Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles- Chantal Akerman

Gestes de l’enfermement d’une femme pendant trois jours ou l’enfermement d’une femme ?

Sur la genèse du film :

Selon Chantal Akerman, voici la genèse du film « Une nuit j’étais dans mon lit en train de somnoler et tout à coup, j’ai vu le film, Juste une serviette-éponge posée sur un lit, des billets déposés dans une soupière… Mais ça a suffit pour que le film m’apparaisse » Elle a eu la vision d’un film unique, inimaginable, immense alors qu’elle a tout juste 25 ans et qui, comme la Maman et la putain de Jean Eustache, va excéder toute son œuvre.

Sur la durée de son film Chantal Akerman dit :

« Vous savez quand la plupart des gens vont au cinéma, le compliment ultime, pour eux, c’est de dire : « On n’a pas vu le temps passer. Avec moi, « tu vois le temps passer », vous sentez aussi que c’est le moment qui mène à la mort. Il y a de ça, je pense. Et c’est pourquoi il y a tant de résistance. J’ai pris trois heures de la vie de quelqu’un ».

Sur son intention :

Raconter ce qui s’est passé pour Jeanne Dielman du mardi 17 heures au jeudi 18 heures de la même semaine. Elle voulait le dédicacer à sa mère mais elle en a repoussé l’idée par pudeur ou autocensure. Elle dit aussi qui si elle n’avait pas connu sa mère elle n’aurait pas fait ce film, qui pourtant n’est pas le portrait de sa mère.

Sur le réalisme ou le non-réalisme du film ?

Chantal Akerman : « Tout le monde pensait que « Jeanne Dielman » était tourné en temps réel, mais le temps est totalement recomposé pour donner l’impression d’un temps réel ».

J’étais là avec Delphine et je lui disais « Quand tu poses les wiener schnitzels comme ça, fais-le plus lentement. Lorsque tu prends le sucre, avance plus rapidement. Quand elle demandait pourquoi ? Je répondais « Fais-le,  et tu verras pourquoi plus tard. Je ne voulais pas la manipuler. Je lui ai montré par la suite et lui ai dit : Tu vois, je ne veux pas que ça ait l’air réel, je ne veux pas que ça ait l’air naturel, mais je veux que les gens ressentent le temps que ça prend, ce qui n’est pas le temps que cela prend vraiment »

« Mais ça, je ne l’ai vu que pendant que Delphine faisait les gestes. Je n’y avais pas pensé avant ».

Certains critiques pensent que le film est anti-réaliste et pour prouver cette thèse opposent deux stratégies à l’oeuvre dans le film :

La première qui consiste à mimer le réalisme par un travail de l’excès ; l’œuvre en fait trop, elle est trop construite trop élaborée pour être crédible « c’est trop beau pour être vrai ».

Montrer le jeu des acteurs avec une actrice très distanciée bien coiffée aux gestes impeccables, répétés, les symétries qui organisent le récit et les images.

La deuxième stratégie est fondée sur le manque ; Le récit s’organise autour d’un point vide, d’une faille, qui polarise le regard et casse le réalisme en défaisant l’apparente continuité narrative.

Dans le film ce qui est montré en temps réel ne s’applique pas de façon uniforme à tous les moments du film. Ce qui est montré est réservé à certaines séquences qui s’articulent à tout ce qui n’est pas montré. (Par exemple, les scènes de prostitution, la porte est fermée). Les fameuses scènes en temps réel – épluchages et vaisselle – ne sont compréhensibles que si on les rapporte à toutes les ellipses du film, d’où provient leur pouvoir de fascination.

Jeanne Dielman est un film de gestes

Chantal Akerman n’est ni une intellectuelle ni une théoricienne, elle travaille avec ses sensations. Elle a fait ce film pour donner une existence cinématographique aux gestes. On observe deux programmes dissociés des gestes dans la journée : Les gestes ménagers, mettre la table, la vaisselle, le nettoyage et celui de la prostitution. Dans une continuité, sans mémoire pour les unifier.

Cela est possible grâce au génie de l’actrice Delphine Seyrig. Elle a une technicité dans son jeu, une perfection inhumaine. Aucun de ses déplacements n’est inutile, aucun de ses gestes superflus. Tous les gestes sont décomposés en micro-gestes. Delphine Seyrig ne met pas la table, elle effectue les dix gestes dont la succession a pour effet que la table soit mise. C’est une mère-machine, une mère-automate avec une dimension robotique. C’est aussi une belle femme bien coiffée, avec un beau port de tête, car les hommes s’imaginent toujours que les femmes qui sont dans leur maison sont laides !

Chantal Akerman ne voulait pas « utiliser » Delphine Seyrig comme une star ( Ce qu’elle était depuis de début des années 60 avec  les films d’Alain Resnais ) mais comme une humble interprète de la femme que Chantal Akerman avait dans la tête c’est à dire d’une femme ordinaire prisonnière de son enfermement.

Sur l’interprétation du film à partir d’éléments biographiques de Chantal Akerman :

Jusqu’à l’âge de 8-9 ans, elle vit avec ses parents et son grand-père qui ne parlait pas français, tous très religieux et qui vivent comme en Europe de l’Est avec des rituels juifs.

Elle dit que les rituels du film remplaçaient le rituel juif où chaque geste de la journée est ritualisé. Les gestes sont restés qui apportent une sorte de paix qui chasse l’angoisse.

Mais c’est d’abord une Histoire de femme à cause de sa mère adorée et parce qu’elle a vécu toute sa jeunesse avec les trois tantes de sa mère et les trois sœurs de son père (Père avec lequel elle ne s’entendait pas ne l’a revu que quelques années avant sa mort).

Sur la bande-son

Les ingénieurs du son ont fait un second tournage uniquement sonore en reproduisant et en enregistrant chaque son de façon isolée ; les portes qui grincent, l’interrupteur, le bruit de la vaisselle. Au mixage cela donne un niveau sonore plus élevé que d’habitude accentuant l’hyperréalisme du film.

De la même façon que l’image rendait visible des gestes invisibles du quotidien, la bande-son devait rendre audible des sons qu’on n’entend pas d’habitude.

Un film féministe ?

Selon le Monde à la sortie du film en 1976 :  » Premier chef-d’œuvre au féminin de l’Histoire du cinéma ». Pour la première fois 80 % de l’équipe technique est féminine, y compris pour le chef opérateur et pour le montage réservés d’habitude aux hommes.

La femme est au centre du film et dénonce l’aliénation dont sont victimes toutes les femmes de la part de la société et des hommes qui la dirigent.

Mais ce n’est pas un film militant. Jeanne Dielman n’est pas un moyen c’est une fin, ce film ne sert aucune cause. Il sert son existence propre, elle est cinématographique.

Françoise

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