Retour au Palais – Yamina Zoutat

 

Soirée débat lundi 18 à 20h30

Film franco-suisse (avril 2018, 1h27) de Yamina Zoutat

 

Présenté par Françoise Fouillé
Synopsis : C’est une gigantesque demeure qui compte, dit-on, 6999 portes, 3150 fenêtres et 28 kilomètres de couloirs. Des caves aux greniers et jusque sur les toits, le personnel de la maison s’affaire à toute heure, pendant que les murs résonnent de ce qui se juge ici. Enfants battus, trafics, divorces, enlèvements, crimes de sang… Cette maison, c’est le Palais de Justice de Paris dont le déménagement est imminent.

Curieux ce synopsis, tellement dissocié du contenu  du documentaire, après « pendant que les murs résonnent de ce qui se juge ici », tout le reste est presque  hors-champ.

Donc, voici le Palais de Justice.  Il est présenté par ses détails,  comme les pièces d’un  vaste puzzle dont nous ne connaîtrons pas l’ensemble. (Boiseries, pierres et serrures,  mais aussi obscurité, étroitesse des lieux, WC à la turc en acier. Il y a aussi le bruissement des  voix  et des choses…chariots et serrures… et  résonne parfois des clameurs humaines, sans doute hanté par le convoi du 24 janvier et quelques autres.  Il y a aussi   des personnages, ils sont là un peu comme dans un jeu des 7 familles, dont nous ne connaîtrions pas exactement  les familles,  un coursier intérieur et son diable  porte-dossiers, une standardiste aveugle, souriante et jolie, des policiers de tous poils, des agents techniques,  etc… et un instant,  de loin,  séparés par une vitre, des gens de loi, revêtus de « robes » rouges  ou noires*(1),  graves, assis dans un certain ordre,  obscure. Ils apparaissent  à la fois  kitchs et solennels. Bref, ce que nous montre Y.Z, c’est un peu d’histoire, celle du palais et l’évocation de quelques   « beaux assassinats »  dans le lieu où on les traite. Un lieu aux fonctionnalités et aux  pratiques  vieillottes.

Curieusement, les seules allusions à la peine tiennent en un objet insolite, l’urne patinée :   coupable, non coupable ( Urne qui nous assure-t-on  a contenu des condamnations à mort).  Ajoutons  son complément, une broyeuse à papier électrique dernier cri. Sans elles on  oublierait presque que ce palais est le pourvoyeur des prisons, lieu qui peut-être,  avec le 16ème arrondissement de Paris, est le mieux préservé de la mixité sociale.

Il y a  dans ce doc d’Y.Z  une nostalgie sincère, le Palais représente un attachement,  une Vie. Une vie  d’observation et de travail  pour décrire justice et injustices , nostalgie teintée d’ambivalence…(un peu celle de quelqu’un qui dirait c’était mieux avant dans un téléphone portable (2*) « dernière génération »,

…et ce matin, je tombe sur cette citation : «  Le verdict ne vient pas d’un seul coup, la procédure se transforme peu à peu en verdict. » voilà qui, comme souvent avec Kafka,   tombe à pic.

 

(1*)A ce propos, Françoise nous informe que l’hermine est remplacée par une peau de lapin… A la bonne heure!

(2*) ou une caméra si on veut.

 

MILLA – Valérie Massadian (2)

Prix spécial du jury international et de la meilleure réalisatrice au Festival de Locarno
Du 7 au 12 juin 2018
Soirée débat mardi 12 juin à 20h30

Film français (avril 2018, 2h08) de Valérie Massadian avec

Séverine Jonckeere, Luc Chessel et Ethan Jonckeere

Distributeur : JHR Films

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Milla 17 ans, et Leo à peine plus, trouvent refuge dans une petite ville au bord de la Manche.
L’amour à vivre, la vie à inventer. La vie à tenir, coûte que coûte et malgré tout. 

Le premier qui dit la vérité
Il doit être exécuté ». Guy Béart

 

Nous avons  lu des critiques élogieuses de ce film, dans le Monde, la 7èmeobsession, Télérama, les Cahiers du Cinéma et des dizaines d’autres critiques.  D’ailleurs, avec ça, la société de distribution escomptait certainement mieux de ce film qui est demeuré  relativement confidentiel en dépit d’une bonne distribution.  Pourtant, voici un film que les cramés  de la bobine, comme beaucoup de spectateurs en France, n’ont pas aimé. Et, pour certains, pas du tout, du tout…Hier soir aussi, certains n’avaient-ils  pas envie de voir ce film, et plus encore, ce « pas envie », allait crescendo de plan en plan. D’ailleurs une spectatrice en a eu assez et a quitté la salle.

Que s’est-il passé ? Tout le monde est d’accord pour dire que Valérie Massadian filme bien. Il y a des plans magnifiques, un regard de grand photographe,  des enchaînements subtils. Des critiques louent sa profondeur de champ.

Nous avons entendu principalement trois reproches à ce film : Le premier, sa longueur, le deuxième son absence de scénario, le  troisième, le jeu de l’actrice, peu expressive et silencieuse. Ces trois arguments se combinant selon chacun.

Je crois qu’une large part de ces reproches tient à l’intransigeance artistique de Valérie Massadian. Mais de notre côté de spectateurs, ne  sommes-nous pas devant l’écran avec nos habitudes, et nos référentiels qui justement font écran à son travail ?   Alors commençons par nous regarder un peu, à travers nos choix de films  :

Considérons seulement quelques films présentés récemment sur la pauvreté, dans la sélection des Cramés de la bobine. Quand nous les passons en revue, nous constatons qu’ils sont souvent  en quelque sorte allégés par des scénarios à rebondissement, des  dialogues et  scènes piquantes,  il y a de l’action et des  sentiments. De sorte que nous les supportons bien.  Je pense par exemple  à « Louise Vimert », « Sans toit ni loi »,  « le Havre », « Rosetta » « Fatima ». Tous remarquables. Repensons un instant  à  « au bord du monde » de Claude Drexel, il s’arrête auprès des clochards, échange avec eux, mais il introduit dans son film, un artifice paysager, un écrin, «  Paris ma bonne ville (presque sans voitures), Paris ville lumière ». Bref, il biaise.

Je n’ai pas souvenir d’avoir vu une fiction qui soit essentiellement « contemplative » sur la pauvreté, c’est à dire qui se satisfait de la regarder et nous la fait regarder en face.  Et Milla est  pour moi le premier.

Mais  revenons un instant  à Valérie Massadian. Nous avons pu lire, qu’elle avait eu une l’enfance esseulée. Comme elle a eu la chance, la volonté et le talent d’être une artiste, elle a su se distancier de cette expérience primitive, quitter les voies toutes faites que cette expérience traçait. On peut dire qu’elle a été sauvée par l’art et par les quelques rencontres clés qu’elle a pu faire dans ce milieu. Elle a été sauvée par les regards qu’on a portés sur elle, les chances qu’on lui a donné. En tout cas par sa volonté première de se placer dans cette configuration.  Et, on se doute  que son premier film, Nana doit affectivement à Nan Goldin. Les belles rencontres, et la sublimation artistique. Mais Valérie Massadian est issue d’une famille d’artistes, ce qui n’est pas le cas de tous, et elle le sait. Son travail consiste à montrer comment ça se passe quand on vient de nulle part ou de pas grand-chose…

Dans Milla, Valérie Massadian  ne cherche pas à expliquer, elle considère qu’on est assez grands,  elle montre, car elle a à montrer. Elle nous montre quoi ? Trois actes de la vie d’une pauvre jeune femme. Elle aime, elle est veuve et enceinte, elle a un enfant.  Et le scénario ? Presque rien, l’effet du temps et des choses de la vie dans le dénuement – rien que ça- Ce dénuement qui se manifeste  par la gaucherie de Milla avec les objets, avec les activités de sa vie quotidienne, avec les mots, avec les autres.  Quant à sa vie relationnelle, marquée (probablement une fois de plus)  du sceau de la perte, elle est rendue  la plus réduite possible. Valérie Massadian sait rendre cette sensation. Milla montre la volonté sourde  de ne pas prendre de place, de ne pas encombrer, ni par les mots, ni par son corps…à n’être qu’à peine. Bref à compter le moins possible.

