PRENDRE LE LARGE

 

 

Caméra d’or au Festival de Cannes 2017Du 21 au 26 décembre 2017Soirée débat mardi 26 à 20h30Film français (novembre 2017, 1h43) de Gaël Morel avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou et Kamal El AmrPrésenté par Marie-Noël Vilain

Distributeur : Les Films du Losange

 

Synopsis : Edith, 45 ans, ouvrière dans une usine textile, voit sa vie bouleversée par un plan social. Loin de son fils et sans attache, plutôt que le chômage, elle est la seule à choisir de rejoindre son usine délocalisée au Maroc…

Bien sûr, la mise en scène de « Prendre le large », le 6ème film de Gaël Morel, hommage à un père ouvrier du textile, peut sembler assez sage, le scénario un peu balisé, le vol au distributeur…téléphoné, la scène de repas initiale, motif cinématographique révélateur (s’il en est), longuette – et la fin, avec ce changement subjectif de plan vers l’ailleurs marocain réinventé par le regard d’Edith…un peu trop symbolique.  Bien sûr, il y a du romanesque ; bien sûr, le drame psychologique, qui double la chronique sociale, mène à un happy end convenu qui pourtant ne choquerait pas dans la vie réelle et s’inscrit dans la logique narrative d’une histoire de femme préférant au chômage en France le reclassement au Maroc dans la même usine textile délocalisée et s’y inventant une vraie famille auprès de sa logeuse Mina et de son fils Ali pour ouvrir un restaurant. Bien sûr…
Bien sûr, on peut concevoir les réticences de Cramés ou la dureté pour le moins excessive de Critikat mais…voir Sandrine Bonnaire pleurer… Suivre sa démarche à la fois cassée et chaloupée, ses épaules rentrées d’ouvrière déclassée (plutôt que reclassée) et son port de tête altier de femme libre, osant se réinventer – fût-ce la peur au ventre… Coller à cette détermination farouche, animale d’une travailleuse voulant sauver sa peau, en égoïste peut-être, mais surtout en femme courageuse quoique blasée de tout, du syndicalisme comme de la mondialisation, avançant avec le réalisme de l’instinct, qui se moque autant des grands discours que du bon sens frileux – quand bien même on n’adhérerait pas à la naïveté, à l’utopie ? d’une démarche fort risquée, que confirmera l’épreuve des faits : partir seule pour une femme au Maroc, affronter cet intégrisme qui impose le voile dans les transports en commun, connaître des conditions de travail difficiles, avec un salaire misérable, des machines à coudre archaïques, envoyant des décharges électriques (!), Najat, une contremaître jalouse et vindicative, une chef d’atelier compatissante mais impuissante, une omerta se retournant contre vous quand, contre la peur paralysante, vous dénoncez les risques du métier (au double sens du terme) et le payez de votre licenciement (comme la collègue Karima) pour avoir été accusé de vol de tissu au terme d’un coup monté (des étoffes cachées dans votre casier et dans vos affaires)…

Voir Sandrine Bonnaire, licenciée par une employeuse pourtant humaine,  vibrer de colère face au manque de solidarité, révoltée – enfin ! – par l’absence de protection syndicale (la vie nous définit plus sûrement que nos idées) soudain s’illuminer auprès de ses amis d’un sourire enfantin pour entonner « Gentil coquelicot » – hommage à Pialat. Sentir ce regard buté, ce visage anguleux, presque émacié sur lequel, paradoxalement, s’inscrira comme en une cire molle, infiniment disponible, toute la palette des sentiments : le désarroi de la mère  face aux bobos parisiens que fréquente son fils, sa blessure de n’avoir su qu’après le pacs de Jérémie, malgré son ouverture d’esprit, la joie gamine d’enfourcher une mobylette suivie par une volée de mômes pour se rendre à l’atelier, l’entêtement suicidaire au travail saisonnier, l’évanouissement dans un champ de fraises, le sourire ami et l’abandon à Mina et Ali après un long apprivoisement ou au fils retrouvé après avoir congédié avec la vente de sa maison la solitude « renifleuse des amours mortes », selon le mot de Barbara.

Non, Sandrine Bonnaire n’a pas changé depuis Pialat et Sautet : toujours la même instinctivité, entre l’audace tremblante d' »A nos amours » et l’inconscience goguenarde de « Quelques jours avec moi », cette sensibilité à vif, fébrile et farouche comme l’héroïne de « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne, ni sensiblerie, ni cyclothymie, ni hystérie, mais oscillation permanente, tension  et basculement, entre espoir et rage, adhésion et incompréhension. L’économie de moyens, la parole rare et le regard nu d’une enfant du peuple, qui ne (se) (la) joue pas – fille d’ajusteur bourbonnais, sœur d’une auxiliaire de vie chichement payée. Un refus de l’expressivité, une sobriété qui autorisent justement tous les jeux de physionomie, laissant affleurer, s’improviser toutes les émotions sans jamais les imposer ni même les suggérer au spectateur.

La chronique sociale que nous offre Gaël Morel, inversant le sens habituel de l’immigration économique, s’enrichit ainsi, par la grâce de Sandrine Bonnaire et des autres acteurs, Mouna Fattou et Kamal El amri, justes et émouvants, d’un drame intimiste, d’une quête de l’identité et du bonheur, d’une interrogation sur le sens de la vie, sur le travail qui nous structure et nous bouffe tout à la fois, instrument paradoxal de notre dignité comme de notre aliénation. « Prendre le large », c’est partir, réinventer sa vie, retrouver les siens pour mieux les quitter parfois, les aimer si loin, si fort : c’est aussi – habile suggestion de mise en scène – changer de perspective, passer d’un scope paradoxalement étouffant, comme un atelier, vers un format plus vertical, plus solaire et azuréen, dans la promesse fragile d’une famille recréée…

Claude

« L’Histoire officielle » de Luis Puenzo

HISTOIRE OFFICIELLE
Primé au Festival de Cannes en 1985, Oscar et Golden Globes du Meilleur film étranger en 1986Du 27 avril au 2 maiSoirée-débat dimanche 30  à 20h30
Présenté par Claude SabatierFilm argentin (vo, 1985, 1h52) de Luis Puenzo avec Norma Aleandro, Héctor Alterio et Hugo Arana

Alicia, professeur d’histoire dans un lycée de Buenos Aires, mène une vie tranquille et bourgeoise avec son mari et la petite Gaby qu’ils ont adoptée. Dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, elle a toujours accepté « la version officielle » jusqu’au jour où le régime s’effondre. L’énorme mensonge se fissure, et Alicia se met à suspecter que Gaby pourrait être la fille d’un « disparu ». Débute alors un inexorable voyage à la recherche de la vérité, une quête dans laquelle Alicia pourrait bien tout perdre.

 

Si la vérité historique n’émerge que lentement dans la mesure où, selon un étudiant d’Alicia, dans une dictature, « l’Histoire est écrite par les assassins », que dire de la vérité intime, dès lors qu’elle nous oblige à ouvrir les yeux sur nous-mêmes, à penser et tout repenser autrement, à remettre en cause l’équilibre de notre famille et jusqu’à notre fragile bonheur ? C’est le pari cinéphilique, le dilemme moral que soulève « L’Histoire officielle » de Luis Puenzo, film historique et drame psychologique, tourné en 1984, sorti en 1985, qui, alors peu prophète en son pays, connaîtra une consécration mondiale en 1985 avec le prix d’interprétation féminine pour Norma Aleandro et l’Oscar du meilleur film étranger en 1986 (10 ans après le coup d’Etat du 24 mars 1976) pour une vraie reconnaissance nationale, enfin, la même année.

Cette oeuvre de conscience et de mémoire, restaurée en octobre 2016, dont la diffusion par Ciné-Culte et les Cramés intervient opportunément face à la présence de l’extrême droite au second tour des présidentielles, évoque la fin de la dictature argentine (1976-1983) en mars 1983, alors que les manifestations en faveur des 30 000 disparus, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers, 1,5 millions d’exilés du régime, les marches hebdomadaires place de Mai des grands-mères d’enfants arrachés à leur mère et « adoptés » par les séides de Videla et le traumatisme de la désastreuse invasion des Malouines en 1982 avec ses 650 morts argentins soufflent un vent de contestation qui emportera le régime en octobre 83, date des premières élections démocratiques depuis 7 ans. Quand on sait l’angoisse de Norma Aleandro à l’idée de jouer dans ce film, les menaces physiques de la dictature sur la mère d’Amelia Castro qui joue la petite Gaby, on mesure les risques pris par le cinéaste de « La Peste », que le coup d’Etat avait détourné du cinéma vers le film publicitaire, et qui n’hésitera pas à utiliser des images réelles des manifestations réprimées des « Folles de mai » (selon la phraséologie totalitaire) ou un album authentique de photos d’enfants enlevés à leur famille recueillies ou affichées dans le local des courageuses « abuelos ». La mise en scène en retire une authenticité accrue, et une étonnante fluidité – la dimension documentaire nourrissant l’invention, la fiction, en retour, paraissant d’autant plus proche du réel que la perspective familiale parle à notre intimité et autorise l’empathie pour Alicia, conquérante et martyre de la vérité : le cinéaste dit s’être inspiré de l’un de ses films-fétiches, « Kramer contre Kramer », de Robert Benton, sur le divorce, avec Mery Streep et Dustin Hoffman, pour dépeindre le délitement du couple Alicia-Roberto. Si l’on ajoute que Luis Puenzo a dû rester prudent et simultanément ruser, non sans audace, avec le pouvoir en déclarant son tournage terminé en 1983 pour pouvoir le poursuivre clandestinement à son domicile jusqu’en 1985, on ne peut qu’admirer davantage le combat pour la liberté de cinéastes jouant au chat et à la souris avec la censure, tel Jafar Panahi envoyant à Cannes son « Ceci n’est pas un film » sur une clé USB.

