Quel est votre film préféré ? aujourd’hui Tous Les Matins du Monde d’Alain Corneau (1991)

            « Tous les matins du monde sont sans retour ». Il est des phrases, ainsi, qui nous hantent, telles ces « trois petites notes de musique » d’Henri Colpi fredonnées par Yves Montand, ou l’entêtant leitmotiv de « Demain dès l’aube » de Hugo pleurant Léopoldine, de « L’invitation au voyage » chère à Baudelaire : « Là tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté ». Un leitmotiv associé au roman épuré et austère de Pascal Quignard, au film dur et émouvant 6 fois césarisé en 1992 : je l’ai revu il y a quelques mois, en avril 2019, à la mort de Jean-Pierre Marielle, qui campait le musicien Sainte-Colombe et sa viole de gambe, sa septième corde divinement (ou prétendument ?) ajoutée. Un Jean-Pierre Marielle tout en brusquerie, en misanthropie véhémente, où le cabotinage et le second degré, l’ironie truculente de ce grand acteur s’absorbaient dans la douleur inapaisée du deuil, la pureté incorruptible de l’art, dans une nécessité intérieure inexpliquée et impérieuse − cette exigence musicale et intellectuelle, ce perfectionnisme ombrageux qu’il transmettait farouchement à ses filles, Madeleine et Toinette, mais déniait à son disciple Marin Marais, trop habile, si courtisan, et opposait à l’abbé Mathieu ou M. Caignet, envoyés du roi lui faisant miroiter reconnaissance versaillaise et gloire artistique…

« Tous les matins du monde sont sans retour ». Cette phrase scande le film et ouvre le chapitre 26, l’avant-dernier du livre – Sainte-Colombe a vieilli et reste cloîtré dans sa cabane, avec sa musique : elle me fascine et me hante. Comme l’écho attardé d’une musique lancinante, les Pleurs de Sainte-Colombe pour sa femme adorée, ou cette Rêveuse composée par Marin Marais pour Madeleine. Tous les matins du monde comme cette plénitude angélique de la Troisième leçon de ténèbres de Couperin, plénitude spirituelle, immatérialité pourtant frissonnante de la musique qui apaise et enivre tout à la fois…Tous les matins du monde comme l’évidence étonnante d’une aube toujours recommencée, toujours nouvelle, et pourtant  à jamais impossible. 

« Tous les matins du monde sont sans retour » comme un chiasme entêtant, une dissonance pourtant euphonique, une étrangeté grammaticale aussi, entre le bonheur total (tous les matins nous enchantent) et le désespoir d’une vie qui n’a plus de sens, qui frappe le réel de nullité (aucun matin ne reviendra). Comme une plénitude refusée, l’absolue singularité et fugacité du bonheur enfui, sans retour. Un écho inapaisé, comme la douleur de Sainte-Colombe d’avoir perdu son épouse, d’avoir dû élever seul ses filles, comme le désespoir amoureux de Madeleine délaissée par le frivole Marin Marais à qui, pourtant, elle a tout appris de la musique, en cachette, alors que son père ne voulait plus lui donner de cours et avait même brisé de rage l’instrument de cet élève brillant mais sans âme qui dirigera l’orchestre de chambre du Roy. Cet homme à qui elle s’était donnée sans retour, à qui elle offrait tous les matins du monde…Ô la scène où Madeleine, superbe Anne Brochet, qui se laisse littéralement mourir de chagrin, reçoit enfin la visite de Marin Marais, un Depardieu cynique et bedonnant : presque nue et décharnée, elle s’arrache à son lit, s’agrippe au musicien, lui jetant au visage sa rage et son dégoût lucide de femme oubliée : « Et dire que j’aurais aimé être votre épouse ! ». « l’amour que tu me portais n’était pas plus gros que cet ourlet de ma chemise ». Tous les matins du monde scandent cette scène d’amour et de mort, de passion et de désespoir dont la pensée et les images me bouleversent encore − cette scène qui avait tellement gêné mes étudiants de BTS, dans un curieux rire d’auto-protection… Madeleine se pendra au baldaquin de son lit.

Tous les matins du monde comme une quête sans fin de la perfection, comme la solitude créatrice, comme le fantôme de la chère disparue dont la musique magique appelle et évoque le retour. Tous les matins du monde comme la peinture aussi : Sainte-Colombe a fait peindre par Lubin Baugin la table (portant un verre de vin, une bouteille clissée et une assiette d’oublies) derrière laquelle l’apparition s’assied pour l’écouter jouer : Le Dessert de gaufrettes. La nature morte, si vivante pourtant, dont l’art célèbre le retour.

Tous les matins du monde comme un film austère et chaleureux, sur le temps, la triste réussite et le superbe refus, l’âme tremblante et le corps crucifié, comme un clair-obscur, un tableau du maître Georges de La Tour (dont Pascal Quignard est si friand), une qualité d’âme et de lumière qu’il faut savoir capter. Comme une aube blafarde, dont on voudrait suspendre la palpitation sans retour.

Claude

Laisser un commentaire