Valérie Massadian montre aussi ce que trop de critiques ont appelé la résilience.  Par instinct, par expérience et par lecture, je n’aime pas ce mot et je n’y crois pas.  Sauf si l’on entend par là, la capacité à rebondir et à vivre socialement en dépit  ses vieilles plaies, blessures, parfois inguérissables.  On voit bien que Milla porte les stigmates de ce qu’elle est : Son look, sa gestuelle maladroite, son rapport aux objets,  la pauvreté de son expression faciale. En accentuant le regard, on voit aussi qu’elle utilise toute son énergie psychique à vivre et tenir debout. On distingue l’élan vital d’une personne  tendue vers un devenir incertain, pour elle et pour son enfant. Et avec Ethan, c’est une symbiose, toute maladroite et  angoissée. La réalisatrice a choisi une actrice dont le vécu était voisin de celui de son personnage. Elle qui est une artiste, supposait l’effet cathartique de son travail avec elle. On peut parier que Séverine Jonckerre sera après ce film  délivrée, elle pourra s’ouvrir au monde. Valérie Massadian, qui sait de quoi elle parle, a voulu nous montrer à la fois l’écrasement et la résistance. Nous ne voulons pas voir l’écrasement, nous ne comprenons pas la résistance en question car elle nous est étrangère. Le pauvre n’est pas seulement celui qui n’a pas, c’est aussi celui qui plus que personne paie le prix de vivre.

Avouons qu’il y a plus reposant.

Ajoutons la poétique de  Valérie Massadian, ses cadres, sa bande-son,  mais aussi tout comme les textes qu’elle a choisis,  le poème de Léo, celui de Marie Ravenel par Léo et Milla, Add it up, de Ghost Dance, et la tendre chanson de Fréhel « Où sont mes amants ».

Certainement, je ne vous étonnerai pas de mon opinion, j’aime ce que nous montre Valérie Massadian, j’aime son parti-pris et son courage. Un courage de ne pas être aimée qui ferait frémir n’importe quel acteur du domaine social.  Je pense qu’elle réalise une œuvre de cinéaste. C’est parfois aussi une solitude, souhaitons la brève.

Georges

PS : Je viens de lire l’article de Marie-No, qui comme d’habitude m’a réjoui. Toutefois, je ne partage pas son histoire de bobo, car si les bourgeois existent bel et bien qui sont  les bobos ?  Une catégorie floue et pratique, mais c’est une autre histoire.

…En revanche, Candeloro ! j’en ris encore. 

 

« Milla » de Valérie Massadian

Prix spécial du jury international et de la meilleure réalisatrice au Festival de LocarnoDu 7 au 12 juin 2018Soirée débat mardi 12 juin à 20h30
Film français (avril 2018, 2h08) de Valérie Massadian avec Séverine Jonckeere, Luc Chessel et Ethan Jonckeere

Distributeur : JHR Films

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Milla 17 ans, et Leo à peine plus, trouvent refuge dans une petite ville au bord de la Manche.
L’amour à vivre, la vie à inventer. La vie à tenir, coûte que coûte et malgré tout. 

 

Milla et Léo, si jeunes, blottis l’un contre l’autre, nimbés de lumière, cette première image, irréelle, donne le ton de ce qu’on ne verra pas : une histoire d’amour romantique.
Valérie Massadian ne nous vole pas notre temps : on sent bien le temps passer.
Et c’est assez gonflé de procéder ainsi, en une successions de longs plans fixes, pour forcer à voir Milla qui fait partie des Invisibles, caste cousine des Intouchables.
Il fallait oser mais dommage c’est quand même un peu long … Le public ne vient pas, voire se taille et, oui, parmi nous, certains, moi par ex, avons, à un moment donné, eu envie de décrocher. Et certainement pas à cause du sujet.

Et comme les images sont belles et le film, une succession de tableaux réalistes très réussis, on reste, captivés finalement.

Au début, je me suis demandé pourquoi la réalisatrice avait, en plus, choisi ces acteurs pour incarner les héros de son film … du suicide !
Et puis (très) tranquillement, je me suis attachée à Milla, j’ai voulu que son petit rire revienne. (pour Léo c’est différent : j’ai vu Candeloro  … très handicapant)

Quand on passe outre et se cramponne, ce qui dérange et ce qui reste, c’est l’impression amère que Valérie Massadian n’a pas intégré le monde de Milla.
Milla, elle l’a observée, détaillée, et même peut-être comprise, l’a aimée et fait aimer, mais après, chacun chez soi.
C’est cette distance qui m’a gênée (ça ne m’étonne pas que les critiques «  parisnobs « aient encensé le film)

N’est pas Agnès Varda ou Sean Baker qui veut, qui se donnent tout entiers à leurs Mona et Halley par Moonee interposée.

Marie-No

Kino + Maurice

Kino Avoblo – Wix.com

https://kinorama77.wixsite.com/avoblo

 

« Faire bien avec rien, faire mieux avec peu… mais le faire maintenant ! »

Le WE dernier, je me suis lancée dans cette belle aventure avec la sensation, au début effrayante, puis, grisante de plonger dans le vide.
La journée « scénario » de jeudi ayant été annulée(pas assez d’inscrits),  on a démarré directement le vendredi avec la session de création.

Et dimanche soir « Maurice » était projeté, avec les 10 autres réalisations, sur grand écran !
« Maurice », mon court métrage ! modeste certes et très court (3mn48) mais qui a le mérite d’exister !
En partant de zéro (jamais tourné, pas de matériel ..) j’y suis arrivée !
J’en suis fière, bien sûr, mais surtout, pendant ces 3 jours, j’ai rencontré des gens formidables,  Aurélie Laffont, Jean-Pierre Becker qui ont fait exister  ce projet et tous les participants (28), certains bien « perchés », tous complètement là.
En 3 jours, j’ai appris beaucoup de choses, je me suis enrichie et bien amusée.

Voici « Maurice »

http://vimeo.com/273658487

Marie-No

The Third Murder – Kore-Eda

Nominé à la Mostra de Venise et au Festival du film policier de Beaune
Du 24 au 29 mai 2018
Soirée débat mardi 29 mai à 20h30

Film japonais (vo, 2018, 1h43) de Hirokazu Kore-eda avec Masaharu Fukuyama, Koji Yakusho et Suzu Hirose

Titre original : Sandome no Satsujin
Distributeur : Le Pacte

Présenté par Georges Joniaux

Synopsis : Le grand avocat Shigemori est chargé de défendre Misumi, accusé de vol et d’assassinat. Ce dernier a déjà purgé une peine de prison pour meurtre 30 ans auparavant. Les chances pour Shigemori de gagner ce procès semblent minces, d’autant que Misumi a avoué son crime, malgré la peine de mort qui l’attend s’il est condamné. Pourtant, au fil de l’enquête et des témoignages, Shigemori commence à douter de la culpabilité de son client.

Le film commence par un assassinat, Misumi tue un homme en lui assénant un coup de clé à molette sur la nuque et brûle son corps avec de l’essence. Sa culpabilité ne fait aucun doute, d’ailleurs il a tout avoué. Son récit est conforme aux images que nous avons vues. Misumi a déjà fait 30 ans de prison pour deux assassinats. Cette fois il est accusé de vol et d’assassinat. Il risque la peine de mort.

C’est une vérité simple, il a tué pour voler.  La peine de mort existe au Japon, il devrait être pendu, c’est plié. Or, Shigémori, l’avocat de la défense, un homme à la fois cynique et sagace, observe des faits plutôt contradictoires avec la version officielle et  se met à douter des faits.