Mêlant habilement l’arrière-plan historique et le drame familial sans souligner ni sacrifier jamais ces deux dimensions, autour des trois strates de « l’Histoire officielle », de l’Histoire enseignée par Alicia avec une certitude de plus en plus chancelante et de l’histoire intime, ce film nous montre donc une enseignante d’histoire de Buenos Aires dans un lycée de garçons chahuteurs et contestataires – premier coup de boutoir contre ses certitudes – mariée à un homme d’affaires semble-t-il fort proche du pouvoir : le contexte politique et surtout le retour inopiné d’une amie d’enfance qui lui fait le récit glaçant des tortures endurées pour son ami dissident et disparu, dessillent une éducatrice plutôt naïve – ou volontairement aveugle ? Pire, l’allusion, involontaire ou calculée ? – d’Ana aux bébé volés et vendus provoque en elle un choc sans retour en fissurant sa bonne conscience : d’où vient au juste Gaby, son adorable fille de 5 ans ? Et si le bébé que son mari lui avait ramené sans explication, supposément adopté à une mère défaillante, était finalement l’un de ces enfants de la dictature arrachés à leur famille dans un souci de « purification idéologique », d’ « eugénisme éducatif », si l’on peut dire ?

Dès lors, rien n’arrêtera la quête à la fois intimement nécessaire et familialement destructrice d’Alicia : le tragique est en marche en ce que le dévoilement d’une vérité inéluctable sera un douloureux arrachement au mensonge pour une réappropriation de soi-même. Arrachement au mensonge d’autant plus nécessaire qu’Alicia a vécu toute son enfance dans l’ignorance et l’affabulation : on lui a laissé croire que ses parents, morts dans un accident de voiture, étaient partis pour un long voyage, qu’ils reviendraient, jusqu’au jour où elle a découvert leur tombe. Arrachement au discours lénifiant et spécieux de l’Eglise, dont la hiérarchie a soutenu une « Révolution nationale et catholique », à l’ordre moral triomphant, aux relents nazis et antisémites, aux références inquisitoriales et exterminatrices, à la haine irrémissible dans sa « guerre sale » contre le étudiants, journalistes et syndicalistes, allant jusqu’à faire tuer ses opposants à l’étranger dans le cadre de « l’opération Condor » : faut-il rappeler que la dictature de Videla, outre les escadrons de la mort qui raflaient et pillaient, pratiquait « les vols de la mort » consistant à jeter du haut d’un avion des opposants vivant et drogués pour leur assurer une mort « très chrétienne » ? Comment s’étonner dès lors que le prêtre en son confessionnal noie vite la soif de vérité d’Alicia dans l’eau froide de la volonté divine et de « l’absolution » des péchés (de doute ? d’humanité ?) contre une vérité humaine par trop dérangeante ? Arrachement aussi au bonheur factice de cette union mal assortie avec un homme qui flirte avec les généraux au pouvoir, laisse accuser et « disparaître » un collègue de travail, traite Ana, torturée, d’ « ordure » communiste, dans un sombre parking où se révèle son vrai visage, qui se trahit en fustigeant la « dissidence » du compagnon d’Ana sans préciser d’où il tient cette information, et frappe enfin son épouse pour avoir déposé Gaby chez sa mère et voulu le sensibiliser ainsi à la douleur parentale de l’enfant disparu : la façon dont Roberto cogne la tête d’Alicia contre le mur et le geste sûr, concerté, par lequel il lui écrase la main dans l’entrebâillement de la porte, ne laissent aucun doute sur la nature tortionnaire du personnage, bien au-delà de violences conjugales exacerbées.

On conçoit mieux l’intérêt pour le réalisateur d’avoir finalement choisi le point de vue de la mère adoptive plutôt que celui de la grand-mère, initialement prévu : le film eût été sans doute plus didactique, voire démonstratif ; l’identification à la grand-mère recherchant sa petite-fille aurait pu conduire à un propos larmoyant tandis que la démarche d’Alicia, plus aléatoire et dramatique, plus authentiquement tragique car source de déchirement entre le confort intellectuel et l’exigence de vérité, s’offre à l’identification romanesque comme à une réflexion éthique : si quelques critiques vétilleux regrettent un certain manichéisme des personnages (mais l’odieux Roberto pleure, aime sa femme et adore sa fille !) que souligneraient des gros plans insistants et une musique plus illustrative que suggestive, l’ignorance et la naïveté, parfois peu vraisemblables, d’Alicia nous interpellent moins sur le Bien ou le Mal que sur la « zone grise » où évoluaient alors, selon Puenzo, 95 % de la population : que savait la population argentine des disparus et de ces enfants volés dont 120 ont été retrouvés en 1983, dont 380, devenus quadragénaires, vivent aujourd’hui en Europe ou recherchent encore leurs origines ? (Il y aurait encore en 2017 des manifestations contre les disparitions, comme celles de la place de Mai…) Comment Alicia, professeur d’histoire, témoin de la mémoire, célébrant avec ses élèves Mariano Moreno, journaliste, révolutionnaire de Mai 1810 et héraut des Lumières, a-t-elle pu ne pas s’interroger plus tôt sur les circonstances mystérieuses de l’adoption de sa petite Gaby ? Pourrait-il y avoir un déni de vérité ou, à tout le moins, un refus du doute, comme il y a un déni de grossesse, pour préserver son bonheur et asseoir un socle de certitudes vitales ? Comme dans la France de 39-44, où commençait la collaboration avec la junte militaire ? Et jusqu’à quel point la résistance était-elle possible ?

Oui, entre le Bien et le Mal, la zone grise déploie la tremblante palette des compromis, prudents moyens termes ou compromissions, voire trahisons ? Le repas de famille, scène classique au cinéma, en l’occurrence chez les parents de Roberto, va, par-delà le plaisir crispé de retrouvailles tant attendues, recréer – définitivement ? – la fracture entre Roberto et son père qui, comme son frère, lui reproche sa fortune suspecte, sa réussite sans âme en lui opposant leur vertueuse pauvreté, leur humanisme vigilant. Très vite, à partir d’une boutade (ou d’une provocation ?) du père sur les « dollars » que ferait « pleuvoir » Roberto, la discussion tourne  à l’affrontement : dans un plan très pictural, sous le regard du père en pleurs au bout de la table, les deux frères, de part et d’autre, règlent leurs comptes, tandis que les femmes se sont écartées, par prudence instinctive ou soumission ancestrale, de cette discussion politique. Le propos pourrait paraître manichéen mais, dans une dictature, peut-on vraiment réussir sans se compromettre ?

Si le film à mon sens évite le manichéisme, sinon un certain didactisme bien compréhensible, il sait aussi refuser la complaisance du pathétique. Le sujet s’y prêtait pourtant ! La rencontre entre Alicia et la grand-mère qui lui montre les photos dont elle dispose a beau bouleverser la mère adoptive de Gaby, l’émotion est comme tenue à distance par l’ambiance détendue du café et la présence de jeunes jouant au flipper. Déjà, la longue scène du récit par Ana de ses tortures nous avait surpris par le mélange des registres, l’horreur arrivant sans prévenir, dans le naturel d’une conversation anodine, mieux, du fou rire de deux amies d’enfance passablement éméchées : par un curieux décalage entre les paroles et la réaction suscitée, Alicia avait continué à rire, à sourire alors que, depuis plusieurs minutes déjà, Ana avait entamé la relation terrifiante des persécutions subies…Et il avait bien fallu  quelques instants de plus pour que la physionomie d’Alicia se mît enfin en accord avec les circonstances, que sa pensée embrumée s’ouvre à la vérité, son cœur anesthésié à la compassion, ses bras à l’étreinte fraternelle.

Il avait fallu, comme dans la vie, le temps de la prise de conscience dans  l’afflux des pensées immaîtrisées, dans la discordance d’images contradictoires de vie et de mort. Comme au cinéma : un raccord laborieux et douloureux pour épouser la souffrance indicible de l’autre et entrouvrir ses propres gouffres pour la joie amère et lucide du spectateur.

