Decision To Leave-Chan-Wook Park(3)

Dans la brume des sentiments …

Le film est d’une grande virtuosité à la fois esthétique et formelle : face à un cinéma de plus en plus industrialisé (c’est-à-dire « markété »), Chan-Wook Park veut renouveler les codes esthétiques, tout en se raccrochant à la grande tradition du cinéma, par ses clins d’œil appuyés à des films mythiques. Il veut faire se rejoindre tradition (l’histoire du cinéma) et modernité (le renouveau des codes), et son style, d’une certaine façon, rejoint l’histoire et le destin de son pays : une nation écartelée entre une mémoire à la fois fière et douloureuse, et une renaissance forcée mais assumée, sur un modèle occidental (et industrialisé) dont il dénonce les excès. Decision to leave, la décision de quitter, est l’histoire d’une rupture qui fait écho, au plus profond de l’âme coréenne, à d’autres partitions : entre passé et avenir, orient et occident, mythe et rationalité, entre Corée du Nord et Corée du Sud, enfin.

L’esthétisme poussé de Decision to leave n’est pas, néanmoins, le fruit d’un travail esthétique formel et abstrait. Commentant son travail de créateur, Chan-Wook Park insiste avant tout sur la primauté de l’histoire, du scénario, des personnages, sur la forme. Digne héritier d’Hitchcock, dont le Vertigo sert de toile de fond et d’inspiration à l’intrigue du film, il s’agit d’abord de raconter une histoire, pour tenir le spectateur en haleine tout au long des 2 heures 18 que dure le film. Pari réussi, tant la trame de l’histoire et les moyens de la raconter sont au service d’une même cause : envoûter le spectateur, lui procurer une expérience avant tout sensuelle et sensorielle inégalée. Pour cela, Chan-Wook Park immerge littéralement le spectateur dans ses scènes, comme le héros se projette et s’incruste dans les scènes qu’il imagine, qu’il reconstitue ou qu’il épie, tel le voyeur de Fenêtre sur cour. Or, les références ne sont là que pour surprendre le spectateur, parce qu’elles sont réutilisées dans une perspective radicalement nouvelle. On croit revivre Vertigo ou Fenêtre sur cour, en réalité, la référence n’est la que pour mettre en valeur la singularité et la différence du style de Chan-Wook Park. On joue au chat et à la souris, mais à la place de la souris, il y a un corbeau. « Vous me prenez pour un pigeon ? » dit l’inspecteur à la suspecte ? Une référence au Faucon maltais, sans doute, et à la virilité d’un Humphrey Bogart qui sert de contrepoint à la fragilité de Hae-joon dans la gestion de ses émotions. C’est la femme qui est plus forte que l’homme dans le couple de Decision to Leave, dans une inversion des rôles déjà vue dans le Tess, de Roman Polinski, selon un schéma similaire.

Comme dans Vertigo, l’histoire se déroule en deux séquences qui se répondent, inversées, comme de part et d’autre d’un miroir. La décision de quitter est juste au centre du film, elle sépare les deux parties du film telle la face du miroir, dans Alice au Pays des Merveilles. La deuxième partie est une répétition de la première, une sorte de « déjà vu » : comme dans Vertigo, c’est une deuxième chance qui est offerte à l’inspecteur, et au spectateur, de réellement comprendre ce qui s’est passé dans la première partie du film. La décision est une césure, ou, comme dans la tragédie aristotélicienne, un tournant critique, qui permet de voir chaque partie du film comme symétrique l’une de l’autre. Formellement, cette symétrie renvoie au film fondateur du succès de Chan-Wook Park : Joint Security Area, une enquête sur un meurtre, dans le no man’s land situé à la la frontière de la partitionentre la Corée du Nord et la Corée du Sud.

Ainsi, le film est traversé par les symétries : un héros masculin, l’inspecteur, Hae-joon, qui vit dans un monde rationnel et causal. Une héroïne féminine, Seo-rae, à la fois coupable et victime, toute en sensibilité tactile et affective, dans son métier d’aide-soignante pour les personnes âgées. La femme de l’inspecteur incarne l’amour charnel (l’acte sexuel est un exercice, bon pour la santé, c’est un acte « bio », recommandé par une ingénieure en nucléaire !). L’héroïne représente l’amour platonique, qui stimule l’imaginaire (même si, de façon ambigüe encore, elle campe à la fois le personnage de Paul Verhoven, dans Basic instinct, à la faveur d’un interrogatoire policier, et celui de In the mood for love, de Wong Kar-wai, dans les nombreuses scènes d’effleurement intimiste du couple). Le malheur du héros, en définitive, est d’avoir séparé, en amour, le corps (la femme) et l’esprit (l’amante). C’est cette séparation qui est la vraie cause de l’indécision du héros à choisir entre deux femmes, puisqu’au bout du film, il reste seul dans sa schizophrénie amoureuse.