Nos convictions de spectateurs avancent un peu en même temps que les découvertes de l’avocat Shigémori… nous les remanierons constamment car ce film est aussi un thriller. Du coup nous nous demandons quel est le statut de ces premières images ? Nous montrent-elles le crime ou une version plausible du crime, telle que de Misumi l’a avoué, et telle qu’elle convient à la procureur ?

Il nous sera suggéré différents mobilesdu crime dont deux qui excluent  le supposé coupable.

-Misumi a tué pour voler car il était endetté, dettes de jeu. C’est la version admise (extorquée ?). L’avocat découvre qu’il a 50 000 yens sur son compte et pas l’ombre d’une dette. Nous y reviendrons.

– Il a tué son patron par vengeance. 2 mobiles, il venait d’être licencié ou son patron commettait des actes délictueux.

– Il a tué son patron sur commande de l’épouse qui voulait toucher l’assurance vie.

– Il a tué son patron parce qu’il était incestueux, qu’il aimait  cet enfant un peu comme sa propre fille (qu’il n’a plus revu depuis qu’elle avait 8 ans)

(Si on ne sait pas qui a tué, une certitude, tous les plans de Misumi consistent à protéger cette enfant, y compris contre elle-même)

-Le patron a été tué par n’importe qui

-Il a été tué par sa propre fille et le Misumi endosse ce meurtre.

Koré-Eda a pris soin de rendre la culpabilité ou l’innocence de Misumi indécidable, il s’est arrangé pour que nous ne soyons sûrs de rien.

La défense du coupable ( ?)  Est  l’occasion de voir le fonctionnement de la justice et de la défense et les attitudes des protagonistes. Si l’on se rappelle bien le jeu cynique de Shigemori l’avocat de la défense, on doit se rappeler que la procureure ne l’est pas moins, qui veut refuser l’enregistrement d’un argument parce qu’il contredit sa version. De même elle a retenu l’endettement au jeu comme cause de meurtre alors que Misumi a un compte créditeur récent, confortable, de source obscure. Bref de part et d’autre la vérité ne sort de son puits. Du côté du  représentant du juge, ce n’est pas mieux : « On ne recommencera pas un procès, ça coûte cher  et ça entacherait sa réputation ».

Du côté de l’investigation,  l’avocat bouge lui aussi et faute de percer les mystères de  l’affaire, il découvre des choses intéressantes sur la femme de la victime  et sur sa  fille. L’une, la mère affecte une attitude peinée, que viennent contredire ses magouilles et son silence coupable lors des rapports incestueux de son époux avec leur fille. La fille plus authentique et sensible, est proche de Misumi, « l’assassin » de son père.  L’avocat mesure   le  mystère de cet assassinat et surtout,  le mystère Misumi.  Ce dont témoigne la gradation des plans  de rencontre de ces deux hommes, chacun d’un côté derrière la vitre du  parloir.

Remarquable cheminement de l’avocat. Comment marquer les mouvements de son âme, lui qui prétend justement ne pas avoir d’état d’âme, « l’empathie est inutile pour défendre un accusé, dit-il au début du film ».Pour être plus juste, il faudrait dire : remarquable la manière de Koré-Eda pour montrer l’évolution de l’avocat. Tout se passe dans la relation duelle du parloir. À chaque fois il cadre d’une manière nouvelle, et toutes les variantes de prise de vue sont utilisées, du simple champ contrechamp en passant face à face, un face-à-face avec effacement de la cloison, jusqu’à la fusion, superposition des images de l’un et de l’autre. Il y a même un dialogue, ou le reflet de Misumi le fait paraître tel un spectre. Mais revenons à l’avocat, il ne sortira pas indemne de ces confrontations. Il y a entre lui est Misumi un mouvement progressif  qui rappelle la philosophie de Lévinas, une relation de visage à visage, une relation à autrui, chaque fois plus authentique et qui oblige.

Misumi « La coquille vide » ?  Un prêt à penser.

Le policier qui avait arrêté Misumi il y a 30 ans témoigne à l’avocat :  « cet homme changeait  de version à chaque fois, c’était une coquille vide ».C’est une réflexion qui a de l’allure, même si on ne sait pas trop ce que cela signifie. Dans le dernier dialogue, Shigémori reprend, « Êtes-vous une coquille vide !? ». L’attitude de Misumi montre l’inanité de la formule, la coquille vide est ce qui reste d’un être qui a été vivant, il n’y a pas de génération spontanée de coquille. Une coquille vide est aussi un réceptacle, et Misumi a été le réceptacle de tout ce qu’on a échafaudé à sa place. Il est le meurtrier par toutes les versions à la fois, même les plus contradictoires. Il en arrive même à plaider coupable pour être sûr d’être condamné.

Shigémori découvre progressivement que cet homme avait préparé sa mort. Payé son loyer, tué ses oiseaux (sauf un, qu’il a laissé s’envoler) avant d’aller se constituer prisonnier et d’avouer tout ce qu’on veut.  Il découvre aussi que ce n’est pas le hasard qui l’a conduit à le défendre. Lui qui pensait avoir choisi son client en vient à penser qu’il a été choisi par lui.

Misumi a joué avec les avocats et la justice comme un joueur de go, en stratège,  quelquefois en tacticien ( changer de stratégie de défense et plaider non coupable est un coup tactique). Shigémori qui était dans les pas de son père, le Juge  qui 30 ans plus tôt, avait gracié Misumi retrouve et adopte salutairement une démarche qui fut celle  de son père par Misumi interposé. L’effort de Shigémori pour comprendre son client est quelque chose de nouveau chez lui. La rencontre entre ces deux hommes dans la prison cette fois, après la condamnation à mort  laisse penser qu’il a compris quelque chose de Misumi. Cette tentative de compréhension tout intellectuelle, assez dépourvue d’affects, vaut pour de la compassion. Et, après cette affaire, on suppose que Shigémori ne sera plus exactement le même  homme.

Le rapport des enfants avec les pères est abordé d’une manière récurente dans les films de Kore-Eda. Ici deux exemples, celui d’un père violeur, et de son côté,   le père de l’avocat en vieillissant qui  a perdu de son humanité, ses présupposés sur les criminels se résument ainsi : « Il y aurait des natures criminelles ». Avec la rencontre de Misumi, le balancier semble aller dans l’autre sens pour le fils.

Misumi est condamné à mort. Quittons le film un instant pour dire que la peine de mort a l’assentiment de 80 % de la population japonaise. Nous avons vu que la justice  produit un système qui veut juger en dehors de la vérité (sincérité) et  choisi, au Japon comme ailleurs, de mettre en place un jeu où les faits ne valent pas pour leur valeur « vraie ou fausse », mais pour leur « tarif », c’est-à-dire   la sanction encourue par le prévenu. Kore-Eda, montre que ce  jeu   a ses valeurs propres et n’inclut nécessairement la vérité mais l’usage (l’instrumentalisation)  qu’on en fait. L’approximation, le caractère douteux du jugement peut aboutir à la peine de mort qui elle, n’est pas une approximation.

Avec Misumi, Koré-Eda nous présente un personnage qui est un assassin idéal qui arrive à point nommé en tant que coupable, et peu importe qu’il le soit ou non. D’ailleurs il n’est peut-être « qu’un simple candidat au suicide judiciairement assisté ». En France par exemple, en son temps, l’affaire Buffet/Bontemps avait révélé un homme (Buffet) qui a utilisé la justice pour mettre fin à ses jours et plus encore. … Il existe d’autres exemples similaires aux USA.(1)

Avec ce film, Koré-Eda va à  contresens  de l’opinion dominante Japonaise sur la justice et la  peine de mort.  Il  réalise une fois de plus un très bel fiction et en même temps un bon documentaire.

 

PS : En revanche les prisons au Japon, si elles sont bien reproduites dans le film, semblent moins ignobles qu’en France, il est vrai que ce n’est pas très difficile.