Claude

 

P.S : Pour tous ceux que l’histoire des 500 enfants volés intéresse, sur France Inter,  vous trouverez  ici le lien pour accéder à LA MARCHE DE L’HISTOIRE, émission de Jean Lebrun , consacrée, le lendemain de notre soirée-débat, aux grands-mères de la place de Mai :

http://direct-radio.fr/france-inter/podcast/Jean-Lebrun/La-marche-de-l-histoire

A la télé vous trouverez :  Argentine, les 500 bébés volés de la dictature  diffusé sur France 5   MARDI 2 MAI20h50

https://www.youtube.com/watch?v=KTQyoF5xFEo

DocumentaireDurée : 1h35min

 

 

 

Chaînes conjugales

 

CINÉCULTECHAINES CONJUGALESOscar du Meilleur réalisateur en 1950Semaine du 16 au 20 juin 2016Soirée-débat dimanche 19 à 20h30
Présenté par Claude Sabatier
Film américain (vo, 1950, 1h43) de Joseph L. Mankiewicz avec Jeanne Crain, Linda Darnell et Ann Sothern

« Chaînes conjugales », le 6ème long métrage de Joseph Léo Mankiewicz, présenté en mai dernier dans sa version restaurée, et qui reçut en 1950, 1 an avant « All about Eve », 2 Oscars – meilleur réalisateur et meilleur scénario – est un film d’une grande richesse et subtilité : cette comédie dramatique de « l’homme le plus intelligent d’Hollywood », selon Jean-Luc Godard, se présente aussi comme un film à sketches, fondé sur 3 flash-back et une réflexion à la fois satirique et romantique sur trois thèmes essentiels : le couple et le rapport complexe entre l’amour et le mariage – autour également de la difficulté, de la nécessité de la parole amoureuse ; le désir d’ascension sociale et le complexe social au cœur du sentiment, voire en conflit avec celui-ci ; et la question de l’émancipation féminine dans cet opus précurseur de « Desperate Housewives », qui inspira à Alice Ferney son roman « Paradis conjugal ».

Le titre original « A letter to three wives », que sa traduction française semble infléchir, sinon trahir, vers une critique systématique d’un mariage-prison, rend mieux compte et du poids de la parole dans ses trois couples embarrassés par leurs sentiments, leurs craintes sociales ou leur maladresse verbale et du motif central de la lettre : trois femmes, Deborah Bishop, Rita Phipps et Laura May Hollingsway embarquent sur un bateau de croisière avec les enfants d’un orphelinat en laissant leurs maris respectifs retenus par leur golf ou leurs activités de week-end ; au moment de partir, elles reçoivent une lettre de leur amie commune, Addie Ross, qui, après les avoir assurées de sa fidèle amitié, les prévient qu’elle part avec le…mari de l’une d’entre elles. Lequel ? Elle se garde bien de le dire et on ne le saura qu’à la fin, non sans l’ambiguïté d’un faux départ, simulé ou fantasmé.

Substitut inversé de la lettre ou des mots d’amour que ces trois couples s’avèrent incapables d’écrire ou de se dire, la perfide ou traîtresse missive a au moins le mérite de libérer la parole des trois femmes, de les amener à la fois à une rétrospection et une introspection sur leur vie de couple, pour se demander quand celle-ci a pu déraper et sur quoi achopper. La perturbation et la révélation nécessaire qui en découle amusent et séduisent d’autant plus qu’on ne voit presque jamais la 4ème femme, Addie Ross – à peine un bras nu, un nuage de fumée lors d’une soirée – incarnée par une voix off un peu traînante et acidulée : figure de femme fatale ou trop parfaite envoyant à chaque mari le cadeau d’anniversaire idéal – disque, robe ou photographie ? mauvaise conscience des trois femmes ? ou double démiurgique du metteur en scène qui tire les ficelles de son personnage et se moque gentiment du spectateur ? Toutes les hypothèses sont possibles… On voit là se déployer le talent du réalisateur américain, d’origine juive allemande, ni prolifique (21 films seulement entre 1946 et 1972), ni révolté, mais brillant et caustique : il excelle dans les retours en arrière, la voix off et ces dialogues finement ciselés, qui dessinent, portent même la seule action qui vaille, psychologique et sentimentale, avec ses possibles, ses « bifurcations », selon le mot de Gilles Deleuze sur le cinéaste américain.

Les trois femmes, déstabilisées par la lettre d’Addie, incarnée par Céleste Holm, future héroïne d' »All about Eve », revivent le film de leur vie, annoncé par un travelling avant, une image floue, en surimpression, portée par une voix ironique répétant la dernière phrase prononcée mais semble-t-il en même temps issue de la psyché de l’héroïne. Deborah Bishop (jouée par Jeanne Crain), Rita Phipps (Ann Sothern) et Lora Mae (Linda Darnhell) illustrent chacune à sa manière la difficile conciliation entre la vie de couple et la vie professionnelle, la pureté du sentiment et l’ambition sociale qui le traverse, la spontanéité de la parole et les silences ou balbutiements de l’amour.

Deborah, d’origine paysanne, ne se sent jamais socialement à la hauteur de son mari et de ses fréquentations mondaines : elle fait de son habillement – la robe seyante et assez raffinée à mettre au club, pour la danse ou la réception de ses futurs amis – une douloureuse obsession, où se combattent l’amour pour son mari, qui devrait seul lui suffire, et l’amour-propre, qui vient gâcher tous ses plaisirs et enlever toute gratuité et spontanéité à ses relations sociales, pire, provoquer les maladresses ou déboires redoutés – par ce qu’Edgar Poe appelerait le « démon de la perversité ». Elle craint de paraître empruntée et ridicule avec sa robe passée – et de couleur et de mode ! – et ses fleurs décoratives et ne voilà-t-il pas qu’elle accroche et arrache la rose la plus visible, se découvrant le ventre : tout le monde le remarque et une amie compatissante doit se livrer à des travaux de couture au beau milieu de la soirée. Si M. Bishop apparaît comme une figure assez pâle, vaguement aimante et peu rassurante, Deborah, en tout cas, est l’incarnation de la mauvaise conscience, sociale qui plus est, par quoi l’on se complique inutilement la vie : car enfin, son mari l’aime pour ce qu’elle est et elle n’a sans doute rien à craindre ; et, à ne se croire qu’un être social, elle finit par vexer ses amis (qui le lui disent) en ne les estimant pas assez intelligents ni indulgents pour aller au-delà des apparences et l’apprécier pour sa richesse intérieure ! Deborah ou une parole faussement spontanée, compliquant à l’envi les situations les plus évidentes – une parole-écran.

Rita est sans doute des trois femmes la plus épanouie, et dans sa vie de couple et dans son ambition professionnelle puisqu’elle gagne – fait nouveau, osé au cinéma à l’époque – plus que son mari grâce aux feuilletons radiophoniques assez superficiels et convenus dont elle invite un soir la productrice et son époux. Le plus étonnant est qu’elle n’en tire aucun orgueil particulier, ni volonté de revanche sur la gent masculine en la personne de son mari, modeste mais brillant professeur mal payé, joué par un Kirk Douglas à la fois tout en retenue, en tendresse et plein de causticité – du côté duquel pourrait se manifester ici le complexe social ! George en effet se livre à une satire à la fois badine (pour son épouse) et virulente (pour ses patrons) de la publicité et de la société de consommation qui saupoudre dans des émissions de radio pour midinettes le mercantilisme le plus cynique d’un vernis culturel assez pitoyable. (Flirtant avec le code Hayes – Kirk Douglas parle de « laxatif », de « pénétration » et de « saturation » – le film se voit encore parfois amputé de cette scène lors de son passage à la télévision américaine !) La soirée a beau être finalement gâchée par cette diatribe, Rita n’en veut pas foncièrement à son mari qui a pourtant tout fait pour tout gâcher, même si sa culture et son exigence intellectuelle ne lui permettaient pas d’agir autrement : leur couple offre un bel exemple d’équilibre, ou plutôt d’équilibrisme où se côtoient et s’acceptent sans vraie friction deux visions du monde, de la relation sociale et de l’exigence personnelle. C’est sans doute cela l’amour : une parole franche et vraie, tendre et décapante.

Enfin, Lora – fascinante Linda Darnell, en femme aussi fatale que fragile (elle tombera amoureuse du cinéaste), ambitieuse et paumée – est sans doute la plus complexe, comme sa relation avec Porter – excellent Paul Douglas en patron impatient et séducteur bourru. Rien que de simple en apparence : la secrétaire aime son patron et voudrait l’épouser mais elle peine à démêler en elle sincérité du sentiment et désir d’ascension sociale ; lui, qui la désire, craint de n’être « aimé » que pour son argent et ne veut plus entendre parler de mariage. Alors ? Les deux se livrent à un étrange marivaudage, où la parole non seulement sonne faux – ou maladroit – mais s’évertue à ruiner d’avance un possible amour : ils rivalisent l’un d’impatience brusque, de désir outré, l’autre de minauderie effarouchée et aguicheuse – surjeu de la mauvaise conscience ?… C’est agaçant et amusant à souhait – mais Mankiewicz touche juste : sommes-nous aimés pour nous-mêmes, pour notre image sociale ? Aimons-nous même pour l’abandon à l’autre, l’inconnu de la rencontre ou la recherche d’une situation, d’un confort matériel ou sexuel ? Lora et Porter semblent tellement prisonniers de leur ego et de leur désir que non seulement ils ne croient pas l’autre sincère et aimant mais en viennent à douter d’eux-mêmes, à ne plus savoir lire dans leur propre cœur ! Lora et Porter ou la parole omniprésente et pourtant empêchée…

Et c’est pourtant par Porter que le happy end surgira : en se dénonçant autour de la table ronde réconciliatrice – à tort ou à raison, on ne sait – comme le pari volage qui serait parti avec Addie, il libère la parole et les sentiments des autres couples qui apprennent à s’aimer par-delà leurs différences ou complexes sociaux. Les Bishop le remercient pour sa « sincérité », et Rita se sent soulagée, sachant que George, son mari absent, n’était donc pas le coupable. Se déprendre de ses propres peurs (on est son propre ennemi !), prêcher le faux pour laisser surgir le vrai – telle est « l’épreuve » que propose cette comédie plus sentimentale que satirique, moins cruelle que les pièces d’un Marivaux mais refermant la même boucle, le mariage, assumé, et l’amour, réinventé.

