Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska (2)

Depuis que j’ai enregistré mon brouillon pour y revenir et essayer d’écrire ce que j’ai vu dans ce merveilleux film, je suis chaque fois assaillie, au moment d’ouvrir le fichier, par le nom qui s’affiche : Dieu existe. Intitulé qui s’était inscrit automatiquement et que je n’ai pas modifié.

Une affirmation qui ne laisse ici aucune place au doute, suivie d’une deuxième allégation en forme de preuve, le titre est un jeu, une transgression, un formidable pari : un nom de femme pour Dieu ? Dieu, une femme ?  Quels bouleversements en perspective !

Reprendre tout ce qui a été dit, analysé et commenté brillamment lors de cette dernière séance de la saison ? J’en serais bien incapable. Mais évoquer quelques images du début du film et partager ainsi le désir violent que j’ai de le revoir, de creuser son mystère, j’essaie.

                La femme immobile, les pieds posés sur une ligne sombre tracée ainsi que d’autres lignes parallèles sur le fond d’une piscine sans eau, masque de son corps cette ligne, se tient droite au milieu de la cavité immense, ancienne piscine olympique d’un monde révolu. Les tons bleus, couleurs usées, délavées, bleu clair, bleu cru, bleu pâle, mêlés de blanc et de rouille, sont des horizontales au tracé imprécis qui contribue à un certain flou. Et le contraste entre la silhouette droite, immuable, et le sol qui flotte malgré l’absence d’eau, liée à une musique de rock déjantée de plus en plus forte, nous plonge dans une réalité d’une grande fragilité mais constitue aussi une promesse : Cette femme a un destin.

Statue figée sur un sol instable, point qui devient minuscule dans l’immensité du bleu rayé de sombre au fur et à mesure de l’éloignement de la caméra, cette femme est notre héroïne.

La deuxième image est portée par des chants religieux traditionnels: une procession d’hommes en soutanes noires portant haut trois bannières rouges. La grande croix, brandie par un apprenti-pope, en retard à la procession, s’incline sous les câbles d’arrimage d’un pylône (et nous avec elle) avant de les rejoindre. En contre-point de cette procession chaotique, fresques et images de l’enfer, dévotions démonstratrices, signes de croix, baisers d’icônes.

Après ces présentations, tout comme la caméra suivant la croix nous avait fait nous incliner sous le câble tendu, notre regard est soudain dirigé sous la couverture de quelque endormie qui proteste qu’on la réveille trop tôt. Une main tend dans une assiette deux galettes croustillantes, une voix rappelle l’heure. Les premiers échanges d’une mère, qui réveille, et d’une fille, endormie, sont comme intra-utérins. Le trajet de la nourriture transmise par la mère à la bouche de la fille est comparable à celui des éléments nutritifs allant directement du ventre maternel au fœtus à travers le cordon ombilical. C’est seulement après avoir croqué dans son repas que la fille-fœtus roule et se dégage de la couverture. Nous la reconnaissons, c’est elle. Elle n’est pas d’accord pour aller au rendez-vous d’embauche. Elle est sans joie, sans volonté apparente, mais en exposant sa nudité à l’œil maternel réprobateur, elle s’oppose, elle s’affirme. Sa mère la harcelle, la bouscule. Elle s’habille, sort et tend sa joue à son père croisé dans l’escalier.

La mère la poursuit jusqu’au bord de la piscine désaffectée : Vertigineux dialogue entre une fille, ronde dans un manteau de fourrure synthétique, traçant son chemin sur le rebord de la piscine au-dessus de la route, et sa mère, menue, au niveau inférieur, rongée par l’inquiétude,  qui voudrait jusqu’au bout contrôler ce que va faire, dire et entreprendre cette enfant qui lui échappe.

Autant dire que pour s’émanciper, cette enfant, qui n’en est plus une, aura d’abord à affronter sa mère.

Une image encore : ce mannequin au corps de femme auquel Petrunya visse une tête d’homme avant de s’allonger à son côté. Le calme qui l’envahit soudain. Un clin d’œil à la Genèse « Homme et femme, il les créa » ?

