Lettre à une inconnue de Max Ophuls (1948)

R, un romancier à la mode, de retour à Vienne le jour de ses quarante et un ans, se voir remettre par son domestique un lettre volumineuse de « deux douzaines de pages rédigées à la hâte, d’une écriture agitée de femme, un manuscrit plutôt qu’une lettre (…) elle ne portait ni adresse d’expéditeur, ni signature (…) Comme épigraphe ou comme titre, le haut de la première page portait ces mots : A toi qui ne m’as jamais connue. Il s’arrêta étonné. S’agissait-il de lui ? S’agissait-il d’un être imaginaire ? Sa curiosité s’éveilla. Et il se mit à lire.

Mon enfant est mort hier – trois jours et trois nuits, j’ai lutté avec la mort pour sauver cette petite et tendre existence. »

Le célèbre incipit de la Lettre d’une inconnue, fondée comme le film sur le récit enchâssé par l’inconnue de son amour, publiée en 1922 par l’écrivain autrichien Stefan Zweig, résonne encore en moi, annonçant la tonalité brûlante et tragique d’une chronique désespérée, d’un amour fou, absolu, délirant, qui n’est pas sans faire écho – par une curieuse coïncidence de la programmation cramée – à la passion dévorante et sans espoir d’Antonina pour son mari musicien et homosexuel Tchaikovski dans La Femme de Tchaikovski, proposée mardi soir. Max Ophuls, le cinéaste juif allemand qui a dû fuir le nazisme comme Zweig, auquel il rend hommage par le prénom, Stefan (Brand), de l’écrivain devenu dans son film un pianiste célèbre, a donc proposé en 1948 une adaptation de Lettre d’une inconnue. Le film que Maïté a présenté dimanche soir avec humour et vivacité situe l’action dans la Vienne des années 1900 dont il restitue le décor, recréé en studio, dans une atmosphère exubérante et romantique de valse, de marche militaire avec La Marche de Radetzski de Johann Strauss, mais surtout de mélancolique espoir, avec l’air du troisième acte du Tannhaüser de Wagner « O du, mein holder Abendstern ».

Le réalisateur fait le difficile pari d’incarner le genre littéraire le moins narratif, le plus solitaire, le plus immatériel qui soit, la lettre, qui plus est la lettre d’amour, murmure d’une absente écrasée par sa timidité fébrile d’éternelle adolescente et le souvenir bouleversé et désespéré de nuits d’amour sans amour offertes par un séducteur, dernier souffle d’une femme malade qui s’éteint au fil des derniers mots comme une héroïne tragique, telles Phèdre dans la pièce éponyme de Racine ou Roxane empoisonnée disant son fait à Usbek à la fin des Lettres persanes de Montesquieu. Pari gagné pour la plupart des spectateurs Cramés ce dimanche soir devant les longs travellings et panoramiques d’Ophuls dans les escaliers, sur Stefan et sa maîtresse d’un soir vus d’en haut par Lisa, puis par le cinéaste lui-même sur Stefan montant les marches avec Lisa enfin croit-elle reconnue pour son amour vrai, devant ces jeux de reflets, de miroirs qu’on n’en finirait pas de relever et d’admirer – telle cette porte ouverte par la jeune fille à l’amour de sa vie dont l’image se superpose en fondu enchaîné à la sienne, porte où Stefan partant dans les ultimes plans pour le duel et la mort voit se projeter, comme une révélation, le fantôme de Lisa et de sa vie ratée, de sa vie brisée. On pense aussi, pour cette caméra toujours virevoltante qui épouse les mouvements contradictoires des personnages et de leur environnement, à l’escalier de l’opéra, en haut duquel Lisa retrouve un Stefan bien décati et entend des prpos peu amènes sur son libertinage et l’échec de sa carrière, et au bas duquel elle le retrouvera pour une dernière nuit après l’avoir revu dans la loge voisine et avoir brusquement quitté son mari et la salle.