Claude

Dalton Trumbo

 

DALTON TRUMBO
Semaine du 8 au 14 juin 2016
Soirée-débat mardi 14 juin à 20h30
Présenté par Françoise Fouillé

Film américain (vo, avril 2016,2h04) de Jay Roach avec Bryan Cranston, Diane Lane et Helen Mirren

 

« Dalton Trumbo » de Jay Roach est une remarquable dénonciation de l’injustice et de la bêtise incarnées par le maccarthysme et la chasse aux sorcières contre plus de 320 personnes – journalistes, acteurs, réalisateurs, fonctionnaires – qu’a systématiquement pratiqués le sénateur du Wisconsin dans les années 50 dans le cadre de la HUAC ( la commission des activités anti-américaines) et de son émanation cinématographique, la  Motion Picture Association of Cinema.

 

La force de ce film tient à deux aspects : le parcours familial que nous offre ce biopic autour de la personnalité à la fois attachante et mégalomaniaque du scénariste Dalton Trumbo, auteur des bouleversants récit et film « Johnny got his gun », pamphlet antimilitariste à travers le monologue intérieur de Joe, être défiguré, amputé, homme-tronc réduit à une conscience que le lecteur seul semble pouvoir entendre tant l’armée et le personnel soignant semblent sourds à sa souffrance, à son existence même ; la lutte (avec toute la palette des attitudes possibles) pour la liberté d’expression, contre l’intolérance et l’injustice symbolisées en cette période de guerre froide et de guerre de Corée par l’anticommunisme primaire, hydre aux cent têtes qui se nourrit de l’ignorance, du soupçon, de la délation contre une idéologie initialement généreuse, vouée au partage et à la défense de la classe ouvrière – quand bien même elle eût été dévoyée dans le stalinisme.

On reste admiratif devant le courage, fût-il un peu égoïste, de Dalton Trumbo engageant sa famille dans son combat pour la liberté, non sans risquer de la mettre en danger : il faut toute la puissance créatrice d’un écrivain, produisant à la demande, en 3 jours, parfois en une nuit, de nombreux et parfois mauvais scénarii et une formidable confiance en soi et dans l’amour, le sens du sacrifice de son entourage ! On peut effectivement s’étonner avec Marie-Noëlle, que le scénariste, certes privé de sa belle propriété, se replie sur une maison encore dotée d’une piscine, bientôt infestée d’immondices par ses voisins haineux, que ses sources de revenus, malgré la prison et l’ostracisme vécu chaque jour pendant 13 ans, ne semblent jamais se tarir… Il n’en reste pas moins vrai que sa femme Cléo (jouée par Diane Lane), ancienne comédienne et serveuse qui sut faire vivre sa mère et sa sœur, témoigne d’une abnégation exceptionnelle, dont le film, sans donner peut-être assez d’éléments explicatifs, se fait l’écho assourdi dans les regards, le gestes d’une présence diffuse et d’une discrétion active. La scène la plus belle à cet égard est peut-être la mise en garde amoureuse de Cléo, un soir, dans la chambre conjugale, sous la forme indirecte, pédagogique ? – d’un rappel de son passé : elle a quitté son premier mari parce qu’il ne l’écoutait plus et ne pensait plus qu’à lui et à sa carrière ; elle ne veut plus vivre avec un tyran et craint que l’homme qu’elle aime profondément ne devienne tel au fil des jours si elle ne le prévient pas (au double sens du terme) tendrement et fermement. Appel à la lucidité qui vaut mieux que d’amers reproches : ses enfants aussi tapent ou reprennent ses scenarii, quand bien même ils auraient leurs devoirs à faire pour l’école, et vivent cruellement le rejet de leur père du gotha artistique, devant cacher son métier à leurs camarades à un âge où l’on est fier de ses parents…

Nikola – ou Niki, sa fille aînée, dont les mémoires « Une Enfance différente » ont largement inspiré Jay Roach et son scénariste John McNamara, est avec Cléo l’autre grande figure familiale du film : à la fois admirative et critique pour son père, ulcérée par son despotisme domestique et délicieusement agacée de se sentir elle-même si entière, si proche de sa révolte, quitte un soir le foyer familial et ne rentre pas. Dans l’une des plus belles scènes du film, la plus surprenante et la plus bouleversante peut-être, son père va la chercher au cabaret où elle a rejoint son petit ami : là où on s’attendrait à de rudes remontrances du père, à une leçon de morale peut-être, c’est lui qui, l’attirant dehors, évoque leur souffrance commune, reconnaît le sacrifice de sa famille, s’excuse en somme de la vie infernale qu’il leur impose. Le sourire d’abord crispé puis lumineux de Niki, entre colère et adoration, en dit plus long qu’un discours sur l’amour filial.

 

L’autre mérite du film, le principal sans doute, est de nous donner à voir et à vivre un large éventail de réactions contre le maccarthysme. On peut regretter que l’engagement communiste de Dalton Trumbo, par ailleurs riche propriétaire d’un ranch avec chevaux et poneys, ne soit pas davantage montré, ni les griefs de la HAC contre lui vraiment formulés. Loin d’y voir une faiblesse scénaristique, il faut sans doute invoquer le choix habile du point de vue maccarthyste et le contexte hystérique de cette chasse aux sorcières qui ne s’embarrassaient ni d’analyse des situations ni de débat contradictoire : peu importait à la commission des activités anti-américaines que le « communisme » de Trumbo fût moins allégeance politique à Moscou que participation épisodique à de simples réunions, sensibilité sociale aux ouvriers et sociétale aux droits des Noirs, le scénariste, qui ne devait répondre que par oui ou par non, position pour lui intenable à moins d’être un « esclave » ou un « imbécile », était pour elle forcément et naturellement coupable…

Là où John Wayne et Ronald Reagan campent la bonne conscience maccarthyste, Edgar G. Robinson une soumission et une délation soi-disant inévitables, mais amèrement regrettées toute une vie, là où Arlen Hird, condensé fictionnel de plusieurs cinéastes réfractaires des Dix d’Hollywood, choisit la proclamation intransigeante de sa révolte et s’enferme dans une solitude amère, exacerbée par la maladie – au prix d’une superbe scène d’explication violente entre les deux amis – Dalton Trumbo choisit la souplesse créative après la témérité revendicative devant la Commission en octobre 1947, alliant pragmatisme et conviction au prix de contorsions certes parfois douteuses, à l’image des scenarii assez pitoyables mais lucratifs que lui proposent les frères King : l’intrigue du film « Le Martien et la fermière » peut faire sourire ; il n’empêche que le mercantilisme et la clairvoyance de ces médiocres cinéastes protègeront paradoxalement le scénariste maudit, au point de lui obtenir, après la participation à « Vacances romaines », un Oscar pour « Les Clameurs se sont tues », sous le pseudonyme de Robert Rich ! (En des circonstances mille fois plus tragiques, Schindler avait compris la force de la ruse et du compromis, voire de la compromission – fût-ce au départ par pur mercantilisme – pour sauver un millier de Juifs… Jouer avec le Mal plutôt que l’affronter pour faire triompher le Bien !) Comment affirmer son identité menacée dans le jeu de multiples prête-noms quand l’affirmation pure et simple de soi est devenue trop dangereuse, voire impossible ? Tel est le pari de Dalton Trumbo et l’un des enjeux passionnants de ce film, du cache-cache aux confidences mesurées ou coquettes distillées dans la presse, et enfin, en 1960, à la révélation tonitruante à la une du vrai nom de l’artiste, grâce il est vrai à deux soutiens de poids : Kirk Douglas, le facétieux protagoniste et producteur de « Spartacus » de Stanley Kubrick, et Otto Preminger, réalisateur d' »Exodus », colosse imperturbable et ironique.