Sans cesse, on rit, on est surpris, on s’interroge.

J’ai hâte de revoir le film, de suivre Petrunya à nouveau, de la voir s’emparer de la croix plus rapidement que ces jeunes mâles torses nus assoiffés de victoire, de l’entendre calmement affirmer qu’elle n’a rien volé, que cette croix lui revient, déjouant ainsi les contradictions du rituel.

Merci pour ce film merveilleux!

Marie-Odile

Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska

Film macédonien, (vo, mai 2019, 1h40) de Teona Strugar Mitevska avec Zorica Nusheva, Labina Mitevska et Simeon Moni Damevski 
Titre original : Gospod postoi, imeto i’ e Petrunija
Distributeur : Pyramide Distribution

Présenté par Brigitte Rollet

Synopsis : A Stip, petite ville de Macédoine, tous les ans au mois de Janvier, le prêtre de la paroisse lance une croix de bois dans la rivière et des centaines d’hommes plongent pour l’attraper. Bonheur et prospérité sont assurés à celui qui y parvient.
Ce jour-là, Petrunya se jette à l’eau sur un coup de tête et s’empare de la croix avant tout le monde.
Ses concurrents sont furieux qu’une femme ait osé participer à ce rituel. La guerre est déclarée mais Petrunya tient bon : elle a gagné sa croix, elle ne la rendra pas.

Un premier plan en plongée sur une jeune femme assez enveloppée, mais rapetissée et enfermée entre les lignes d’eau d’une piscine vide, recouverte de neige fondue – comme dans le cadre serré et étouffant du huis-clos policier de la deuxième partie du film – une jeune femme de 31 ans, vierge, diplômée d’histoire mais au chômage, couvée et surveillée par une mère castratrice qui vient porter un improbable petit déjeuner à sa fille blottie comme une enfant dans les plis de ses draps et bientôt d’une croix de bois au creux des seins : le ton est donnée d’emblée par une mise en scène énergique et étouffante, multipliant reflets et cloisons, à l’image d’une vie morose, secouée contre toute attente par une initiative irréfléchie, qui va se transformer en détermination butée, puis en affirmation personnelle tout autant qu’en choix féministe. Face au cocon vénéneux de la famille, aux pouvoirs de l’Etat et de l’Eglise, face aux jeunes ultra-orthodoxes dont la violence et la vulgarité nous saisissent dès les premières images, « Dieu existe, son nom est Petrunya » de la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska, prix du jury œcuménique à la dernière Berlinade, met en scène la révolte de Petrunya entre force tranquille et obstination farouche, une présence nue que nous épousons confusément, un regard dont nous voyons rarement ce qu’il avise mais dont la fixité comme absente aux autres suggère à la fois la souffrance d’une personnalité marginale et incomprise, et une irrépressible urgence intérieure.

Brigitte Rollet, qui présente le film, le montre bien : loin de nous imposer un discours didactique ou de mettre en scène des personnages manichéens, la cinéaste a réussi à nous immerger dans une fiction à la fois fort vraisemblable et déconcertante, l’histoire, inspirée d’un fait réel survenu à Stip, en macédoine en 2014, d’une jeune femme qui, lors d’un rituel épiphanien saute dans l’eau glacée d’un fleuve au nez et à la barbe de garçons musclés et triomphants, pour récupérer et accaparer la croix de bois propitiatoire – promesse d’un an de bonheur – que le pope a lancée selon la tradition mais qui ne saurait, selon cet usage non écrit, revenir qu’à la seule gent masculine ! La « coupable » a dû s’exiler à Londres… Sur cette trame originale autant que dérisoire, sur ce point de crispation va se cristalliser tout un nœud de non-dits et de contradictions, incarnés par des personnages entiers et impulsifs, habités par leurs pulsions, leurs haines, leurs « identités meurtrières », selon l’expression d’Amin Maalouf : dès lors, le spectateur est pris dans un tourbillon d’émotions, de violences, de paroles empêchées ou impossibles qui opposent tradition et modernité, loi (autorisant la possession de cette croix par le premier et plus habile plongeur) et tradition l’interdisant implicitement, foi et superstition, communication officielle, orientée, machiste (des actualités télévisées) et information libre, inévitablement personnalisée et provocatrice de la journaliste Slavica – double féministe, extraverti de la taciturne héroïne, aux prises avec ses propres démons, un cameraman rétif et phallocrate, un ex-mari et père défaillant, avec lesquels il faut composer dérisoirement pour mener à bien l’enquête inouïe, accoucher du scoop inespéré.