(1) Je crois me souvenir que cet usage de la peine de mort comme moyen de  suicide a été décrite et documentée dans « la compulsion d’avouer » de Théodor Reik. (psychanalyste 1888/1969) 

(1 bis) Se souvenir de la fascination pour la mort de Gary Gilmore dans « le chant du Bourreau » de Norman Mailer ou encore de « l’instinct de mort » de Mesrine.

 

 

 

 

Mon oncle de Jacques Tati

 

Du 24 au 29 mai 2018Soirée-débat jeudi 24 à 20h30Film français (1958, 1h56) de Jacques Tati
Avec Jacques Tati, Jean-Pierre Zola et Adrienne Servantie

Présenté par Jean-Loup Ballay

 

 

Synopsis : Le petit Gérard aime passer du temps avec son oncle, M. Hulot, un personnage rêveur et bohème qui habite un quartier populaire de la banlieue parisienne. Ses parents,M. et Mme Arpel, résident quant à eux dans une villa moderne et luxueuse, où ils mènent une existence monotone et aseptisée. Un jour que Gérard rentre d’une énième virée avec son oncle, M. Arpel prend la décision d’éloigner son fils de M. Hulot. Il tente alors de lui trouver un travail dans son usine de plastique, tandis que sa femme lui organise un rendez-vous galant avec l’une de leurs voisines…

Silhouette dégingandée, saccades apprivoisées, déséquilibre sans cesse conjuré, feutre mou et raideur mécanique alliée à une politesse vieille France pour saluer dames ou demoiselles, à une distraction apparente dont on ne sait trop si elle n’est pas jeu cocasse avec le réel, subversion élégante et pince-sans-rire d’une modernité tellement sclérosante qu’il faut la mimer jusqu’à l’épuiser, pousser sa logique jusqu’à l’absurde… C’est toujours un plaisir ou au moins une redécouverte, dans Mon oncle, sorti en 1958, que le jeu de Jacques Tati, personnage gracile de BD, masque burlesque mais inexpressif à la Buster Keaton, marginal moins rejeté par la société qu’en minant de l’intérieur les codes, même si l’on ne peut s’empêcher de penser à Charlie Chaplin (l’émotion pathétique et la dénonciation sociale en moins), au Charlot des Temps modernes se battant avec sa clé à molette et ses écrous sur une chaîne de montage face à M. Hulot dans la cuisine entièrement automatisée de sa belle-sœur Mme Arpel : des ustensiles peu préhensibles, des appareils ménagers…électrocutants, un tiroir s’ouvrant et se refermant brusquement comme pour happer une poêle ou une casserole – le monde des objets semblant vivre d’une vie autonome, inquiétante, prêt à se venger de son créateur, dans un délire quotidien digne de Frankenstein

A vouloir éliminer la blessure du hasard ou de l’approximation, tout maîtriser du réel, et s’entourer d’un confort parfait, le grotesque couple Arpel a construit l’instrument de son propre asservissement : une maison de carton-pâte, d’un cubisme ridicule, un décor de cinéma comme on n’oserait plus en exhiber dans les fictions les plus exotiques ou les histoires les plus débridées, avec ses couleurs criardes ou acidulées, roses, vertes, violettes, ses lignes impeccables, ses œils-de-boeuf panopticons surveillant le quartier, ses dalles seules foulées pour préserver l’allée curviligne et jusqu’à cette fontaine-poisson qu’on ne déclenche que pour les invités de marque. Un monde rectiligne, quadrillé, à l’image du gilet du toutou de la famille, parfaitement assorti à l’écharpe de M. Arpel, un univers de voies déjà tracées, de réponses sans questions, de flèches routières, soulignées à la craie sur le sol, annoncées dès le générique par les poteaux indicateurs – un monde qui n’autorise les courbes des cercles-tapis que pour les domestiquer, les circonscrire en hublots ou paillassons, un monde de propreté absolue, entretenue par la maniaquerie maladive de madame, qui époussète les murs ou les pots de cactus autant que ses tapis ou tentures. La nature se venge de l’homme, tels cette fontaine phallique qui se détraque au milieu de la garden-party, obligeant Pichard, le collaborateur d’Arpel à se couvrir de terre en creusant une fosse, ou ces tubes fabriquées par l’usine Plastac, que l’incurie et l’endormissement de Hulot employé par son beau-frère transforment en boudins interminables et inarrêtables. Le clou du spectacle est peut-être cette porte de garage à ouverture automatique et à rayon infrarouge qui se referme sur M. et Mme Arpel, que leur chien délivrera en passant dans le faisceau lumineux après avoir provoqué de sa queue la catastrophe !

Face à ce monde carré et congelé, parcouru de pantins purement sociaux, s’épanouit la poésie d’un vieux quartier, comme un village montmartrois, la maison ouverte et improbable de Hulot, biscornue et archaïque comme un château hanté, étrange et familière comme le palais de dame Tartine, buissonnière et incohérente avec ses baies et coursives ouvertes, ses escaliers étroits, ce 3ème étage qu’il faut atteindre pour monter, non, pour descendre au deuxième : une vie trépidante, des rencontres embarrassées sur un impossible palier, l’activité fébrile du marché à deux pas. La vie dans les années cinquante, ce côté réalisme poétique, avec ses bandes de chiens errants autour des poubelles, son muret effondré, ce vieux réverbère défoncé, la carriole du chiffonnier et surtout ce terrain vague où des gamins crasseux, morveux et dépenaillés inventent des jeux improbables – course-poursuite, escalade sur un vieux pneu – tout un univers à la Doisneau ou à la Prévert – on pense aux belles photos qui émaillent l’album du photographe sur un texte de Cavanna Des doigts pleins d’encre, surtout dans ses dernières pages. Gérard, le fils Arpel, neveu de M. Hulot, un peu raide mais rétif à la rectitude parentale, louvoie entre les deux mondes : comme le chien de la famille s’encanaillant dans les faubourgs avec les canins prolos, il fait le lien entre ses parents et son oncle dont il se sent si proche mais dont le départ pour s’occuper d’usines en province libérera enfin la relation à son père enfin attendri, lequel joue à se cacher et fait preuve d’une fantaisie inaccoutumée à l’aéroport.

Le plus frappant pour moi dans cet inimitable classique du burlesque réside dans l’économie de la parole et du silence. On a tout dit de la poésie de ce film, de ces curieuses synesthésies de la lumière suscitant un chant d’oiseau lorsque s’ouvre la baie vitrée chez M. Hulot, des bruitages qui constituent un véritable décor sonore et mêlent des sons bien réels, et d’autres, enregistrés en studio ou post-synchronisés. En revoyant Mon oncle , ces bribes de paroles, ces borborygmes qui avaient pu m’agacer dans ma jeunesse bavarde, dans Les Vacances de M. Hulot notamment, me semblent aujourd’hui singulièrement signifiants, surtout quand ils se mêlent aux propos des Arpel, des cadres de l’entreprise ou de cette voisine grotesque, caricature assumée d’Hulot, à peine adoucie par son bibi rond et une boule canine, à l’allure de Castafiore et au masque de Cruella que Mme Arpel verrait bien fréquenter, voire épouser son frérot lunaire . Mon Oncle nous offre une formidable satire de ce règne de la « parlote » brocardé par Brel – réduit ici à l’écume de propos mondains, de politesses de voisinage, du jargon ultra-libéral ou de slogans commerciaux.

Comme un insipide bourdonnement, une rumeur profuse et diffuse, l’eau tiède de la vie moderne à quoi s’opposent les onomatopées du quotidien, les rires éclatants des gamins, la faconde d’un balayeur peu efficace, les cris des marchands de beignets, les voix tonitruantes des forains et bonimenteurs, les éclats de couples en souffrance – ces cris de Paris dont la symphonie discordante défie la morale mortifère et l’étouffante pureté des lignes de vie.