Grâce à sa sagacité, l’inspecteur va résoudre l’énigme du premier meurtre, sur la montagne. Une femme (l’héroïne) a tué son mari, fonctionnaire de l’immigration. Or, celui-ci, naguère, a facilité l’admission de sa femme en Corée du Sud, chinoise arrivée en clandestine, condamnée pour crime dans son pays natal, en échange de ses faveurs permanentes : le mariage est un chantage. L’inspecteur tombe amoureux de la femme, et un faisceau d’indices indique que c’est la femme qui est coupable. Cependant, Il doit classer l’affaire, comme un simple accident, avant de pouvoir prouver le crime. Il a été trompé, sans doute aveuglé (ou ralenti) par ses sentiments. Au moment où il comprend le crime, il comprend le mobile : le mari est un fonctionnaire véreux, le crime est presque une légitime défense. Mais il renonce à son amour par fierté : il a rompu les codes de son métier de policier. Or ce métier est sa raison d’être, il est brisé. Cette cassure trace l’axe de symétrie du film. Ici, la référence est le film de Polanski, Tess : Angel, le héros, se sent trahi par une révélation qui souille l’innocence de la femme, même si cette souillure n’est finalement qu’un accident de la vie, et même si, comme dans Tess, le spectateur peut soupçonner que c’est Seo-rae elle-même qui lui a indiqué la piste de sa propre culpabilité, en lui donnant l’occasion de rendre visite, seul, à la patiente qui lui a fourni son alibi. Comme Tess, Seo-rae espère que Hae-joon lui pardonnera sa faute. Mais l’héroïne est entachée d’un crime originel, qu’elle ne fait que répéter : elle a euthanasié sa mère, en Chine. Pour Hae-joon, il ne peut y avoir d’amour sans innocence. Il ne peut y avoir de pardon. Sans pardon, pas de réconciliation possible. Comme dans Tess, la quête de la pureté par le héros n’est peut-être que le masque d’un orgueil auto-destructeur. C’est aussi, d’une certaine façon, l’histoire de la Corée.

La deuxième partie du film est la quête de rédemption. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter la future victime du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est un « déjà vu ». Comme dans Joint Security Area, où une même scène de crime est refilmée selon la perspective de plusieurs protagonistes différents (une citation du Rashomon de Kurosawa), Decision to leave est émaillé de flash-backs, qui incitent le spectateur à mieux réfléchir l’action, à changer de perspective. Le déjà vu, dans Matrix, c’est le moment où le « bug » vient troubler la réalité établie. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter le futur coupable du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est elle, cette fois ci, qui dicte le rythme de l’enquête qui va suivre. Ainsi, Hae-joon, dans cette répétition de l’histoire, pourra cette fois retrouver le coupable et le condamner à temps. Et ainsi retrouver sa fierté. En effet, dans un stratagème machiavélique, le coupable par procuration, c’est Seo-rae elle-même : les ressorts de la tragédie grecque sont là : pour reconquérir son amour, Seo-rae doit redonner l’occasion à Hae-joon de la condamner pour meurtre. L’amour est une mise à mort. Sur l’affiche, les deux amants maudits sont enchaînés, comme dans le film d’Hitchcock, encore. Le héros a les yeux fermés. Enfin, il dort semble dire l’affiche. À force de mettre du collyre dans ses yeux, tout au long du film, pour mieux comprendre, pour mieux traquer le crime, le héros insomniaque ne dormait plus, ne rêvait plus. À vouloir trop garder les yeux ouverts, sur un monde rationnel, le héros en a oublié la force des émotions et des sentiments. Sur cette plage, à la fin du film, comme dans la dernière scène du film de Visconti, Mort à Venise, le héros comprend enfin, mais un peu tard, ce qui fait son humanité : c’est autant la raison, ce soleil qui a brulé les ailes d’Icare, à vouloir trop s’élever dans la pureté d’une vérité éclatante, que la passion, cet univers plus sombre et agité que symbolisent les profondeurs de l’océan, au-delà du miroir des vagues. Dans la première partie du film, le héros s’élève en altitude, sur la montagne (ou dans les ruelles escarpées de Busan), pour trouver la vérité de la raison. Dans la deuxième partie du film, il faut se noyer (dans la piscine, dans la mer) pour comprendre la vérité des sentiments. La référence ultime, d’ailleurs, c’est peut-être Buñuel et le Chien andalou : pour accéder à l’art, il ne faut pas théoriser, il faut oser fendre la pupille, et rendre sa force à l’imaginaire, aux émotions et aux pulsions. L’œil est omniprésent dans le film, mais c’est un élément macabre, souvent, désacralisé comme dans la scène du Chien andalou : l’œil du poisson mort sur le marché, qu’on effleure du doigt, l’œil du cadavre, au travers duquel on entrevoit la scène du crime, piétiné par les insectes. L’œil était dans la tombe et regardait Cain…

En rupture d’un art cinématographique de plus en plus codifié par les impératifs du Marketing, Chan-Wook Park milite pour un art qui se renouvelle sans cesse, dans un jeu où le spectateur n’est pas passif mais où son imagination travaille, sollicitée à chaque plan. A côté du pic à glace de Basic Instinct, autre citation du film, où le couteau traditionnel du crime se transforme sans grande originalité, Chan-Wook Park réinvente… le « mobile » du crime, c’est-à-dire, en somme, le crime « téléphoné ». Le « mobile », en effet, est invasif dans cette histoire : il traduit (le chinois en coréen et inversement), il trahit (les escalades coupables, le trajet d’une filature virtuelle). Traduttore, traditore, dit la formule : traduction est trahison. Le mobile est à la fois tradition (il transmet, nos messages, notre langue) et modernité (il est l’extension de nos sens, la vue, l’ouïe, le toucher, instrument cardinal et digital d’une réalité « augmentée », comme dit le transhumanisme). Mais nous aide-t-il vraiment à communiquer ou est-il simplement l’artisan de notre isolement solipsiste dans une moderne solitude ? Et si c’était lui la véritable « arme du crime » ? Le cinéma asiatique donne-t-il la leçon au cinéma américain sur le bon usage de la technologie dans l’art cinématographique ? 

La chanson du film a pour titre la brume. C’est la chanson favorite du cinéaste et de la patiente, ainsi que de l’héroïne, comme on le devine. Le héros du film est comme le voyageur solitaire du tableau de Caspar David Friedrich : il lui a fallu grimper sur la montagne pour contempler et comprendre la puissance de la brume.

Patrick Raviroson

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