Les hommes en effet ne sont guère valorisés dans ce film, sans pour autant nous paraître caricaturaux, si ce n’est l’employeur potentiel qui reçoit Petrunya dans son incroyable bureau, cabine de verre offerte aux regards des couturières avides autant qu’empressées, open space ouvert au sourire accablé d’un patron ironique devant des compétences historiennes pour lui inutiles et au mépris social et sexuel d’un homme qui déclare tout de go à cette femme grosse, modeste et timide qu’il n’a « même pas envie de la baiser » : faut-il s’étonner que la scène où Petrunya, encore vêtue de sa robe à fleurs empruntée à sa meilleure amie, se jette à l’eau pour s’emparer de la croix bénie, se situe juste après cet odieux rendez-vous ? Se jeter à l’eau pour appeler à l’aide, en appeler confusément à une transcendance pour recoller les morceaux d’une vie en miettes par un éclat personnel autant que social et religieux…

Mais quelle transcendance ? Georges faisait remarquer que ce rite de la croix jetée et de la bénédiction de l’heureux élu qui s’en empare relève plus du paganisme ou de la superstition que d’une foi sincère ou officielle, bien mal représentée du reste par ces jeunes orthodoxes – quand bien même elle serait comme ici encadrée par les autorités religieuses, en l’occurrence un pope assez veule, gardien d’une coutume immémoriale et informulée, l’exclusion des femmes de la sphère religieuse orthodoxe, comme le soulignait Éliane. Le grand mérite de ce film est de nous rappeler que le fanatisme provient souvent plus d’interprétations marginales, incontrôlées de la religion, par des individus, des « fidèles » irréfléchis ou violents, que d’une dérive sectaire des dogmes ou des religieux eux-mêmes. Bref, le diable est dans les détails, comme cette croix anodine transformée en objet de concupiscence et de possession égoïste et matérialiste, la garantie d’on ne sait quel bonheur bien profane et provisoire… Et ce pope est décidément peu courageux, face à ses propres fidèles qu’il hésite à calmer à l’entrée du poste, face au commandant de police, représentant quant à lui une autorité civile potentiellement agressive, sommant Petrunya de rendre la pomme de discorde, bientôt enfermée dans un coffre, mais plus ennuyé que répressif, s’en remettant in fine à la loi qu’il incarne en libérant à la demande d’un procureur amusé une prévenue à qui on ne saurait rien reprocher stricto sensu.

Deux hommes pourtant semblent échapper à ce portrait peu flatteur de la virilité : le père, qui aime assurément sa fille mais reste passif, voire muet face à sa femme et le jeune policier qui protège Petrunya des orthodoxes enragés l’attendant à la sortie du commissariat, et surtout qui éprouve pour elle la sympathie du garçon lui aussi déclassé, marginal, blessé par la vulgarité et l’indifférence goguenardes de ses collègues. Une idylle semble même s’esquisser entre ces deux timides, suggérée, au-delà de la protection policière et nourricière, par des regards admiratifs et une main fiévreusement pressée.

A l’inverse, les figures féminines qui entourent Petrunya, son « adjuvante », la journaliste Slavica, lointain écho de la cinéaste autrefois correspondante de presse, et son « opposante » – la mère castratrice – son autrement plus fortes et appuyées, sans tomber pour autant dans le schématisme ou la psychologie : le film montre, incarne mais ne cherche pas à expliquer ou interpréter, ou plutôt il libère toutes les interprétations possibles.