Un inventaire surréaliste, ou « à la Prévert » comme on dit, contre « la complainte du progrès » de Boris Vian…

Claude

 https: Boris Vian -La complainte du progrès (1956) //www.youtube.com/watch?v=9PTqTjHs5c0

Mektoub my love- Abdellatif Kechiche (2)

 

Présenté par Marie-Noël VilainDu 17 au 22 mai 2018Soirée débat mardi 22 mai à 20hFilm français (mars 2018, 2h55) de Abdellatif Kechiche avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard et Hafsia Herzi

Distributeur : Pathé

Présenté par Marie-Noël Vilain

 

« On dirait un Courbet ! Quand je pense qu’on a voulu le censurer stupidement pour cela ! Un cul de bonne femme ! Oh ! Il est magnifique. Je vais le peindre en vert, en bleu, en rouge, en jaune…J’y passerai des jours, des nuits, des mois s’il le faut. Ton cul, c’est mon génie ». Cette extase sans fin, presque douloureuse de Jean-Pierre Marielle caressant les fesses nues de son amie dans Les Galettes de Pont-Aven, assurément, Abdellatif Kechiche la reprendrait à son compte en filmant ce morceau de choix de l’anatomie féminine sur la plage, en boîte de nuit, dans les rues de Sète au fil de son Mektoub my love. Cette rondeur des chairs, cette promesse du corps qui se donne dans son refus même, dans son sillage chaloupé, nous est offerte d’emblée dans une scène d’amour particulièrement osée, à la fois exhibée et mise à distance par le regard timide, la présence diffuse, quasi-étrangère au monde d’Amin : le jeune homme découvre en voyeur, alors qu’il rend visite à son amie d’enfance sur son vélo auréolé de soleil, Ophélie faisant l’amour avec son cousin, Tony, séducteur effréné. Tout est dans ce début, toute l’oscillation de la vie entre attente et abandon, tension émue vers un idéal vaporeux et païennes épousailles avec l’âpre réalité : d’un côté, ce regard et bientôt cette gêne, en présence d’Ophélie lui demandant de garder le secret (de Polichinelle !) sur cette scène d’adultère, d’un garçon tout en intériorité, réceptacle du monde, caméra subjective et œil du réalisateur et pourtant lui-même bientôt au centre de tous les désirs ; de l’autre, l’ivresse des corps nus, une célébration de la jouissance, passion dévorante et lente maturation de l’orgasme, levrette appliquée, et postures enchaînées, cette chevelure ruisselante, ce visage rayonnant, chaviré de plaisir, retourné vers son partenaire, défiant la lumière, ces seins follement, et consciencieusement pétris, ces fesses luisantes comme sculptées sans fin sous la douche encore par une main fureteuse, dérisoirement artiste, jalouse de l’impeccable nature dans ses rondes-bosses…Oui, Courbet et Renoir mais aussi Rodin. Le film tout entier arrimera le quotidien au merveilleux, le dérisoire au sublime : la naissance de deux agneaux, bien plus poétique que documentaire, sur une musique de Mozart ; les filles dans les vagues jouant à désarçonner la cavalière juchée sur les épaules de leur compagnon sur une cantate de Bach, la vie soudain exaltée, magnifiée dans l’ivresse gamine des rires étoilés et des chutes éclaboussées…

Il faut oser filmer ainsi le corps superbe d’Ophélie Bau, nous donner à voir et à vivre l’image en temps réel, tout au long du film, nous faire épouser les désirs, les angoisses ou l’ennui des personnages – plus qu’une adhésion cinéphilique, une adhérence physique, palpable au monde – fût-il celui de dialogues forcément réduits – l’été, les vacances – de scènes de baignade ou de drague. Là où on aurait pu craindre que la lassitude ne poignît à l’horizon, on se sent immergé, comme on l’était sur le mode tragique dans une quête effrénée de couscous, un tragique parcours à vélomoteur dans La Graine et le Mulet : c’est parce qu’on ne se lasse pas du plaisir, et de la beauté quand se laissent aller les corps dépouillés des oripeaux sociaux et de la morale cul-bénite de « La Croix » déplorant bêtement un film « consternant », que ce nouvel opus nous emporte et nous ravit pendant plus de 3 heures. C’est parce qu’on aime la réalité – et les gens – que l’on épouse ce marivaudage estival à la Rohmer, la sensualité en plus, l’intellectualisme symbolique ou dramatique en moins. On retrouve tellement les émois de notre jeunesse, on regrette tant les occasions manquées, on revit si rêveusement la danse un peu vaine des somnambules qu’on veut les suivre jusqu’au bout, dans une sorte d’exténuation du réel : on veut exprimer tout le jus, savourer toute la pulpe du fruit, surtout défendu. Céline timide et mystérieuse va-t-elle se fixer, regarder enfin Amin ? Charlotte si emballée, aux deux sens du terme, par Tony, se remettra-t-elle de son infidélité, de son inconstance, ou plutôt de ce sentimentalisme naïf qui confond amour de vacances et grand amour ? Oui, ces discussions sans fin, nourries par l’expérience et la tendre indulgence d’une mère et d’une tante, on se surprend à les suivre avec gourmandise et même avec une impatience vaguement irritée. Ces jeunes gens peuvent paraître un peu creux, et leurs amours vaines, quoique épicées par les chasses-croisés d’un restaurant à l’autre, la quête d’un Tony préférant courir les filles plutôt que d’aider au restaurant familial, ou la faconde méridionale, la grivoiserie paternelle d’un oncle entreprenant prêt à bercer Céline sur ses genoux…

Il y a quelque chose de pur, de sublime à force, car derrière ou plutôt devant ce soleil du désir, on perçoit comme un brouillard, un halo laiteux d’angoisse, d’idéal contrarié : sous les néons de la fête, et la frénésie de la danse, percent des éclats de voix, les reproches amers de Charlotte à Tony qui la délaisse après l’avoir conquise. Elle ne comprend pas et demande des explications au play-boy qui la fuit de verre en verre, de femme en femme, de cocktail en rire contraint. Charlotte découvre l’amour et l’indicible déchirure du sentiment quand le jeu pour elle devient sérieux et la renvoie au tragique de la solitude. Même Céline, dansât-elle follement, ne peut se départir d’un fond de tristesse, d’un rictus inquiet – un rêve inassouvi ? – quand bien même son visage s’illumine d’un sourire, ou que son corps frémit à se sentir désiré…Amour ou désir ? Bonheur ou plaisir ? Rencontrant sur la plage Amin lui aussi aux prises avec ses démons, traînant son mal de vivre en débauche de photographies – pouvoir fixer Ophélie nue s’il a bien filmé le vélage – Charlotte lui propose au terme d’un timide dialogue de venir déjeuner dans son appartement désœuvré. Une vraie rencontre, douce et prometteuse, entre destin et instinct, peur et désir – loin de la frénésie initiale ou du grand amour, quelque chose qui se construirait, baigné par la lumière rasante du couchant, comme par un « rayon vert », pour connaître enfin « les nuits de la pleine lune ».
Claude

« Mektoub my love canto uno » d’Abdellatif Kechiche

Du 17 au 22 mai 2018
Soirée débat mardi 22 mai à 20h
Film français (mars 2018, 2h55) de Abdellatif Kechiche avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard et Hafsia Herzi

Distributeur : Pathé

Présenté par Marie-Noël Vilain

 

Synopsis : Amin, apprenti scénariste installé à Paris, retourne un été dans sa ville natale, pour retrouver famille et amis d’enfance. Accompagné de son cousin Tony et de sa meilleure amie Ophélie, Amin passe son temps entre le restaurant de spécialités tunisiennes tenu par ses parents, les bars de quartier, et la plage fréquentée par les filles en vacances. Fasciné par les nombreuses figures féminines qui l’entourent, Amin reste en retrait et contemple ces sirènes de l’été, contrairement à son cousin qui se jette dans l’ivresse des corps. Mais quand vient le temps d’aimer, seul le destin – le mektoub – peut décider.

