destin comme si de rien n’était, continuer à marcher droit devant, et quand il ne se doute de rien, prendre la tangente, un mouvement improbable, imprévisible. Et se dérober. Se cacher pour ne pas qu’il nous retrouve. C’est ce que Naoufel fait en suivant cette voix de l’interphone, qui le conduira à devenir menuisier, construire l’igloo rêvé et tout avouer avant d’avoir la main coupée.Cette main coupée est le signe du destin qui l’a rattrapé ? Peut-être. Mais peut-être est-ce aussi une nouvelle tangente à saisir pour enfin effacer les regrets. C’est finalement une sublime leçon de vie que ce film livre à ceux qui le laissent les bouleverser.

1res images de "L'Extraordinaire Voyage de Marona" de Anca ...

C’est un tout autre destin que nous offre L’extraordinaire voyage de Marona d’Anca Damian, celui d’une petite chienne, neuvième d’une fratrie, tâche d’encre noir sur fond blanc. Je n’aime pas particulièrement les films sur les animaux, surtout sur les chiens et les chevaux, il faut bien l’avouer. Alors le pitch de Marona qui à l’heure de sa mort va revivre son histoire et raconter ses différents humains, c’était loin de m’enthousiasmer. Mais Thierry Chèze m’avait heureusement prévenu dans La dispute du 17 janvier (il était temps de se lancer) : « Cette histoire qui pourrait être mièvre, larmoyante au possible devient par son côté visuel quelque chose d’extrêmement ludique, d’extrêmement joyeux, d’extrêmement ambitieux ». Et en effet, l’animation de ce film est juste incroyable. La ligne, toujours grandement colorée, n’est jamais illustrative, certes expressive, mais surtout mouvante, vibrante… Vivante.
L’architecture de la ville de Paris grouillante de vie dans chaque partie de l’image se transforme à l’image des œuvres de Poliakoff, Miro, Mondrian, Bosch, Matisse, Picasso (les références sont aussi omniprésentes que finement citées), nous plongeant dans un tableau moderne et dynamique. Les personnages imaginés par le bédéaste Brecht Evens, que l’on reconnaît à son style mêlant encre et acrylique dans des dessins très graphiques et colorés, se forment et se déforment, emportant avec eux les lignes de leurs visages, de leurs corps et de leurs vies (les rayures de l’acrobate – rappelant les sculptures en fil de fer de Calder et son cirque – tournoient, zigzaguent, ondulent et sinuent avec lui, les rides d’une vielle dame affiche ses rêves alors qu’elle assoupie…). Et chaque personnage emporte avec lui son style graphique et sa technique, ainsi que son univers pictural. Le rendu est absolument fabuleux.Mais en plus de cette richesse dans l’animation, le scénario est lui aussi très subtilement mené. L’écriture d’une grande finesse nous chahute d’une émotion à l’autre, les abandons de Marona sont certes très durs, mais ils ne sont jamais dramatisés. La tristesse est tout de suite contrebalancée par beaucoup d’amour et de bonheur et la tendresse générale qui en découle donne à ce long métrage une narration très sensible, à l’image de son personnage principal. Marona ne s’apitoie jamais sur son sort, cherchant toujours à rebondir (comme la balle qu’elle court chercher au plus vite pour faire plaisir à son humain et voir son visage se remplir de joie quand elle lui ramène) et inscrit dans sa boîte à mémoire toutes les joies aussi intenses qu’éphémères : avoir un nom rien qu’à elle, un humain à veiller pendant qu’il dort, un petit coin pour dormir. Car, cette chienne est aussi la narratrice et sa lucidité est un régale : «Chez les chiens, le bonheur est l’inverse de celui chez les hommes. Nous voulons que les choses restent exactement comme elles sont, les humains eux, ils veulent toujours autre chose que ce qu’ils ont. Ils appellent ça rêver. Moi j’appelle ça ne pas savoir être heureux.» Un film qui donne envie d’aimer sans retenue ses proches mais aussi tous les instants intenses de nos vies, même les plus subtiles et intimes. C’est très certainement le film d’animation le plus audacieux qu’il m’a été donné de voir, un véritable régale visuel, sonore et sensible.