La mère castratrice est ainsi une figure saisissante, qui illustre le « double lien » dont parle Georges : il s’agit d’une relation moins ambivalente que violemment contradictoire, nourrie d’amour absolu, fusionnel, physique et de haine extrême, tant la mère, engluée dans un système de valeurs traditionnelles, conspire inconsciemment à sa propre servitude volontaire et ne peut ressentir le geste émancipateur de sa fille, qui ne devrait selon elle avouer que…25 ans, que comme un acte de pur folie, un blasphème sans nom, une négation de l’éducation qu’elle lui a inculquée. Il est frappant que les deux femmes ne communiquent guère que par des cris, des injures, des gestes violents et que la rébellion de Petrunya, rappelant à sa mère la façon humiliante dont elle a acheté sa première place au concours de chant de ses sept ans, lui volant ainsi son enfance, sa liberté, son talent, se résolve (ou s’exaspère ?) dans une étreinte désespérée.

Comme si, au bout du désespoir et de l’impossible parole, il n’y avait que la tendresse, confuse et indicible qui, par-delà l’impossible communication verbale, viendrait rééquilibrer l’affirmation personnelle, la revendication exacerbée. Petrunya, à la parole si rare, paradoxalement si douloureuse malgré sa répartie et sa culture, s’est avérée non seulement une femme émancipée, « devenue ce qu’elle est » selon la définition de Simone de Beauvoir, mais surtout un être libre : elle n’a plus besoin de montrer au pope ou au commandant de police leurs contradictions, dans un commissariat-confessionnal, d’opposer la légitimité personnelle de son geste à la légalité officielle ou à l’obscurantiste tradition. Telle sa récente consœur serbe ovationnée – signe des temps – pour avoir tiré de l’eau et gagné à la force du poignet l’emblème sacré, elle peut bien maintenant rendre la croix, objet transitionnel, identitaire au pope médusé – et tracer sa propre voie, un sourire en prime !

Les Météorites de Romain Laguna

Film français, (mai 2019, 1h25) de Romain Laguna  avec Zéa Duprez, Billal Agab et Oumaima Lyamouri

Distributeur : KMBO

Synopsis : Nina, 16 ans, rêve d’aventure. En attendant, elle passe l’été entre son village du sud de la France et le parc d’attractions où elle travaille. Juste avant de rencontrer Morad, Nina voit une météorite enflammer le ciel et s’écraser dans la montagne. Comme le présage d’une nouvelle vie

« Comment parler de ces  » choses communes « , comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes ». « Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire … »  questionnait Georges Perec.

Paradoxalement, avec l’apparition extraordinaire d’une météorite dans le ciel imaginaire de Nina, le film de Romain Laguna  nous plonge  dans sa vie ordinaire, nous montre en passant le banal, tels les manières de s’habiller, de s’occuper , de se déplacer,  de se parler, la gestuelle… Il y a un côté documentaire, témoignage de ce film qui contribuera à montrer aux générations futures comment on vivait en 2019.

Ce film nous dit en effet des choses sur la jeunesse populaire du sud de la France, celle des classes sociales défavorisées, des campagnes et des petites villes, où le chômage est de rigueur, et où la rigueur du chômage, la pauvreté moderne, s’exprime autant dans les codes vestimentaires que  le rapport au monde des personnages. La coupe de cheveux de Morad, sa manière sérieuse de faire son travail de dealer. Romain Laguna est un réalisateur qui filme le deal comme le substitut d’un travail honnête, une sorte de travail commercial. Il y a un côté Philippe Faucon dans sa démarche.

On retiendra aussi l’image superbe du début du film, Nina court sur un pont, le temps de louper son autocar, c’est presque une parabole. Oui, la modernité est là, tapante,  sous la forme d’un pont jaune vif suivie d’une route bien neuve, qui pour elle, mène au Parc d’attractions de dinausaures, (à condition de ne pas louper le car) bref à un petit boulot qui ne peut être que  de vacances.  