Est-ce le temps, l’acharnement créateur de Dalton Trumbo ou la puissance plus intéressée que généreuse de ses parrains qui aura eu raison de l’injustice et de la bêtise, si bien représentée par Hedda Hopper, jouée par Helen Mirren ? L’échotière mondaine, colporteuse de ragots plus biographiques que cinématographiques, apparaît comme une femme sans âme ni épaisseur personnelle, arrogante et venimeuse, enfermée dans ses convictions réactionnaires et moralisatrices, à la fois proche des artistes avec qui elle semble esquisser un semblant d’amitié et prête à les déchirer à pleines dents dans son torchon ? Incapable de tendresse et de remise en question, elle s’acharne et complote, pour la faire échouer, contre la projection de « Spartacus » dont elle vit le triomphe comme un camouflet personnel. Rarement le cinéma aura su produire une telle figure de méchanceté fanatique et de bêtise frivole et dangereuse…

Force des oppositions – le discours final de Dalton Trumbo lors de la remise de l’Oscar du meilleur scénario pour « Spartacus » face à la Writers Guild of America Award fait pâlir la parole creuse de l’odieuse commère : exaltant la liberté d’expression, il déplore avec émotion plus qu’il ne les condamne le dévoiement haineux de l’âme américaine et le cortège de carrières ruinées ou de vies brisées. Dans la salle chacun retient son souffle : admiration pour un être libre ou mauvaise conscience d’une élite veule et aveugle ?

Claude

 

 

 

Rocco et ses frères

 

ROCCO ET SES FRÈRES
Semaine du 26 au 30 mai 2016
Soirée-débat dimanche 29 à 20h30

Présenté par Claude Sabatier
Film italien (vo, mars 1960, 2h57) de Luchino Visconti avec Alain Delon, Annie Girardot, Renato Salvatori et Paolo Stoppa
Titre original : Rocco e i suoi fratelli
Synopsis : Fuyant la misère, Rosaria et ses quatre fils quittent l’Italie du Sud pour Milan où vit déjà l’aîné Vincenzo. Chacun tente de s’en sortir à sa façon. Mais l’harmonie familiale est rapidement brisée : Rocco et Simone sont tous les deux amoureux d’une jeune prostituée, Nadia.

« Rocco et ses frères » est l’un des films en noir et blanc les plus somptueux que j’aie jamais vus : la photo, par le grand Giuseppe Rotunno, est nacrée, élégante et brillante – comme une continuation et un développement du néo-réalisme. Grâce à Gucci, à la Film Foundation et à nos amis de la Cinecitta de Bologne, le chef d’oeuvre de Visconti peut être vu à nouveau dans toute l’intensité de sa beauté et de sa puissance » – écrivait Martin Scorcese, qui « emprunta » à Visconti son compositeur Nino Rota et lui doit tant pour « Raging Bull » et le motif de la boxe, métaphore de la violence sociale et de l’individualisme triomphant. Freddy Buache, dans son essai sur « Le Cinéma italien (1945-1979) », parlera de « sommet de l’expression cinématographique de ce dernier quart de siècle, le plus haut sans doute depuis « Citizen Kane » et « Ivan le Terrible » » : cette histoire familiale des quatre fils Simone, Rocco, Ciro et Luca Parondi montant avec leur mère Rosaria, après la mort du père, de leur Lucanie de misère en quête d’un improbable Eldorado milanais auprès du fils Vincenzo, dans une Italie du Nord industrialisée méprisant le Mezzogiorno, et se déchirant pour une prostituée au grand coeur, Nadia, est aussi une chronique sociale, le combat pour la réussite ou la reconnaissance, par les études, le travail en usine, la boxe ou la…délinquance. C’est surtout, autour de la figure d’une mamma autoritaire et sacrificielle, remarquablement jouée par l’actrice grecque Katina Paxinou, une véritable tragédie antique ou chrétienne, avec sa lutte fratricide – on pense à Abel et Caïn, à Etéocle et Polynice, ses mères de douleur, Andromaque ou Marie – et intemporelle, dostovieskienne, sur la communauté et la solitude, les moyens plus ou moins moraux de la réussite, la trahison et la vengeance, l’honneur et la rédemption, la transition surtout entre deux mondes ou le déclin d’un univers, version ici misérable et hystérique des bouleversements du « Guépard » ou de « Ludwig, le crépuscule des dieux »…
Le 7ème des 13 films de Luchino Visconti, dernière production néo-réaliste après « La Terre tremble » et oeuvre-matrice pour la Nouvelle Vague (par ses ellipses et son hors-champ) apparaît donc comme une oeuvre mythique tant par l’interprétation initiatique et fondatrice qu’elle offrit à ses jeunes acteurs-fétiche – Alain Delon (24 ans alors), Renato Salvatori (27), Annie Girardot (29) et Claudia Cardinale (22) – que pour son parfum de scandale : cet opus, qui se vit préférer « Passage du Rhin » d’André Cayatte à la Mostra de Venise et dut se contenter du Lion d’argent en raison des pressions exercées sur le jury, connut en effet bien des déboires tant lors de sa conception en 1958 que pendant le tournage en 1959 et longtemps après sa sortie en 1960. Alain Delon lui-même, qui tourne alors « Plein soleil » de René Clément, rechignait à travailler avec le sulfureux cinéaste, craignant pour la suite de sa carrière, avant de voir à Londres sa mise en scène de « Don Carlo » de Verdi. Le producteur souhaitait imposer Brigitte Bardot et Paul Newman au lieu d’Annie Girardot et Renato Salvatori ; par ailleurs, les autorités locales s’opposant au tournage de la longue scène de viol de Nadia par Simone au bord d’un lac près de Milan, le réalisateur dut se replier sur un lac romain. Sa première projection publique en octobre 1959 suscita des mesures policières et les projectionnistes se virent enjoindre de cacher l’objectif pour couvrir plusieurs scènes – celles du viol et du meurtre de Nadia par Simone – mesure aussi absurde qu’heureusement inapplicable. En France même, « Le Figaro » parlera de « théâtre hurlé et de mélodrame délirant, ersatz de tragédie prétendue grecque », moralisant avec pudibonderie sur des « scènes dont un peuple sain ne pourra qu’avoir le cœur levé. » Ajoutons qu’en Italie, le film, objet de nombreuses batailles juridiques, restera jusqu’en 1969 interdit aux moins de 18 ans, qu’en 1979, une version TV, écourtée et donc expurgée, sera proposée : il aura donc fallu attendre l’actuelle restauration pour (re)voir enfin le vrai film originel !!
Ce film m’a autant impressionné que lorsqu’étudiant je l’avais découvert au cinéma de minuit dans les années 70 – par-delà l’expressionnisme parfois outré, mélodramatique de certaines scènes, celle ainsi où la mère, apprenant que son fils Simone est un meurtrier, manifeste son désespoir avec des cris et une gestuelle de pleureuse antique. Le traitement de la lumière n’en reste pas moins magnifique, comme dans cette scène où s’affrontent autour d’une lampe et de la lueur blafarde d’un poste de télévision Salvatori et Roger Hanin, le boxeur paresseux et déchu et son exigeant entraîneur aux troubles pulsions homosexuelles… La beauté solaire de Delon, étendu sur un lit de fortune, bloc d’acceptation souriante du malheur et de disponibilité étonnée à la vie, ange rédempteur quoiqu’un peu veule, ne lasse pas de me ravir : pourtant, ce qui ne m’était pas apparu à la première vision, on a un peu de mal à croire en ce personnage sacrificiel, reprenant sans l’aimer le flambeau de la boxe délaissée par Simone – dur et doué paresseux – prêt à tout pardonner à son frère, refusant le combat puis la dénonciation de l’ange déchu après le meurtre de Nadia, tuée comme Carmen par José – devoir ingrat auquel se résout pourtant le bon et lucide Ciro comme au seul salut social, familial et existentiel pour les Parondi. Vision chrétienne et christique de Visconti qui me gêne un peu, comme un être de papier, une idée incarnée, si remarquablement le soit-elle : car après tout, si Rocco aimait vraiment Nadia, laisserait-il ainsi son frère la reprendre ? Ne l’abandonne-t-il pas finalement à la fureur jalouse et meurtrière de Simone ? On sera aussi assez fasciné par l’âpreté farouche de Renato Salvatori, dont la violence effraya Annie Girardot et la fascina aussi  puisqu’elle l’épousera en 1962, restant avec lui jusqu’en 1988 malgré une séparation de corps pour violences conjugales. Etrange osmose entre l’art et la vie dont témoigna aussi le tournage même du film : Visconti, pour mieux incarner et exaspérer la rivalité fratricide entre Rocco et Simone, ne cessa de jouer un acteur contre l’autre, flattant Delon et bousculant Salavatori !
Si la fin peut paraître un peu convenue avec le falot Ciro se hâtant vers les usines d’Alfa Roméo en écho au préambule ouvrier du film, indice de l’engagement communiste du cinéaste pourtant issu de l’aristocratie milanaise, on retiendra l’interprétation bouleversante d’Annie Girardot, tant dans la légèreté aguicheuse de la prostituée chassée par son père et se réfugiant dans un local où elle embrasse Simone, que dans la mélancolie d’une funambule de la vie rêvant sur l’arête d’un pont d’une autre vie entrevue avec Rocco et surtout la détresse sacrificielle d’une femme de toutes les douleurs rattrapée par la vie, s’abandonnant à son meurtrier en une ultime étreinte, les bras en croix comme pour mieux épouser son cruel destin d’amour et de mort. On ne fait pas, décidément, de grande oeuvre avec de bons sentiments.