 

«Entre bien dans mes yeux pour que je me souvienne de toi»
(Charles Baudelaire Réflexions 1861)

Des plans serrés, beaucoup de gros plans, un rythme très particulier, aérien.
Abdellatif Kechiche filme comme personne les visages, les corps, l’atmosphère des lieux, l’air du temps, le temps qui passe, l’attente du lendemain qui chante.

Un long trip sensoriel dédié à la célébration de la vie, un film dont on n’a pas envie de sortir : plein de soleil, de lumière, de beauté. La caméra tourne autour des corps qui s’amusent, dansent, se dorent au soleil, s’éclaboussent, plongent dans la mer, des corps dont on ressent la force, la vitalité, l’énergie.
Kechiche magnifie la féminité, le sourire à la vie gravé sur le visage d’Ophélie (sublime Ophélie Bau) auréolé d’amour, sur le corps d’Ophélie, Vénus callipyge, empreint d’un fol appétit de vivre . Auguste Renoir en aurait fait un nu féminin rond, charnu, sensuel, magnifique.
Amin rêve d’en faire des tableaux argentiques.

Le véritable enjeu du scénario, l’amour impossible à dire, s’impose d’emblée.
Amin, ni prédateur, ni rival, scénariste en devenir, photographe patient, laisse faire le destin. On ne force pas l’amour, il le sait, de cette sagesse intuitive qu’on a à vingt ans.
Abdel Kechiche orchestre la circulation des désirs, dans ce groupe très fermé où tout se répète avec d’infimes variations, les silences, les hésitations, la banalité du quotidien, les dialogues identiques, répétitifs d’où finissent toujours par surgir des vérités, blessures et jalousies.

Mektoub my love, canto uno est une ode à la famille, à la fraternité métissée, à la famille multiculturelle, multiraciale, multireligieuse. On est en 1994 : Kechiche filme aussi la fin d’une époque, la fin d’un melting-pot fragile mais souvent heureux et bienveillant. Clément, le premier, a rompu.
«Dieu est la lumière du monde», «Lumière sur lumière, Dieu donne la lumière à qui il veut» Lumière sans condition ? sous condition ?

Parmi tant de séquences splendides, la mise bas d’une brebis précède une autre, interminable à souhait, en boîte de nuit, où l’exhibition des corps sur la piste de danse flirte librement avec la pornographie.
La bergère est en transe mais les pieds bien ancrés dans le sol, en sandales plates. Sur terre.
Amin veille, témoin, confident, objet de désir de toutes les jeunes filles sauf de celle qu’il aime, étranger aux jeux de séduction auxquels il assiste, observateur moraliste en quête de sublimation.
Il pose son beau regard noir sur les plages, dans les bars, les boîtes de nuit, à la ferme pour capter un agnelage dans une lumière devenue clair-obscur silencieux sur le temps arrete.
Un hymne à la vie, Exultate Jubilate !

Comment on dit je t’aime en arabe ? Ophélie et Charlotte connaissent le même « je t’aime », celui de Tony. L’une reste, l’autre part.

Amin et Charlotte se retrouvent et s’éloignent ensemble sur la plage de Sète dans la lumière du soleil couchant.
Le film se termine sur cette réplique d’Amin (sublime Shain Boumedine), illustration de ce premier volet du triptyque annoncé « Mektoub is Mektoub » :
« j’ai tout mon temps »

Mektoub, my love, canto uno est une merveille

Marie-No

Call me by your name de Luca Guadagnino (3)

 

Prix du jury international au Festival de la Roche sur Yon 2017, Oscar 2018 du meilleur scénario adapté, et Meilleur scénario adapté aux BAFTA 2018
Soirée débat mardi 1er mai à 20h30
Film italien (vo, février 2018, 2h11) de Luca Guadagnino
Avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg, Amira Casar, Esther Garrel et Victoire Du Bois

Distributeur : Sony Pictures

Présenté par Pauline Desiderio

Le film nous entraîne, sans qu’on le réalise vraiment, dans cet été 1983. Tout à coup, on est en Italie, il y a 35 ans, au cœur d’une maison chaleureuse, avec une famille rêvée dans un décor paradisiaque.
Quelque part en Italie, Élio s’incarne plus vrai que nature sous les traits de Timothée Chalamet. Il vide sa chambre avant d’aller à la fenêtre jeter un coup d’œil à Oliver : «L’usurpateur», brillamment interprété par Armie Hammer. Celui-ci viendra, le temps d’un été, lui voler son lit, son cœur, et laissera une marque indélébile dans sa vie. Il sera le premier, peut-être pas le dernier, mais le seul à avoir autant compté. Mais à ce moment du film, ni lui, ni Oliver, ni nous, ne le savent.

Pourtant, dès ses deux premiers mots d’Élio, la salle de cinéma, nos voisins, la fiction volent en éclat. Timothée Chalamet disparaît. Définitivement. Pour le rencontrer, le voir, il faudra regarder des interviews et se laisser surprendre à réaliser que lui et son personnage ne font pas qu’un, qu’ils sont bien différents, qu’il existe. Parce que pendant deux heures, la seule personne qui vit à nos yeux, qui crève l’écran, qui respire, joue du piano et de la guitare, nous enchante de ses mots en anglais, italien ou français. C’est ce jeune Élio, intelligent, vif et cultivé.
Il faut dire que depuis ses dix-sept ans, Timothée Chalamet a un peu grandi avec le projet de ce film.

L’histoire de ce film, c’est une histoire de coup de foudre, ou plutôt d’une multitude de coups de cœur. Celui d’abord d’André Aciman pour les personnages de son premier roman, le poussant à écrire plus vite qu’il ne l’avait jamais fait, pris dans l’urgence débordante d’un Élio alors âgé qui doit raconter l’été de ses dix-sept ans, et surtout cette aventure qui l’a, à jamais, changé.
C’est par la suite le coup de cœur de milliers de lecteurs , en 2007 aux États-Unis, dans le monde, et en France, sous le nom de Plus Tard ou Jamais, qui saluent le film pour son érotisme brut et son impact émotionnel. Il touche particulièrement deux de ses lecteurs : Peter Spears et Howard Rosenman, qui en achètent les droits, avant même la sortie du roman, ayant la chance d’avoir découvert le livre en avant-première.  Le premier expliquera ce choix :

«Il fait vibrer la corde sensible de ceux qui le lisent parce qu’il évoque non seulement le premier amour, mais également l’empreinte indélébile qu’il laisse et la douleur qui lui est associée. Ce que tout le monde peut comprendre, indépendamment de son âge ou de son orientation sexuelle. »

Le projet va alors mettre huit ans à voir le jour, ils contactent des réalisateurs et des acteurs, sans réussir à stabiliser une équipe claire. Ils se tournent finalement en 2008 vers l’actuel réalisateur : Luca Guadagnino qui leur semble garant de retranscrire une authenticité italienne dans le film. Mais le réalisateur qui travaille alors à son long-métrage : Amore, décline l’offre, acceptant cependant de repérer les lieux de tournage. La réalisation est confiée en 2014 à James Ivory, mais très vite Luca Guadagnino le rejoint à l’écriture.