Nina et les autres jeunes du film vivent dans un lieu ou le droit de faire des projets existe… pour ailleurs ! Et là encore, tout est posé avec simplicité, on n’en fait pas une maladie, mais on le sait, il faudra partir. « Tu ne vas pas rester dans ce trou Nina » lui dit son ami Alex, « moi je vais voir le monde, je pars à l’armée après les vendanges, rien à foutre de mon père et ses vignes ».

Une autre  réalité contemporaine, l’absence des parents, le père en Algérie de Morad et le père inconnu  de Nina. Nina n’a que sa mère et vit avec elle quand elle est là. D’apparence immature, bronzée, tatouée, tabagique et fumeuse de pétard, aimant la fête, c’est une mère copine, mais une mère tout de même,  qui ne refuse pas le contact physique avec sa fille donc avec qui Nina n’est pas absolument seule. Et le père qui est-il ? Qui le sait ? Peut-être est-ce à lui que Nina doit son angiome dans la région de son œil droit. Le père ? Une météorite !

Nina exprime ses sentiments sans détour. En dépit des conseils d’Alex, son ami, elle choisit Morad qui tout de même… est arabe. Morad peut jouer les petits machos, elle n’en a cure, elle lui parle d’égal à égal. C’est une jeune femme débrouillarde, qui n’a pas peur de jurer, ni de se défendre, ni de jouer au foot. Cette manière d’être femme, dans mon expérience cinématographique commence avec Roseta des Frères Dardennes et se prolonge dans de multiples films à l’image par exemple de l’Esquive d’Abdelafif  Kéchiche avec Sara Forestier, Luna de Elsa Diringer avec Laëtitia Clément » Djam de Tony Gatlif avec Dafné Patakia.

Romain Laguna a une proximité avec son actrice à l’égal de Kéchiche avec les siennes, il scrute les frémissements,  les émotions, la beauté changeante de Nina, toutefois, il le fait avec pudeur, discrétion en recherchant toujours la simplicité.

Simplicité donc, équilibre aussi ! Pour ce film, il a voulu un format  1.33 parce qu’il trouve qu’il n’en faut pas davantage pour équilibrer entre les décors naturels et les personnages. Et cette même recherche de l’équilibre, on la retrouve aussi dans l’alternance des plans, le dedans, le dehors, le jour la nuit, la ville, la campagne. Tout cela n’empêche pas les petits clins d’œil esthétiques, Nina dans la cuve de raisin et Nina surplombant le cratère. 

Que se passe-t-il pour Nina ? Pas grand-chose, les choses dont la vie est faite. Une amourette qu’elle croit amour, une tranche de vie vers Béziers, entre les cités dortoirs, les villages, la montagne, avec  les rivières et les vignes, les herbes folles et les cailloux qui roulent sous les pieds. Où il ferait bon vivre s’il n’y avait pas ces lieux lointains où l’on peut concevoir des ponts jaunes… La Nina de Romain Laguna pense que tout sera différent puisqu’elle a vu une météorite s’écraser sur le Mont Caroux, qu’elle a escaladé ce Mont-Caroux, (comme un rituel de passage, celui qui sépare l’adolescente de l’adulte) Ça devrait lui porter chance, en tous les cas, elle le pense et elle est prête pour ça.

Sans doute y a-t-il quelque chose de Nina chez Romain Laguna qui par elle revisite avec tendresse les paysages de son enfance.

68, mon père et des clous (2)

68, mon père et des clous, je remonte le titre et le temps.
Les clous de mon enfance puis mon père et, par extension, mon grand-père, gardiens de clous dans des boites précieuses , longtemps interdites, permises en accès temporaire et surveillé, à mon frère, d’abord, puis à moi, grande, alors, pour de vrai et très vite en possession moi-même de ma propre boîte à clous que je continue de remplir avec ceux trouvés par terre, partout. Interdiction, impossibilité (presque) maladive de les laisser là … Et je me rappelle la quincaillerie de mon enfance, rue Dorée, trois marches, la porte, je re-sens cette odeur si particulière… ça faisait si longtemps ! Monsieur M savait compter et comme son époux, Madame M portait une blouse. Ses cheveux naturels étaient maintenus en place par deux petites barrettes pour une tenue permanente jusqu’à la fermeture. Tout, et c’était beaucoup, parfaitement rangé, jamais à court, déclaré admirable ce qui m’amène à 68, le 68 de mon adolescence.
Alors, c’est à ça qu’un de ces diables devenu vieux pourrait ressembler, aussi?