Pari d’une incarnation de la lettre, pour Evelyne et moi séduisant certes, mais quelque peu affadi par le moralisme avec lequel Ophuls, certes joue habilement, et par le déplacement de l’intérêt dramatique, non plus sur la seule épistolière, mais sur deux personnages, et cette figure d’homme et d’artiste raté, incapable d’aimer vraiment. Petite préférence donc ici pour la littérature-source, qui incarne mieux là où le film illustre, dilue ou esthétise peut-être trop, pour une nouvelle qui offre le délire brûlant et désespéré d’une femme dont les mots laissent davantage prise à l’imagination spatio-temporelle, aux fantasmes amoureux, à l’émotion haletante du lecteur. Seul ingrédient où le film apporte une résonance un peu insolite à l’oeuvre de Zweig, le burlesque du mariage arrangé à Linz, des parents mortifiés par le refus de Lisa d’épouser le neveu du colonel, un séducteur officiel lui aussi bien convenu, socialement et moralement, l’attitude de pantins mondains des futurs ex-beaux-parents ainsi congédiés et saluant froidement la famille qui ose se refuser à eux et à leur prestigieuse position…

Pourtant, le cinéaste parvient à recréer à sa manière l’univers désespéré de Zweig, la soif inassouvie d’une jeune fille de 13 ans (Lisa dans le film, l’inconnue dans la nouvelle) qui aimera jusqu’à la mort l’écrivain, son voisin, homme à femmes totalement oublieux des trois nuits passées avec elle (deux dans le film), et auquel elle sacrifiera sa vie et son fils, mort du typhus contracté dans un train : on se rappellera que la maladie ou la mort de l’enfant sonnent comme une punition divine pour les femmes adultères dans les romans du XIXème siècle, qu’il s’agisse de celui d’Anna Karénine dans le roman de Tolstoï, ou de ceux de madame Arnoux et de Rosanette dans L’Education sentimentale de Flaubert. Toutefois, là où Zweig fait de la mort de l’enfant le symbole redoublé de son amour aveugle et sans espoir pour l’écrivain, l’incarnation désespérante d’un amour charnel mais sans lendemain, Max Ophuls choisit – code Hayes oblige – une perspective plus morale ou moralisante : la mort de l’enfant que Lisa a conduit à la gare, alors qu’elle voit retirer d’un compartiment infecté du train une victime du typhus sur une civière et s’apprête à retrouver Stefan Brand, connote la culpabilité de cette femme qui, à Linz, a refusé la main du neveu d’un colonel, au grand dam de sa mère et de son beau-père aimant, le tailleur Kasener et qui, malgré son mariage avec le diplomate Johann Stauffer, s’obstine à poursuivre l’homme de sa vie, si indigne soit-il de son amour, par fidélité à son adolescence, à son idéal artistique, à sa projection chimérique sur un pianiste pourtant devenu un masque de cire (et non la figurine rêvée devant un magasin), ayant sacrifié sa carrière au libertinage et à son désir éperdu, mortuaire de séduction sans fin.

La même fuite semble animer les deux personnages, quoique par des voies opposées : Lisa, dans le rêve et l’impossible réciprocité d’un amour total, et, dans la séduction sans fin, le refus d’une carrière, la peur d’une stabilité, Stefan, dont « l’ombre se déshabille dans les bras semblables des filles / Où j’ai cru trouver un pays », écrirait Aragon. De même, la mort prévisible de Stefan à la fin de l’histoire – il est provoqué en duel par son rival, le mari de Lisa – marque non seulement la résolution morale, le châtiment céleste d’une vie adonnée au seul plaisir mais surtout, plus profondément, la lucidiét enfin conquise, la révélation que la vérité de la vie réside dans la douleur de l’amour et la mort des illusions ou des apparences (telles ces toiles peintes de la Suisse ou de Venise du train forain du Prater). Etre désincarné, artiste velléitaire, séducteur impénitent, Stefan, masque blafard, ruisselant de sueur glacée, prend conscience, au moment de mourir, de la vraie vie à côté de laquelle il est passé.

« C’est alors que son regard tomba sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur le bureau. Il était vide, vide le jour de son anniversaire pour la première fois depuis des années. Il tressaillit : ce fut pour lui comme si une porte s’était brusquement ouverte quelque part et qu’un courant d’air glacial venu d’un autre monde s’engouffrait dans sa chambre silencieuse. Il sentit la mort et sentit un amour immortel : au plus profond de son âme quelque chose s’épanouit, et la pensée de l’absente persista, obsédante et insaisissable, comme une lointaine ritournelle » – conclut la Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig.

Claude

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