Qui chante là bas?-Slodoban Sijan (1)

COMPLEMENT DE DEBAT

  

Il ne manquerait plus que tout le monde chante (Le patron du bus). Les gens comme moi ne se noient pas si facilement. (Le notable pronazi). L’amour et la vie c’est comme une chanson. Si elle ne vient pas au bon moment c’est fini (Le chanteur de charme). Oh… si ce n’était qu’un rêve, si ce n’était qu’un rêve… (Les musiciens tziganes).

RETOUR SUR LE CONTEXTE

Vous vous souvenez de la didascalie qui ouvre le film : « A la veille de l’attaque allemande, le 5 avril 1941 quelque part en Serbie… » Et de la toute première chanson de Miodrag : « Le jour se lève le samedi… »   Le terrible bombardement de Belgrade par la Luftwaffe que subit le bus à son arrivée dans la capitale, marque le début de l’invasion de la Yougoslavie, il s’agit de l’opération Châtiment déclenchée par l’Allemagne, sans déclaration de guerre, le dimanche 6 avril 1941. L’armée de l’air yougoslave ne disposant pas d’une défense aérienne suffisante, la ville a été détruite, ce qui rappelle l’ironie de la chanson de Miodrag : « Notre armée est prête pour l’assaut et elle tient prêt un petit canon ». L’action dure bien du samedi 5 avril au dimanche 6 avril, après la nuit sous garde de l’armée yougoslave tandis que le bus a été réquisitionné pour emmener la troupe. « Il n’y a plus de dimanche », chante Miodrag.

LA PARABOLE DE LA ROUTE

Un ménestrel accompagné d’un enfant joue et chante la fable de la société yougoslave à la veille de la guerre qui se déroule au cours du voyage en bus à Belgrade. Différentes scènes en trois actes introduits par les trois chansons, se succèdent, le quatrième acte fermant la pièce. 

« Le jour se lève le samedi, le soleil arrive en flottant, de loin. Des gens pauvres de chez nous n’attendent que ces rayons, yo ho yo ho. Pour partir à Belgrade, partir à Belgrade, prenez le bus de Krstic. Tout le monde se prépare, chacun a ses raisons, mais pas toujours de la chance.

Moi, l’infortuné, je l’ai toujours été, c’est la peine qui me fait chanter pour oublier. Oh ma douce maman si ce n’était qu’un rêve… 

Un coup part, d’une embûche, notre maître il n’est plus, c’est le printemps 41, c’est le printemps, le mal s’approche. Oh ma douce maman ma douce maman, qu’est-ce qui se passe qu’est-ce qui se passe ? C’est une chanson triste qui me hante, la mort est venue nous voir et la paix a disparu. Moi, l’infortuné, etc.

Au-dessus des champs un corbeau plane et rassemble sa volée, cet oiseau de mauvais augure présage la guerre. Les boches chevauchent sur les chevaux noirs et font trembler l’Europe. Notre armée est prête pour l’assaut et elle tient prêt un petit canon.  Moi, l’infortuné, etc.

Depuis un bout de temps, les boches ont comploté ce vol fou et furieux pour détruire l’humanité et construire leur nouveau monde. La terre tremble, le monde entier s’écroule. Il n’y a plus de dimanche, la bête fasciste a détruit tout ce qui existait. Moi, l’infortuné, etc.

La première annonce les personnages, montant dans le bus pour se rendre à Belgrade. La deuxième annonce le « mal » fasciste qui approche, au moment de l’enterrement. La troisième annonce l’imminence de la guerre, de l’attaque des Allemands.  On vient de voir le fils enrôlé dans l’armée et le bus va repartir après la nuit. Puis ce sera l’explosion de la violence, d’abord dans le bus, puis sur le bus. La société menacée par le fascisme, est déjà atteinte par ce mal. 

Dans cette fable politique, les voyageurs forment un microcosme, une métonymie de la Yougoslavie. La route est semée d’embûches et les mène à la mort de façon de plus en plus certaine mais les hommes et femmes du bus s’entêtent à poursuivre le voyage, et comme dans les contes et légendes du Moyen-Âge, les avertissements quant à la menace de la guerre ne manquent pas pour faire demi-tour mais ne sont jamais écoutés. Il y a trois avertissements : – lorsque le bus est stoppé car la route est barrée par les militaires, le patron du bus propose de faire un détour ou de retourner au point de départ : « L’armée par ici, ça ne présage rien de bon ». Lorsque le bus repart après la nuit sous garde de l’armée, c’est le marié qui propose de rentrer mais la mariée ne l’écoute pas.  Et peu avant la fin, le bus croise un homme qui fuit sur une cariole et leur conseille de ne pas continuer vers Belgrade car il y a u une alerte nocturne, un bombardement est imminent. 

La seule marche arrière du bus sur ordre de l’armée ne fait que les persuader de poursuivre par un chemin encore plus difficile et infernal sur lequel ils vont trouver l’absurde (scène de la route labourée) et la mort (scène de l’enterrement) allant jusqu’à suivre à pied un corbillard. 

La fable est aussi une farce. Le comique n’est jamais loin du tragique et vice-versa. Scène séduction du ténor en plein enterrement suivie de la scène surréaliste du lancer de pierre pour emballer les chevaux du corbillard. Ou encore celle du notable trompe-la-mort, qui détient la vérité sur tout, tombé du pont qu’il affirmait être solide, puis blessé par le chasseur et aussi maladroit que lui pour attraper le lièvre alors qu’il vient de dire « je suis rapide et adroit ». Évoquons enfin la scène de Misko conduisant les yeux bandés où la rationalité du notable se rend devant la peur de l’accident mortel. 