Jean est un mystère. On en apprend sur lui mais pas tant que ça. Même sous la torture, il ne parlerait pas. On comprend qu’il a été marqué au fer rouge de ses idées perdues. Lui n’en est pas mort, mais les marques sont là. D’autres les auraient cachées devant un auditoire, ou dans une boucherie … Non, trop prenant et/ou trop violent pour ce Jean-là. Après une vie de quincaillier, l’âge venu, devant nous, il ne laisse presque rien paraître du déchirement de laisser ses employés licenciés, eux si tristes d’être obligés de les quitter, lui et Bricomonge, leur antre, leur refuge. Il fait face. Ne pleure pas. Hors champ, il aura pleuré, sans doute … Pleuré sur ces belles années où les clous se vendaient tout seuls, pas besoin de compter. Ces années de tranquillité et de rencontres aussi.
Mais lui reste-t-il des larmes ? A son fils il semblerait qu’il n’ait pas parlé des années d’avant, celles qui l’ont, à la fois endurci et en même temps carapaçonné, alors, ni vu, ni connu, je t’embrouille, il tient bon, fait face, ne lâche rien. Malin, il enrobe, joue au chat et à la souris, pas de problème : le chat c’est lui.
On comprend qu’un jour, il y a longtemps, Jean a décidé de déposer les armes et que leur poids l’a mis à terre. Après … On comprend qu’un jour, il s’est redressé. Qu’on l’y a aidé. Après …
Après, quand il a tenu debout, qu’elle a pû le lâcher, qu’il a recommencé à marcher, il n’a pas bien su où aller et, aucune autre activité ne pouvant alors l’occuper à plein temps, il a choisi de se rafistoler à son compte, dans le foutras d’une quincaillerie et pouvoir, ainsi, incognito, continuer à penser. Penser toujours et si, en plus il y a des makrouts. Hmm !
Un film délicieusement mélancolique.

Marie-No

68, mon père et les clous – Samuel Bigiaoui.

Synopsis : Ouverte il y a 30 ans, en plein Quartier latin, la quincaillerie de mon père est un haut lieu de sociabilité. C’est aussi l’ancien terrain de jeu de mon enfance. Bricomonge va fermer. À l’heure de l’inventaire et des comptes, j’accompagne mon père dans les derniers moments du magasin. Et je cherche à comprendre ce qui a amené le militant maoïste qu’il était dans les années 1960-1970, intellectuel diplômé, à vendre des clous.

Digression ….

Voici un petit documentaire, sans prétention, qui raconte une histoire de vie, celle de Jean Bigiaoui et la disparition de son entreprise, la quincaillerie « Bricomonge », rue Monge à Paris.

Qu’est-ce qu’un quincaillier ? Un personnage obscur, qui naît, vit et meurt, discrètement, et la fermeture d’une quincaillerie, n’est pas un scandale à l’époque des Brico-machins qui partout déploient des kms de rayonnages.  Pour ceux de ma génération, la quincaillerie, c’était un petit bonheur,  avec ses couleurs, ses odeurs, son monde… Mais, voilà, c’est de la vieille histoire. Et curieusement, ça continuait d’exister, dans ce quartier du vieux Paris, jusqu’à il y a peu, encore très modeste.