Quand on a 17 ans

7 nominations à la Berlinale 2016Semaine du 12 au 17 mai 2016Soirée-débat mardi 17 à 20h30
Présenté par Claude Sabatier
Film français (mars 2016,1h54) de André Téchiné avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila et Alexis Loret

 

« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » – écrivait Rimbaud dans son poème malicieusement intitulé « Roman » pour évoquer amours et légèreté adolescentes auxquelles  André Téchiné, dans « Quand on a 17 ans », co-écrit avec Céline Sciamma, confère une tout autre gravité : ce film relève en effet du drame, tant il évoque une passion amoureuse, au-delà de la simple homosexualité, en cet âge disponible et inquiet, « le seul où nous ayons vraiment appris quelques chose », selon la formule de Marcel Proust mise en exergue sur l’affiche. Le regard sur l’adolescence est ici d’autant plus profond que, refusant les facilités romantiques du décrochage scolaire, de la marginalité sociale, de la révolte contre les adultes ou le pittoresque moderne du jeune geek, Téchiné va à l’essentiel, à l’universel – la peur de se connaître, l’exaspération de se découvrir, la rage d’aimer.

Ce triptyque décliné en trois trimestres d’une année scolaire, autour de deux saisons – hiver et été – remarquablement synthétisées dans la première séquence d’une route estivale débouchant sur un paysage d’hiver, nous offre le « roman » douloureux d’une passion moins spécifiquement homosexuelle qu’amoureuse en général – chacun pouvant s’y reconnaître ou s’y identifier : Damien, fils de médecin (Sandrine Kiberlain) et de militaire parti en Afghanistan, garçon un peu gracile et fragile, inquiet sur sa virilité qu’il entretient par des leçons de lutte, habitant la vallée, choyé par ses parents et sa mère plutôt aisés, va tomber amoureux de Tom, bel éphèbe sombre et taciturne, enfant métis et adopté, en quête de père, qui lui manifeste d’emblée, selon les mots de Nathan, une « antipathie trop violente et irrationnelle » pour ne pas cacher autre chose… Tom est bientôt accueilli par Marianne, malgré les réticences apparentes de Damien, pour lui éviter les 3 heures de trajet journalier vers l’école à pied dans la neige et par bus, et lui permettre de préparer son bac dans les meilleures conditions tandis que sa mère, malade, doit bientôt se reposer et accoucher à l’hôpital.

La force de ce « film d’action » psychologique, selon le vœu du cinéaste, tient à une subtile alliance de tension dramatique, du refoulement à l’accomplissement en passant par la prise de conscience et l’aveu d’une passion véhémente et douloureuse, et de lenteur calculée, selon les intermittences du cœur, les raidissements brusques, ou les violents retours en arrière qu’imposent, surtout chez Tom, la révélation à soi-même d’une irrésistible attirance longtemps niée ou rejetée alors même qu’elle a été dite, reconnue dans un regard ou un silence, voire scellée par un baiser.

Servie par l’écriture concise et nerveuse de Céline Sciamma, la mise en scène de Téchiné, à cet égard, loin de nous imposer un découpage artificiel ou des atermoiements faciles, destinés à soutenir un suspense amoureux, nous plonge au cœur d’une intimité torturée et d’une relation tumultueuse dont les méandres insufflent son rythme à cette histoire d’un désir : ce n’est pas la moindre réussite de ce film que d’avoir refusé l’étude sociologique ou l’œuvre militante sur l’homosexualité pour montrer, en Marivaux tragique, une marche cruelle à l’aveu et à l’amour où les deux adolescents n’affrontent jamais que leurs propres doutes et démons – peur d’aimer, complexe social, préjugé de normalité violemment chevillé au corps et quête identitaire pour Tom ; quant à Damien, virilité inquiète, interrogation sur son orientation sexuelle (aimé-je ce garçon ou les garçons ?), difficile acceptation de soi et manque de confiance en la vie et dans les autres, comme le regrette sa mère… Ce sont autant de questions où l’on reconnaît la réflexion de la scénariste sur l’identité sexuelle et sa trouble affirmation – ou dénégation : Damien au punching-ball criant comme une fille selon Paulo ou naviguant sur des sites homosexuels n’est pas sans rappeler dans « Tomboy » Laure se faisant passer pour Mickaël – débardeur, torses nus et parties de foot aidant.

Et les trois temps de cette histoire scandent moins les étapes linéaires d’une passion que les vicissitudes d’une laborieuse réconciliation avec soi-même, à la fois autorisée et paradoxalement retardée par l’accueil de Tom chez Damien, permise enfin, voire libérée par l’annonce de la mort du père tué à la guerre. Troisième trimestre où, après le combat rituel dans la montagne, et le joint partagé dans la grotte, la violence semble toujours présente, mais comme jouée, acceptée, dépassée ?, Tom devenant le grand frère, et le père disparu de Damien, et celui qu’il n’a pas, pour veiller sur Marianne et apaiser la souffrance de son ami.

Sandrine Kiberlain joue une mère idéale, trop idéale peut-être, qui, pas plus que les voisins ou le village, ne juge l’homosexualité latente de son fils ou ne semble s’en inquiéter : peut-être les parents de Tom, d’un autre milieu, seraient-ils moins ouverts, le garçon craignant un peu qu’ils ne le voient s’embrasser avec Damien… Médiatrice plus ou moins volontaire de leur relation – Marianne accueille Tom sous son toit, lui dit l’affection de Damien et gagne un bras de fer contre son fragile garçon, non, significativement, contre son hôte – elle assiste, dans un acquiescement serein à la vie, à l’éclosion d’un amour : lorsque Damien lui explique qu’il a reçu un coup de boule pour avoir embrassé Tom et s’étonne de son silence, elle lui répond qu’il n’y a rien à dire, que c’est sa vie. Elle incarne une présence à la fois pleine et diffuse, pour reprendre la formule d’un critique, trait d’union qui s’efface pour laisser advenir un amour, point sur les i lorsqu’il faut bien confronter les torses nus des ados à leurs bleus absurdes ou renvoyer Tom pour avoir failli briser la mâchoire de Damien. Kacey Mottet Klein en Damien et Corentin Fila crèvent aussi l’écran : le premier impose sa moue et son apparente mollesse pour dire la construction malaisée de l’ado surprotégé ; le second, Headcliff montagnard, ce mélange de rudesse sauvage et butée au contact de la nature et d’enfance aux abois dans un regard chaviré ou un silence entêté. La fraîcheur explosive de cet accouchement amoureux, si réaliste que soit la scène d’amour physique, élude l’âpreté de « L’Homme blessé » ou de « Querelle », l’esthétisme de « Maurice », ou encore l’humour élégant de « Tootsie » ou « Victor Victoria » – pour dépasser le film inverti en histoire d’amour.

Et quelle n’est pas notre émotion lorsque fouetté par le vent pyrénéen et les hautes herbes d’une clôture, bercé par « Yakéfé », la musique de Victor Démé, qui accompagnait déjà la marche parallèle des ados ennemis, Tom rejoint Damien en une course folle, vertigineuse, enfant tourbillonnant, luciole fantastique au clair de lune, dans le déséquilibre enfin conjuré du désir !

Claude

 