Le scénario fini, malgré une production internationale (Americano-Intaliano-Franco-Brésilienne), le budget du film doit être revu à la baisse afin d’être divisé par trois. C’est alors que James Ivory est invité à quitter le projet, il sera crédité seul au scénario, alors que Luca Guadagnino en assurera la réalisation. Des changements sont alors opérés.
La Lombardie remplacera la Ligurie côtière du livre. Le réalisateur tourne tout près de chez lui, dans la ville de Créma, ce qui lui permet de rentrer chaque soir à la maison. Le lieu accueillera 5 semaines avant le début du film Timothée Chalamet pour y consolider son jeu du piano et de la guitare (les scènes musicales ne sont pas doublées, et c’est un véritable régal de le voir s’exercer à l’écran) et y apprendre l’italien.
Les scènes de nus explicites sont retirées du scénario, ce qui est pour James Ivory un véritable scandale. Il dénonce une censure puritaine.
La voix off, reprenant l’idée du livre d’un Élio vieux qui raconte à posteriori cette histoire est supprimée. L’émotion est donnée sans le filtre de la description, ce qui fera dire à l’auteur du livre, Aciman « Waouh, ils ont dépassé le livre ».
Le réalisateur ne veut aucun filtre entre la caméra et l’émotion des personnages, et c’est là, la grande réussite du film. Il impose alors à son directeur de la photographie de n’utiliser qu’un objectif à focale fixe, en pellicule de 35 mm. Il explique :

« J’aime les limites. (…) Je ne voulais pas que la technologie interfère avec la trame émotionnelle du film. »

Le résultat est saisissant, certaines scènes sont floues, d’autres ont un cadrage parfois tranchant tant la caméra semble proche de son sujet. Le charnel prend le dessus sur l’image, ajouté à la prise de son et à la performance d’acteurs, le spectateur peut sentir les corps vibrer, les peaux s’appeler, les souffles se retenir. Il rentre dans la peau des personnages tant la photographie rend forte l’empathie. Lorsque Oliver prend par exemple le train, disant « Adieu » à Élio, on voit la mâchoire du jeune homme se déformer tant l’air semble déjà lui manquer, et la douleur nous prend au même endroit.

La performance des acteurs rend alors absolument bouleversant le film, Élio a su s’effacer totalement dans son personnage, en épouser l’intelligence, la bonté, la souffrance. Il a beaucoup influencé le scénario. On doit notamment à l’acteur Franco-Américain la pénétration du français dans le film et l’origine hexagonale d’une partie du Casting ( Amira Casar et Esther Garrel).
L’aspect polyglotte déjà présent dans le livre, se renforce alors d’une langue additionnelle à l’anglais et l’italien. Le grec ancien et l’allemand s’ajoutent à cet univers multiculturel ouvert sur le monde et sur le temps, dans une espèce d’hédonisme voire d’épicurisme éternel, où la jouissance de la nature, du savoir, de la culture et de l’autre semblent la seule chose qui compte. Les références artistiques, littéraires, musicales, philosophiques abreuvent le film sans jamais être gratuite, pompeuse ou élitiste.

À l’image du personnage d’Oliver, venu des États-Unis pour passer l’été dans la maison d’un chercheur Italien, il profite du cadre sublime pour, à la fois, finir la rédaction d’un texte sur Héraclite, jouir de la fraîcheur de l’eau et de la nature, enchaîner les parties de Poker, devenant ainsi magiquement ami avec les vieux du village, et se laissant aller au plaisir charnel féminin ou masculin, quitte à tomber amoureux et se laisser prendre au piège des sentiments sachant qu’il doit partir car sa vie est ailleurs. Armie Hammer s’incarne parfaitement dans cet éternel étudiant, acceptant de redevenir un adolescent pour les quelques semaines de cet été, avant de se marier et devenir définitivement adulte. Cet été-là, il répondra au nom d’Élio, et Élio répondra à son nom.
Quand

Quant à la fin du film, il appellera le jeune homme pour lui annoncer, après des mois sans lui avoir donné de nouvelles, qu’il se marie, son amant répétera ce mantra « Élio, Élio, Élio, Élio », jusqu’à ce qu’Oliver l’appelle à son tour « Oliver » reprenant alors le jeu de leur amour estival, trace de la marque indélébile de leur histoire.

Mais, Call me by your name, c’est aussi un très bel hommage au père, Aciman, l’auteur du roman raconte qu’il a eu des parents géniaux, et qu’il est sûr qu’à pareille situation, son père aurait dit mot pour mot, ce que M. Perlman dit à son fils pour le consoler. Incarner par le fabuleux Michael Stuhlbarg, le personnage fait alors un éloge sublime de la douleur. La douleur n’est alors plus à percevoir comme négative parce qu’elle est la trace de l’expérience incroyable qui a été traversée. Il faut la cajoler, car sinon, on arrache avec elle tout ce qu’il y a pu avoir de bon, comme aime le résumer Timothée Chalamet.
Durant tout le film, accompagné de tous les autres personnages allant dans le même sens que lui, Michael Stuhlbarg incarne la bonté à l’état pur, cette bonté qui n’évitera pas la souffrance, mais qui saura la consoler quand elle arrivera, une bonté qui consiste à profiter pleinement des choses qui arrivent, car la force de ce que chacun ressent doit être chérie et non jugée. Une véritable leçon de vie. Il est le père, comme le dit Luca Guadagnino que tous rêveraient d’avoir.
Mais c’est aussi un hommage que Luca Guadagnino dit livrer à ses pères de Cinéma : Renoir, Rivette, Rohmer et Bertolucci. Il glisse aussi dans la bouche d’Esther Garell les mots de son père : « Amis pour la vie. »

C’est pour finir, le coup de cœur de milliers de spectateurs qui se sont surpris à tomber amoureux, comme quand ils avaient dix-sept ans, revivant toutes les émotions de leur première histoire d’amour ; comme s’ils avaient dix-sept ans sentant leurs poils se dresser comme ceux d’Élio, leur cœur se serrer de le voir souffrir de l’attente, le souffle manquer, et finalement les larmes monter comme celle de ce fabuleux acteur, laissant l’émotion à nouveau le déborder sur la sublime musique de Sufjan Stevens : Visions of Gideon.

Je fais partie de ces spectateurs qui n’ont pas tenté d’intellectualiser « cet univers trop beau », l’âge ou le genre des personnages mais qui se sont laissés envahir par son flux d’émotions brutes, d’une sensibilité et d’une justesse extrême, et par la beauté de ses personnages : ces deux jeunes amoureux prêts à tout pour vivre ces quelques semaines comme une magnifique parenthèse, les parents d’Élio qui choisissent de fermer les yeux et apporter des mots et des gestes réconfortants le moment venu pour ne rien abîmer, et Marzia, qui à l’image de Nathalie dans Les Enfants du Paradis– ce qui fait du personnage interprété par Maria Casares le plus beau protagoniste de Marcel Carné – a confiance, terriblement confiance, parce qu’elle, elle restera pour partager la petite vie de tous les jours, la vie simple et belle qu’Oliver va lui aussi retrouver, avec sa future femme. (Comme semble le dessiner la suite, au prochain épisode).

J’espère que vous vous êtes laissé chavirer par cette sublime histoire d’amour, car comme le disait Prévert : « Les seuls films contre la guerre sont les films d’amour ». Se montrer sensible à une telle histoire serait alors, peut-être, un petit acte de résistance face aux discriminations et à certaines barbaries contemporaines.

 

L’ordre des choses- Andréa Segré (2)

 


Avec la participation d’Amnesty International
Soirée débat mardi 8 mai à 20h30
Film italien (vo, mars 2018, 1h55) de Andrea Segre 
Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston et Fabrizio Ferracane

Titre original : L’Ordine delle cose
Distributeur : Sophie Dulac

animé par Jean-Claude Samouiller, membre de la Commission Personnes Déracinées d’Amnesty International France

Synopsis : Rinaldi, policier italien de grande expérience, est envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Sur place, il se heurte à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants exploitant la détresse des réfugiés. 
Au cours de son enquête, il rencontre dans un centre de rétention, Swada, une jeune somalienne qui le supplie de l’aider. Habituellement froid et méthodique, Rinaldi va devoir faire un choix douloureux entre sa conscience et la raison d’Etat : est-il possible de renverser l’ordre des choses ?

Mais qui est Rinaldi ?

Tout d’abord un grand remerciement à Marie Christine Diard et à Jean-Claude Samouiller d’Amnesty-Internationale.   C’est en effet toujours un plaisir de recevoir des invités pour discuter un film.  Et c’est aussi une chance lorsqu’ils produisent  un débat, des informations et des commentaires éclairants pour apprécier un film. C’est le cas Marie Christine Diard pour sa présentation et de Jean-Claude Samouiller qui a animé  le débat autour du film et de son actualité.