Là, le quincaillier y est un personnage, et les milles objets d’une quincaillerie ne retiennent plus l’attention, c’est lui, l’homme au comptoir qui nous intéresse. Il faut dire qu’habituellement,  un quincaillier de son âge, il a son certif, une blouse grise ou blanche, un crayon plat dans la poche,  sur l’oreille une cigarette, et sa femme permanentée, souriante et ferme tient la caisse. Au lieu de quoi, on a un homme, intellectuel diplômé, et par surcroît, c’est un ancien mao. Et du coup, notre intérêt, notre regard se porte davantage sur l’homme, que sur le métier. Ou pour être plus juste, le métier de l’homme prendrait une coloration différente, deviendrait une sorte de faire-valoir paradoxal, un exotisme si cet homme n’avait tenu une trentaine d’années cette boutique, ce qui confère à sa démarche une authenticité indiscutable. 

Pourquoi donc un homme diplômé, ancien militant mao en vient-il, à retardement à se faire quincaillier ?  C’est une des raisons d’être de ce film qui oscille entre nostalgie de la fermeture et curieuse histoire de vie. Et à cette question le film ne répond pas. (C’est pourquoi je m’autorise à des hypothèses oiseuses.)

Alors on regarde d’abord le Mao qu’il fut. De quoi, pour un homme comme lui, juif tunisien, le maoïsme est-il le nom?  On peut se référer à l’excellent petit livre de Virginie Linhart, « le jour ou mon père s’est tu », pour comprendre un peu qui étaient ces Maos, du moins pour comprendre comment ils apparaissaient alors. En bref, pour les souvenirs vagues qu’il me reste de l’ouvrage : des gens brillantissimes, révolutionnaires, doctrinaires, qui fumaient cigarettes sur cigarettes et organisaient des réunions interminables, laissant le plus souvent,  leurs progénitures livrées à elles-mêmes (avec toutefois l’injonction non dite,  d’être brillantes). Enfants qui très tôt comprenaient qu’ils n’étaient pas avec des parents comme ceux des autres, navigant entre admiration et frustration, obligés de grandir vite et d’être solides.

On remarque, comme Henri le soulignait dans sa présentation du film,  un long  hiatus inexpliqué, ou plutôt vaguement expliqué par la reprise des études, entre la fin du mouvement maoïste et l’ouverture de la quincaillerie. Ce que le film ne nous dit pas non plus, c’est qui étaient les parents de ce quincaillier ? De riches bourgeois tunisiens, ou des « petits » juifs de la Goulette ? Avec sa quincaillerie, Jean ne reproduit-il pas quelque chose d’intime ?  Le travail d’un père, grand-père ou oncle ? L’histoire ne nous le dit pas. Ce qu’il nous dit de cette histoire c’est : « je voulais être responsable de tout ce qui se passerait dans mon travail,  et avec cette quincaillerie, c’était bordé, ça me rassurait ». Ses employés sont trois, très autonomes, très libres dans l’organisation de leur travail, cet homme n’est pas un Mao ordinaire, il leur laisse toutes facultés d’auto-organisation, il fait confiance, ce qui ne correspond pas à son étiquette initiale, car le maoïsme est rigide.  Son bras droit dans la boutique, c’est une femme du Maghreb, Tunisienne ?  Elle arrive au travail avec des makrouts, il y en a pour tout le monde, elle est joyeuse, éveillée, conviviale et bonne. Avec elle, Jean, ce quincaillier a là, près de lui quelqu’un qui est le signe de quelque chose qui lui est cher. Ce quelque chose, c’est son pays natal. Alors, ce maoïsme ne serait-il qu’un long deuil, la colère et le désespoir d’un être déraciné ? 

Dernière image du film, on aperçoit sa femme, c’est une « psy quelque chose ». Comment un quincaillier a-t-il pu rencontrer cette femme qui  elle est exactement à sa place dans cette rue Monge gentrifiée?  Voici mon hypothèse :   Ce n’est pas le quincaillier qui l’a rencontrée, c’est l’intellectuel, et je hasarderais le post-maoiste… Voilà, ce que je veux dire, le maoïsme de Jean serait le trompe-misère du déracinement. Et sa femme interviendrait dans cette question. 

