Tesnota, une vie à l’étroit,Kantemir Balagov (2)

 

Interprétation fumeuse.

Comme nombre de films russes que nous avons vus ces derniers temps, à l’exemple d’ « une femme douce » et de quelques autres, Tesnota (une vie à l’étroit)  se caractérise par une esthétique glauque, sinistre. Dans Tesnota, format 1.33,  cadres et surcadrages contribuent au resserrement. Quant aux couleurs, elles sont souvent saturées, bistre, sépia, marron, caca d’oie etc.  Le réalisateur joue sur l’attraction/répulsion.

Cette esthétique  ajoute au sens du film, une sorte de sens/sensation, une exhibition expressionniste de la misère matérielle, sociale  et  morale assez décadente d’un pays. Elle est au service du sentiment dominant d’oppression qui est le seul sujet du film et qu’importent les entorses au réel.  Montrer l’enfermement  national, communautaire  familial et individuel est l’objet du film par métaphores interposées, c’est ce que je vais tenter de développer.

Ici deux communautés juive et kabarde à la fin des années 90. Des juifs qui ne vivent peut-être pas comme des juifs, et des musulmans itou.

Nous sommes dans une famille juive, tout semble aller pour le mieux, le père  et sa fille Ilana sont mécaniciens dans leur garage. On voit qu’ils sont complices, heureux de travailler ensemble. Et pour satisfaire la mère, il y a, en perspective, les fiançailles de David, le fils. Cependant tout se détraque quand survient le  kidnapping de David et de sa fiancée. Pour des raisons de préjugés antisémites, la mafia suppose qu’ils sont riches et peuvent payer. Mais cette famille est pauvre et la communauté ne peuvent payer cette rançon, en outre  l’état de faiblesse de cette famille éveille des convoitises. La famille va devoir tout envisager pour sauver David.

Alors qu’Ilana  a une liaison transgressive avec Nazim, un kabarde, un brave costaud, un peu rustre, franc buveur et petite tête, la mère se découvre un plan au service de son objectif de délivrer David : marier sa fille à un jeune homme d’une famille juive voisine, dont les parents pourront payer cette rançon. C’est l’occasion de nous montrer le portrait d’une mère dévorante. Le fils  délivré va aller son chemin sans se retourner et la fille va échapper au mariage arrangé, (tel que décrit par Claude) et  rentrer dans le rang après quelques provocations, tentatives de révolte. Mais revenons à cette mère dévorante, de quoi est-elle le nom ? Je réserve cette réponse pour la dernière ligne.

Pourquoi avoir choisi de montrer une communauté juive ? On peut-y voir plusieurs raisons, la première, c’est que comme les chrétiens, ils sont hyperminoritaires, la deuxième tient peut-être à l’illusion sociologique, « on sait faire la sociologie des autres ». Je fais l’hypothèse d’une troisième possibilité, ces juifs représentent autre chose de plus qu’eux-mêmes. Peut-être les Kabardes eux-mêmes. Les juifs seraient aux Kabardes ce que les kabardes seraient à leurs grands frères russes.

Ce film comporte un passage documentaire cruel, l’égorgement de soldats russes par des Tchétchènes, ils mettent en scène leur saloperie,  la terreur et la mort.  Cette scène a cristallisé l’ensemble de la discussion des Cramés de la bobine et cette discussion ne s’éteint pas avec le débat.

Elle appartient à ces images qui  prétendent condamner la violence, mais qui en réalité ont pour fonction de préparer ou de justifier la vengeance violente de l’autre camp.

Le réalisateur lui-même musulman, ne peut ignorer cela. Est-il tordu et ambigu ? Quelle est la fonction de ce passage ? Si l’hypothèse précédente fonctionne, (les juifs seraient une analogie des Kabardes) alors, il s’agirait du même système. Montrer les crimes tchétchènes, c’est aussi montrer les crimes russes sans passer par la case censure. Et j’imagine même ces censeurs séduits  par la scène.

Je sais ma tendance à surinterpréter, il est possible que je donne à l’auteur des intentions qu’il n’a pas. Peut-être appartient-il à ces partisans du « No Futur » esthétisants qui fleurissent partout, dans le cinéma et la littérature. Mais ça ne change rien, il donne à voir une   certaine Russie.

Cette Russie comme une longue liste de pays, Iran, Turquie etc.… A avec la censure et la terreur une relation privilégiée. Mais il me semble que si l’on veut montrer la mafia,  la violence, la corruption, l’alcoolisme, l’enfermement communautaire, familial et l’individualisme dans un pays décadent, on peut faire comme ça, le principe de la poupée russe en quelque sorte. Et, autre analogie,  cette Russie nationaliste ne serait-elle pas une mère dévorante ?

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