Leur monde court ainsi, comme le bus, à sa perte et rien ne peut plus enrayer cet engrenage qui n’est en rien le fait d’un destin, d’une fatalité, d’une divinité. C’est une condamnation à une mort inéluctable dont la société est responsable : « Ils ont occupé la moitié de l’Europe, c’est notre tour », dit le notable. Et lui-même, pronazi est défini ainsi : « Il est indestructible ». On le voit lorsque le tuberculeux, regardant ses radios de poumons au bord de la rivière affirme : « Voyez-vous où va le monde, Les gens s’entretuent comme des animaux sauvages ». 

LA VIOLENCE


La société ne sait plus résoudre ses problèmes pacifiquement et par le droit. Le jeune qui enterre son oncle et maître vénéré du village parle des bergers qu’il a formés et sont devenus des docteurs, des ingénieurs etc. à la ville. Devant la tombe, il déclare ne plus vouloir accepter les lois : « Les lois sont pour les hommes mais eux ce sont des bêtes ». Il jure de tuer ceux qui l’ont tué tout en affirmant que son oncle était contre la vengeance et croyait en la justice et pour la réconciliation : « je sais tu m’aurais déconseillé » mais « ces bêtes doivent être arrêtées », « la seule chose raisonnable, je vais tuer ces voyous comme des rats ». Il prononce la phrase « je prends les choses en mains », tout comme, avant lui le paysan, qui labourait la route : « Il y a dix ans j’ai porté plainte contre l’État pour demander une indemnité. Puisque je vois que tout s’écroule je prends les choses en main. J’aurais mon argent même si j’en crève ». C’est ainsi qu’il instaure un droit de péage. 

Se faire justice soi-même, c’est instaurer la loi du plus fort et c’est enclencher l’escalade de la violence : le patron du bus pousse le laboureur gringalet hors de la route, ses fils du accourent et il leur ordonne de crever les pneus du bus. La scène du cimetière s’achève sur une fusillade et un premier mort dans le film.  La dernière chanson évoque la bête immonde du fascisme venant d’Allemagne mais ils se comportent déjà tous ainsi. La métaphore des humains se comportant comme des bêtes (à comprendre dans le sens de l’inhumanité), des humains qui sont des rats, voyagent au même titre que les cochons et valent moins (« Les cochons me rapportent plus que vous », dit le patron du bus) est filée tout au long du film. La seule touche de gentillesse et d’humanité est donnée par le fils conducteur « Mishko qui aime les singes au zoo. Il passe pour un idiot aux yeux de cette société malade et c’est le seul à avoir des émotions : le seul à pleurer la mort d’un être humain. 

La violence se retrouve dans tous les actes des personnages, y compris ceux qui sont contradictoires avec la rudesse, ce qui donne au jeu des acteurs un aspect de pantins comme lors de la danse macabre le long de la rivière et de la valse maladroite et désarticulée. Ou les scènes censées être amoureuses :  le marié, tout appétence primaire, dans une scène caricaturale consomme à la fois sa côtelette et le cou de la mariée à grosses bouchées. Lors de la scène où ils vont consommer le mariage, la mariée n’est pas violentée mais elle est tout de même obligée de dire « doucement on n’est pas là pour se battre ».  

Les conflits sont incessants et la menace de mort revient souvent. Le militaire veut tuer tout le monde à tout bout de champ : « je les tuerais tous les deux si on me ferme la caserne » dit-il parlant du père et du fils Krstic. « S’ils touchent ma poche je les tue » dit-il en parlant des musiciens.  Et « Les boches. je les ai tués comme des mouches ». Il propose d’aligner tous les boches contre un mur et de tirer.  

La mort guette sur tout le chemin.  « Au moins qu’on reste en vie », dit le chanteur de charme. « Mon dieu est-ce qu’on arrivera vivants » dit le tuberculeux. «  »Si tu tiens à te tuer, vas-y carrément » dit l’ouvrier sur le pont et c’est ce qu’ils vont faire en poursuivant le voyage en bus, chercher la mort. La mort est peut-être personnifiée par cette vieille femme silencieuse en noir qui se retrouve mystérieusement au fond du bus et ne joue strictement aucun rôle.

Paradoxalement le chasseur, qui est le seul à être armé, ne veut tuer personne avec son fusil qui part tout seul et sa maladresse qui devient proverbiale (toucher le notable au lieu du lièvre apporte d’ailleurs une note comique). « Je n’ai pas voulu » dit-il à chaque fois. L’arme ne fait pas la violence et, à l’inverse, les autres n’ont pas besoin d’armes pour exercer leur violence verbale et physique. De façon significative, quand le bus repart pour la dernière étape, le chasseur n’est pas autorisé à remonter : « avec toi tout explose » lui dit le patron du bus… Et en réalité, au cours des cinq dernières minutes du film, la violence éclate dans la petite société yougoslave du bus sans lui, : les tziganes sont battus par tous (sauf la mariée mais elle demande seulement d’épargner l’enfant). Ils sont attachés et le notable propose de leur couper les mains. C’est à ce moment effroyable que la violence éclate venant de l’extérieur, l’attaque allemande : le silence se fait quand on entend un avion. Puis le bus explose. Du bus incendié ne sortent vivants que les tziganes, de façon surréaliste puisqu’ils sont indemnes et que l’accordéon est intact. Les seuls survivants sont les innocents par rapport à cette violence et justement les « infortunés » de la société : les musiciens pauvres, le conducteur simplet enrôlé dans l’armée, le chasseur malchanceux expulsé du bus. 

Ces quelques notes jetées sur le papier avant la séance de cinéma, ne contiennent ni la présentation (avant et après la projection), ni évidemment le riche débat qui a suivi et auquel les Cramés de la Bobine vous invitent chaleureusement à participer.

Monica Jornet

Laisser un commentaire