L’Armée des ombres

Film mythique sur la Résistance tant de fois projeté à la télévision, « L’Armée des ombres » gagne à être vue au cinéma, tant pour son atmosphère froide et oppressante, accentuée par une image sépia et la couleur automnale des paysages, bleutée des intérieurs que pour une amplification dramatique que l’on n’ose qualifier d’épique : en effet, cet opus de Melville tient moins de la reconstitution historique que de l’hagiographie gaulliste, avec l’apparition quasiment surnaturelle du Général décorant à Londres Gerbier et Jardie, et surtout du film noir virant au fantastique.
On ne voit pas en effet – ou si peu – les Nazis mais, fulgurants, l’arrestation de Félix ou le masque défiguré, tuméfié de Jean-François ou de son ami recruteur après leur torture par un officier allemand : on perçoit des ombres, au sens guerrier de combattants clandestins, comme au sens sépulcral de spectres, de morts-vivants, de combattants promis tôt ou tard au supplice ou à une élimination inéluctable, attestée par le hors-champ du générique final et de la nécrologie en médaillons – Gerbier lui-même refusant cette fois de courir devant le peloton d’exécution… Cette noirceur policière – s’il en est – tient de l’épure car les Résistants sont traqués mais d’une traque souterraine, invisible, imprévisible, à l’image de leur action – le danger pouvant surgir de partout, d’une voiture – celle de la Milice s’arrêtant à la hauteur de Félix pour l’arrêter et l’emmener à la Gestapo, ou celle de camarades transformés en « tueurs » pour éliminer Mathilde la vaillante, la sacrificielle au terme d’une âpre discussion, bien loin de l’épopée « résistante » : soumise par l’Occupant à un odieux chantage car elle a commis l’imprudence de garder sur elle la photo de sa fille, elle doit ou livrer ses camarades ou voir son enfant arrêtée, et peut-être tuée… Dès lors, malgré son dévouement, bien qu’elle ait tenté, en vain, déguisée en infirmière, de sauver Félix, et réussi à arracher Gerbier à la mitrailleuse grâce à une corde miraculeuse, elle doit être éliminée : la décision est prise par Jardie parce qu’elle-même – prétend-il sans en être trop sûr – en prierait ses amis… Oui, si l’on ne peut véritablement parler d’épopée collective, c’est que le combat commun implique une totale dépersonnalisation, par l’action nocturne, la clandestinité, le déguisement, l’oubli des liens familiaux ou amicaux, et bien sûr l’abnégation, fût-elle parfois peu incompréhensible : ainsi de l’apparente lâcheté de Jean-François écrivant à ses amis qu’il ne se sent pas assez fort pour poursuivre le combat mais se dénonçant dans une lettre anonyme aux Allemands pour être emprisonné auprès de Félix et peut-être le sauver…
Pour autant, on ne peut, dénier à ce film paradoxal, une vraie dimension historique, nous parût-elle tronquée ou contestable : on nous montre ici non la résistance communiste, l’action immédiate ou efficace – distributions de tracts ou sabotages en tout genre – mais l’effort permanent de protection des chefs et d’organisation au sommet, même si ce parti-pris relève d’une certaine vision aristocratique, illustrée par le baron : ce personnage pittoresque, voire haut en couleurs, offrant son domaine pour cacher Gerbier ou permettre l’atterrissage de parachutistes, ne le paiera pas moins de sa vie…
Reste une œuvre prenante, palpitante, ce dont témoignent de subtils raccords ou effets de montage : on passe d’une ruelle marseillaise à une agence de théâtre lyonnaise, du couloir d’hôtel londonien parcouru par Gerbier au long corridor de la Gestapo vers la salle de torture où agonise Félix. Terrible image de la vie qui télescope les contrastes et ne ménage pas toujours, surtout en temps de drames, les transitions !

Claude

Un jour avec, un jour sans

Étrange film que le dernier opus de Hong Sangsoo, qui mêle incertitude amoureuse et exercice de style rohmérien, indécision du quotidien et expérimentation narrative – avec sa construction en diptyque rappelant « Smoking, no smoking » : mais là où Alain Resnais semblait marivauder, jouer avec le spectateur, créer une œuvre interactive – les possibles d’une rencontre, les balbutiements d’un dialogue, la timidité mi-jouée, mi-sincère d’un cinéaste étonnamment maladroit avec la jeune peintre entrevue au seuil du temple nous semblent découler naturellement du hasard d’une arrivée prématurée, de deux solitudes bégayantes, d’un désir confus – de complicité, d’amitié, d’amour peut-être …

Le pari du cinéaste sud-coréen est de nous donner à voir, à imaginer en longs plans-séquences les développements que pourrait prendre – qu’aurait pu prendre – une relation si elle ne se déroulait pas comme la vie en a décidé : la liberté sartrienne, « l’insoutenable légèreté de l’être » dont parle Kundera condamnent en effet à ne jamais pouvoir rejouer son existence, ni même à s’essayer comme en un brouillon repris ou corrigé à chaque fois en fonction des leçons de l’expérience !

Ici, en revanche, l’histoire de Han le cinéaste et de Yoon la peintre a une seconde chance, pas forcément meilleure d’ailleurs mais à la fois plus insolite et plus grotesque. Ce sont peu ou prou les mêmes plans qui associent les deux « héros », refusant systématiquement le champ-contrechamp, mais les dialogues changent, les situations se modulent. La seconde visite du cinéaste à l’atelier, loin de l’éloge convenu (ou gêné ?) de la première fois, est sincère, Han osant dire à Yoon que son art ne lui appartient pas vraiment, qu’il ne vient pas des tripes – honnêteté critique qui est souvent le début d’une relation vraie entre deux êtres ; dans un tout autre registre, si l’enivrement des deux personnages est plus prononcé, il donne lieu à une dérive à la fois plus vraisemblable dans cet état et surtout plus loufoque, Han improvisant un strip-tease assez ridicule avec ses bourrelets et ses complexes devant la libraire et son employée horrifiées ! Le cinéma rejoint ici la vie, souvent faite de ces coups de folie, de ces déraillements sociaux, surtout chez un homme mûr mais cabossé par l’existence, las de ce prestige artistique dont il jouait si facilement dans la première version : qui n’a eu parfois envie, confit de réussite ou de reconnaissance, de tout envoyer cul par-dessus bord, tant l’image sage ou l’étiquette officielle lui collait à la peau ! Yoon sera surprise et amusée, en tout cas bien plus profondément séduite par cet écart qu’elle n’admirait le créateur en carton pâte, dont du reste elle n’avait jamais vu un seul film ! Ainsi, à la fin, oui, elle se rend à une projection-débat, et s’intéresse à la création de Han  : elle est passée, comme dialectiquement, d’une adoration conventionnelle à une authentique curiosité pour le cinéaste, en passant par le regard amusé sur l’homme… De même, le cabotinage histrionique auprès de Yoon et la mauvaise humeur du conférencier misanthrope face au public et à l’animateur du débat, après l’intermède de folie libératrice, auront laissé place à un rapport vrai avec les spectateurs – d’écoute, d’explication et de respect pour sa propre démarche… Du reste, Yoon ne s’y trompe pas : « à partir de maintenant, j’irai voir tous tes films. »

Ce curieux jeu de l’amour et du hasard, cette carte du Tendre déclinée entre amour et amitié n’amènent sans doute pas une vraie rencontre, mais nous interrogent sur la comédie des sentiments, sur la difficulté de la séduction et l’ambivalence de la parole, écran mais aussi témoin fébrile du désir. La beauté du cinéma est de traduire cette palpitation dans un plan : une femme vue de dos dans son atelier, puis regardant de profil son tableau, l’homme, filmé de face, la regardant enfin… Désir d’amour par la médiation de l’art.

Claude

 

 

Ce sentiment de l’été


Film français (février 2016,1h46) de Mikhaël Hers avec Anders Danielsen Lie, Judith Chemla, Féodor Atkine, Jean-Pierre Kalfon et Marie Rivière. 

Soudain l’été dernier, le cœur de Sasha de battre s’est arrêté. Cette belle trentenaire gracile, aux jambes fines, dont la nudité s’éveille dans les draps poissés d’aube fine aux côtés de Lawrence, rayonne de vie et d’enthousiasme, mais avec la légèreté d’un oiseau et l’élégance d’un bonheur discret, d’une âme bien née – à moins qu’il ne faille voir dans cette présence effacée une préfiguration du destin… Nous suivons en tout cas un bon quart d’heure cette épaule dévoilée, ce regard assouvi et panoramique vers les arbres du parc, comme un bonheur confirmé, ce déshabillé encore frémissant d’une nuit d’amour, ses gestes ténus pour se vêtir puis la marche décidée vers le bâtiment des beaux-arts, la montée d’un escalier, l’entrée dans un atelier de sérigraphie, la pose d’un cadre enduit de peinture bleue et le travail de la pâte, l’impression en relief obtenue : le geste de l’amour, du travail cette fois, la satisfaction tranquille du résultat désiré. Sasha repart, son œuvre sous le bras, traversant, dans une lumière ouatée, mais comme saturée, une pelouse impeccable – et soudain, sa silhouette déjà lointaine s’affaisse, s’évanouit – bien plus qu’elle ne semble s’écrouler : la jeune femme meurt, d’une crise cardiaque semble-t-il, mais on n’en saura pas plus…

Une mort absurde, presqu’irréelle et douce aussi d’être inattendue, saisit, fauche la jeunesse et la beauté. Le spectateur est également déçu, saisi, décontenancé : comment faire exister une histoire dont l’héroïne disparaît presque d’emblée (comme Janet Leigh dans Psychose d’Hitchcock) ? Comment construire un scénario sur une absence ? Dire à la fois le désert et l’oasis, le dépérissement et la sensation qui renaît, comme dans le beau récit de Colette, Les Vrilles de la vigne ? C’est le pari impossible et pourtant réussi de Mikhaël Hers de filmer le travail du deuil, de cristalliser autour du fantôme de Sasha souvenir, souffrance et renaissance à la vie pour ses proches – et tout particulièrement pour son ami, Lawrence, joué par Andezrs Danielsen Lie.

Visage anguleux, regard absent, si loin, si proche (à la Daniel Auteuil ou François Cluzet) qu’éclaire parfois un mystérieux sourire, démarche à la fois souple et accablée, l’acteur norvégien, déjà si bouleversant de solitude et de désespoir dans « Oslo 31 août », et dont la caméra semble épouser le flux de conscience, erre entre Berlin, Paris et New York, promenant sa silhouette fantomatique de réunion familiale en boîte de nuit, de promenade à vélo en longues marches dans ce décor mi-urbain, mi-sylvestre – d’un Berlin blessé et à reconstruire – où les traces de Sasha disent l’enfermement du deuil comme l’échappée vers une nature apaisante. « Feu follet », tout en silences et en regards, il réapprend à vivre en cette paradoxale saison de l’été où la lumière caressante a la brûlante cruauté du destin : Marie Rivière, mère bouleversante ici, déjà, dans Le Rayon vert de Rohmer, souffrait de cette ironique saison de l’ennui existentiel et de la solitude amoureuse. Grâce rohmérienne de Hers sans la spontanéité un peu précieuse des dialogues… « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » – écrivait La Rochefoucauld : il le faut bien pourtant – et ce sont les traces de ce deuil, si pudiquement filmé, les linéaments d’une reconstruction que « Ce sentiment de l’été » nous invite à reconnaître et à épouser dans les ellipses d’un récit, dans la caresse du vent, la solitude vous poignant au cœur d’un groupe.