Il y a une forte similitude entre la trame historique et sociale de l’Ordre des Choses écrit 3 ans avant le rapport d’Amnesty Internationale  2017 :  « UN OBSCUR RÉSEAU DE COMPLICITÉS VIOLENCES CONTRE LES RÉFUGIÉS ET LES MIGRANTS QUI CHERCHENT À SE RENDRE EN EUROPE » dont voici la citation d’ouverture :

« En Libye, c’est soit la mort, soit la prison, ou l’Italie. Tu ne peux pas faire marche arrière, tu ne peux pas faire demi-tour » 

Et Andréa Segré dans le dossier de presse de l’Ordre des Choses dit à peu près  ceci : La politique confinement/refoulement livre des hommes et des femmes (considérés comme des parasites) aux mains de dictateurs sanguinaires et corrompus que nous payons pour qu’ils emprisonnent ces réfugiés. On chasse plus loin leur mort, nous acceptons qu’ils meurent sans que nous le sachions.

Mais ce film ne vaut pas seulement pour son côté documentaire. Il nous place dans la position de Rinaldi, un  policier de haut vol que le synopsis présente très bien. Et ça marche. Qui est Rinaldi ?  Dans le Dossier de Presse Andréas Segré, nous livre quelques détails sur ce personnage : Avant le tournage, l’acteur a dû longtemps s’entraîner à l’escrime. Rinaldi la pratique, elle exige concentration, précision et connaissance de soi et, ajoute Segré,   j’ai conseillé au comédien de lire « Heichman à Jérusalem de Hannah Arendt ».

Dans ce  livre d’Hannah Arendt nous  dit qu’Heichman a déclaré « Je n’ai pas été mêlé à l’assassinat de Juifs –je n’ai jamais tué un Juif, ni d’ailleurs un non-juif,  je n’ai jamais tué un être humain… plus tard, il déclara « naïf » et ambigu « il se trouve que je n’ai jamais eu à le faire (1)  ».  Les mécanismes de la bonne conscience et de la mauvaise foi ont été exposé mille fois par les psychologues ». Heichman se considérait comme un simple agent (sans libre arbitre) et dans son essai,  Hannah Arendt  parlait de la Banalité du mal, c’est-à-dire, si j’ai bien compris, du renoncement d’un individu à penser. Penser c’est être en dialogue sérieux avec soi-même. (Quelque chose comme examiner et s’examiner à la fois.)

Quel rapport entre le personnage Rinaldi et ce qui précède ?  Bien peu, il n’est certainement pas Heichman,  mais il  a cette propension à renoncer à son libre arbitre, cette « soumission à l’autorité » (2) du parfait serviteur de l’Etat, mais  jetons un coup d’œil sur le personnage :

Rinaldi est comme on dit, « propre sur lui », chic, distingué. Visage fin et fines moustaches, cheveux bien coupés qui donne l’impression d’être complété d’un toupet haut de gamme, costume de bonne façon, à veste courte et pantalon discrètement slim. Il est raffiné, son cadre de vie est « luxe », épuré, très Zen comme on le prétend maintenant. Il se détend devant sa télé avec un simulateur d’escrime, car il est demeuré sportif, et il travaille avec un Mac Book Pro. Ses enfants sont charmants et  comme peuvent l’être les enfants, juste un peu abusifs. Quant à sa femme,  elle est une belle et brillante urgentiste. Visiblement il l’adore. L’un et l’autre cloisonnent leur vie professionnelle et leur vie privée, on ne mélange pas tout. Monsieur a ses rituels, il est méticuleux. Il a une distance élégante et courtoise avec ses amis, mais on le sent fidèle. Avec ses supérieurs, il est précis et persuasif. Et nous le découvrirons, obéissant, fiable.

Et dans l’exercice de son métier : Avec ses interlocuteurs Libyens, chefs de clan mitigés miliciens corrompus et cruels, il est « droit dans ses bottes », ne cille pas, mais sait se salir un peu les mains, il sait aussi respirer les odeurs fétides des prisons et des morgues improvisées sans broncher. Bref, il a du sang froid, parfait. On sent qu’on est en présence d’un grand serviteur. L’élite.

Or,  il arriva que visitant un camp de rétention,  il rencontrât Swada une femme, et qu’il eut l’instant de faiblesse d’accepter de transmettre une clé USB à un oncle d’Italie.

 Pour être un grand flic, Rinaldi n’en est pas moins homme. D’ailleurs on sentait quelques craquements dans sa cuirasse. Andréas Segré nous en indique deux, le départ de Gérard, son homologue français et  la contemplation pensive du portrait de Béatrice Cenci, noble italienne « parricide  exécutée au 16ème siècle. Plusieurs fois violée par son père. Elle symbolise la rebélion. Ses complices eurent la tête écrasée à coup de pierre, quant à Béatrice, elle fut décapitée à l’aide de la Manaya (une ancêtre de la guillotine) ».Mais revenons à Swada, son oncle a payé la rançon, elle est libre quelque part dans Tripoli. Elle communique avec Rinaldi par skype, elle est heureuse. Elle rêve de rejoindre son époux en Finlande…elle sera reprise.

Le passage  du film qui révèle le mieux Rinaldi tient en deux réunions avec le ministre de l’intérieur :

Lors de la première, Rinaldi fait la proposition d’agrandir un camp de rétention tenu  par un groupe de miliciens, sadiques et corrompus, avec pour argument, « ils existent, ils trafiquent faute de fonds ». La seconde, donner aux garde-côtes libyens des moyens techniques et de formation pour arraisonner les bateaux des passeurs. Le dispositif proposé par Rinaldi comporte donc 2 axes : Arraisonner et Retenir. Le clan de garde-côtes  et celui des camps de rétention sont ennemis. L’un et l’autre sont corrompus. Le premier torture et rançonne, le second s’arrange avec certains passeurs.

Entre-temps, Rinaldi peut constater que Swada a été  reprise. Il échafaude des actions pour la libérer. Le Chef  milicien s’aperçoit de l’intérêt de Rinaldi pour elle.  Depuis une première visite dans le centre de rétention, l’un et l’autre se connaissent et s’estiment peu (c’est une litote). Ce Chef milicien fait comprendre à Rinaldi que si elle l’intéresse, il lui faudra payer. Rinaldi lui dit simplement : « faites attention ». Entre ces deux hommes, il n’y a pas seulement de la tension. Rinaldi n’est pas habitué à être traité avec arrogance.

La seconde réunionavec le Ministre. Rinaldi comprend que l’Etat n’est  pas disposé à payer davantage pour les camps de rétention,  mais qu’il veut des  garde-côtes opérationnels. Et faute d’obtenir les moyens d’investissement dans les camps de rétention, il dit à Rinaldi :   » trouvez-moi un scoop ».

Rinaldi a 3 missions : Obtenir des résultats des garde-côtes, gérer le camp de rétention, trouver un scoop.

Rinaldi a un dilemme, s’il fait libérer Swada, il tombe sous les fourches caudines du chef de camp de rétention.  Que faire ?

Il choisit de sacrifier Swada, et de faire un dossier contre le Chef du camp de rétention.  Il lui faut au passage sacrifier un indicateur exposé. Qu’importe !….Ce sera le scoop. Une pierre deux coups. Avec un scoop comme ça, véritable écran de fumée, le ministre peut gagner du temps : « ce n’est pas seulement une question de moyens, mais d’abord de  bon usage des moyens »  pourra-t-il dire.

Rinaldi, n’obtient pas la libération de Swada, il oubliera.  En revanche, il s’est débarrassé d’une personne qui ne valait pas grand-chose qui lui tenait tête et qu’il n’aimait pas. Ce faisant,  il a donné à son ministre le scoop qu’il attendait et obtenu un meilleur fonctionnement des brigades côtières. Très fort  ce Rinaldi, et les petits arrangements avec  sa conscience soumise se nomment Intérêt supérieur de l’État.

 

  1. Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem Folio1997, page 43
  2. Soumission à l’autorité est le titre d’un ouvrage de Stanley Milgram