Tout le film semble construit sur ces non-dits, ces palpitations, ces reviviscences dont le rythme, d’un été à l’autre, d’une ville à l’autre, dessine en creux, sur trois années, l’histoire d’une résilience : Zoé et son fils Niels marchant sur leurs ombres, mauvaise sieste de Lawrence sur un inconfortable divan – plus éloquente qu’une scène de funérailles ou de cimetière (l’annonce du choc ou la violence première de la douleur se voyant rejetés en hors-champ), promenade à vélo où le temps semble immobiliser Zoé et Lawrence dans un travelling latéral tout frémissant de vent et de sensualité, pièces vides où l’absence semble tant s’incarner que se dépasser dans la présence spirituelle d’objets intimes chers à Sasha, regard chaviré du jeune homme dans une boîte de nuit, irruption bénie de la sensation pour Zoé et Lawrence dans une partie improvisée de hand-ball (au sens premier du terme), soudain éloignement des parents au sortir de la famille du restaurant – comme si toute la tendresse du monde ne pouvait étouffer l’escorte de la solitude, elle est revenue, là voilà, chantait Barbara – avant que ne scintille l’épiphanie finale d’un autre étrangement aux autres, heureux cette fois : Lawrence déclinant l’offre d’un autre verre au terme d’une sortie nocturne avec leurs amis, pour partir avec Ida, en une marche lente et silencieuse, soudain figée en un baiser du jeune homme à l’employée de sa sœur. Détachement et retour à soi, recul et retour aux autres : on se saurait mieux dire la naissance d’un amour et la renaissance à soi-même, auxquelles la scène suivante apportera un couronnement – Lawrence faisant l’amour à Ida, retrouvant de l’union des corps les gestes sûrs et fébriles, le sourire caressant de sa partenaire pour saluer sa réconciliation avec lui-même plus encore que son propre plaisir.

Le pari – la force – de Hers est aussi de jouer même sur des virtualités narratives, pour mieux les refuser, le spectateur ne ressentant la frustration apparente que comme une vraisemblance, une attente ? et une élégance : ainsi, la relation amicale entre Lawrence et Zoé, sœur de la disparue, qui parcourent les rues, se retrouvent à New York, ou s’émeuvent d’une photo, d’un dessin d’enfant, d’un mobile bleu, ne se fera pas amoureuse, si confusément désiré que ce romanesque facile ait été du spectateur : la tendresse et la tension tiendront lieu d’histoire d’amour, plus belle de se se refuser peut-être, de décliner aussi toute explication. Pourquoi Zoé (Judith Chema tout en éclats et fêlure) s’est-elle séparée de son compagnon, apparemment si chaleureux, si présent pour accompagner le deuil ? Liberté et incompréhension à l’image de la vie. Renaissance pourtant, scandée par les accords d’une musique pop qui investit, sans les envahir, personnages et situations : chanson de Jonathan Richman, « That summer feeling », qui donne son titre au film, de Nick Garrie, « Stephanie City », ou des Unterstones, « Teenage Kick », pour accompagner la libération corporelle et psychique du héros malheureux…

Dans la scène finale, Lawrence et Ida, sa nouvelle amie, se promènent sur la plage. Le deuil, la tristesse rémanente surtout, seraient-il surmontés ? La vie est en tout cas un risque à courir, si ténu soit-il, une conquête à tenter : on se souvient, dans Jaffa de Karen Yedaya, du couple, déchiré par la haine et la guerre de leurs familles, se retrouvant au bord de la mer, l’enfant évoluant en funambule sur un muret, comme un mince trait d’union entre ses parents. Dans le bleu céruléen de la mer, la couleur préférée de Sasha, le regard-caméra de Lawrence suit les longues jambes d’Ida, ses pieds nus tentant l’épreuve de l’eau fraîche et de la robe mouillée, pas même retroussée : images un peu sépia, tournées en super 8, comme un resurgissement du passé dans un présent retrouvé. Des cuisses nues de Sasha au mollet hésitant d’Ada frémissent « les jambes des femmes (…) compas qui arpentent le monde en tout sens et qui lui donnent son équilibre et son harmonie », selon la belle formule de Charles Denner, dans L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut.

Claude

 

 

45 ans

                     45 ANS
Ours d’Argent du Meilleur acteur pour Tom Courtenay et de la Meilleure actrice pour Charlotte Rampling
 

Article de Claude- 27.03.2016

« 45 ans » d’Andrew Haich est une belle histoire d’amour, de jalousie rétrospective, de fantasme aussi de séparation ou d’échec par quoi parfois l’on doute sans raison véritable, l’on ajoute de la souffrance inutile aux simples intermittences du cœur, au calme étale d’une vie de couple, où l’on croit voir à tort le signe d’un malaise, l’amorce d’un désamour. Et de la suspicion à la conviction, il n’y a qu’un pas, qu’une femme aimante, exclusive, Kate, finit par franchir, se persuadant comme d’un poison subtil que sa vie ne serait que faux-semblant, illusion, voire mensonge – comme si Geoff n’avait pas le droit d’avoir aimé une autre femme avant elle, que la succession de deux relations n’eût été que substitution, imprégnation zolienne, et non expérience pleinement nouvelle et authentique…
Et comme la souffrance se nourrit d’elle-même, sirène insidieuse, serpent de mer, « héautontimorouménos » baudelairien ou « bourreau de soi-même », que l’imagination se nourrit par définition d’images si possibles concrètes, avant d’être fantasmées, Kate monte au grenier : ce réservoir des souvenirs, ce jardin secret de l’enfance, ce témoin familier et poussiéreux du passé se transforme alors en jardin des supplices et en théâtre d’ombres maléfiques. En un beau plan – une belle idée de mise en scène – la caméra unit le visage ravagé de Kate tourné vers l’écran et le défilement d’images floues, pour nous inversées, pour elle incertaines, de Katia, bel amour de jeunesse perdu dans une avalanche, et dont le cadavre surgit sans prévenir tant d’années après ! Katia, double tant aimé, trop aimé, seul aimé ? dont le nom même semble ironiquement mimer, absorber celui de l’épouse de 45 ans, mais en plus sonore, en plus charnel, en plus vrai…
Pourtant, tout reste pudique, secret, comme feutré – avec cette politesse toute british du désespoir ou du désarroi, qui n’est pas ici humour mais implique de la part du spectateur un regard souriant, indulgent devant une telle quête d’amour absolu et la conscience amère et lucide de la relativité des choses, de la tendresse quotidienne, d’une vérité à construire modestement et progressivement. Non, l’autre ne nous appartient pas : oui, on peut chaque jour apprendre à l’aimer et le fruit de ce long travail, au fil des sourires, des chansons qui nous accompagnent, des rapports physiques parfois malaisés, n’est rien moins qu’illusion ou mensonge…

Il y a dans ce film une mélancolie souveraine, souvent bouleversante, liée au jeu subtil de Charlotte Rampling, tout de mystère et d’évidence, à la vulnérabilité aussi de Tom Courtenay. On pense au superbe film de James Ivory, à l’ambiance comparable, feutrée et suraiguë, de « Remains of the day » (« Vestiges du jour »), où la force de l’amour secret s’alliait à une terrible incommunicabilité pour Anthony Hopkins.
On pourrait s’interroger sans fin sur le dernier geste de Kate – la main de Geoff lâchée lors du discours – et le regard à la fois intense et perdu (dans ses pensées ou un profond désarroi ?) de cette femme : a-t-elle relativisé et pardonné au poids de son entêtante devancière ? ou quelque chose, si ténu soit-il, est-il désormais invinciblement brisé ?
Plus fort à mon sens est le discours du mari qui, après les douloureuses explications dans la voiture ou au restaurant, dans les huis-clos tragiques de ce drame intime à peine apaisé par la beauté de la campagne ou d’un manoir anglais, rend, bouleversé et en pleurs, un vibrant hommage public à son épouse : ce moment d’émotion intense est-il le summum de l’artifice, une rhétorique de banquet, où, le vin et l’émotivité aidant, le personnage surjoue ses sentiments ou la pointe sublime de l’amour vrai, sous le regard des amis et le surgissement des souvenirs ?
Comme si la sincérité était aussi aussi bien jouée que réelle, l’intimité paradoxalement affaire de médiation, de regard d’autrui – comme si l’amour n’existait vraiment, pleinement, uniment que dans la fulgurance d’un aveu, la brûlure d’une parole…

Claude