Il y a eu un temps dans l’histoire ou ces gens ont découvert la supercherie maoïste, (ils ont été plus vite à comprendre que les staliniens). Douloureuse déconvenue,  perte de sens que cette découverte. Il a comme tous les Mao été dupé, Mao n’est pas le messie, et du coup, pour Jean, c’est le retour du refoulé, le deuil de l’exode  et sa douleur. Il revient au premier plan.  Alors que faire de sa vie ? Abyssale… se suicider ? Si cette reconstitution a quelque chance d’être vraie, on peut aussi imaginer, que dans cette histoire de vie, ce parcours,  que l’on observe en creux, il y a eu une longue déprime à l’image de celles qui emplissaient la clinique Laborde à la même époque. Déprime qui s’intercalerait entre Mao et la quincaillerie. La rencontre providentielle entre Jean et sa compagne psy deviendrait possible. « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement? »

Mais, ce que Samuel filme de Jean son père,  c’est l’homme qui n’arrive plus à joindre les deux bouts. C’est un autre deuil, un autre exode, la perte de son commerce, et de tout ce qui a fait sa vie professionnelle, ses employés, ses clients, de nouveau son espace », comme la ré-exposition dans une sonate. Mais ce faisant Samuel dit à Jean, j’aime ce que tu as été, tes passions, ton entêtement et tes erreurs, et c’est même pour ça que je t’aime davantage. Et tu m’as permis d’être ce que tu t’es refusé d’être, je suis un intellectuel matheux, architecte, artiste, tu vois ça peut continuer. 

Il faut parfois plusieurs vies pour faire une seule destinée…

Quand nous étions sorcières. Film de Nietzschka Keene (2)

Quand nous étions sorcières, film de Nietzschka Keene 1989: Juniper Tree(genévrier) le titre anglais. Film récemment restauré et numérisé en très bonne qualité, présenté par Marie-Annick Laperle, 1h20, scénario inspiré  par un conte de Grimm: Von dem Machandelboom (Le genévrier), un bel oiseau qui chante „ma mère m‘a tué, mon père m‘a mangé, ma soeur a ramassé mes petits os, les a enterrés sous le genévrier et moi je suis un bel oiseau“.

Pour un résumé en anglais voir Mark Asch (14 mars 2019):

https://www.filmcomment.com/blog/review-the-juniper-tree/

Pour une critique enthousiaste : Angeline Gragasin le 9 mars 2019 :

https://www.screenslate.com/features/1147

Le plus précis, « to the point“, à mon avis Carson Lund le 9 mars 2019:

https://www.slantmagazine.com/film/review-the-juniper-tree-a-plein-air-wonder-starring-bjork-is-ripe-for-rediscovery/

D’après ce que j’ai lu en rentrant du cinoche: le conte a été donné aux Grimm par le peintre hambourgeois Philip Otto Runge, qui dit l’avoir entendu et l’a écrit dans l’idiome du nord de l’Allemagne (il venait de Poméranie). Dans l’édition Reclam des contes de Grimm (édition complète), Von dem Machandelboom (Nr.47) tient en 9 pages. La fin: L’oiseau donne une chaîne d‘or au père, des chaussures rouges à la sœur et quand la mère demande elle aussi un cadeau, elle reçoit une pierre meulière sur la tête qui la rend totalement « tomatsch » (zu Matsch, en bouillie), Quand père et fille sortent de la porte il y a le garçon ressuscité, les trois rentrent gaiement et se mettent à table. (Happy end? Keene n’en a pas voulu…)

Wilhelm Grimm explique dans le commentaire qui accompagne chaque conte, que le « Machandelboom » avait paru auparavant dans un périodique édité par l’archiviste et historien badois  Franz Joseph Mone (Monee, Moné) et Runge avait envoyé le texte à Achim von Arnim qui l‘avait publié. La chanson de l’oiseau « ma mère qui m’a tué etc… », explique Grimm, existe dans une version française (Feuilleton Le Globe 1830 Nr. 146):

ma marâtre

pique pâtre

m’a fait bouillir

et rebouillir.

mon père

le laboureur

m’a mangé

et rongé.

ma jeune soeur

la Lisette

m’a pleuré

et soupiré:

sous un arbre

m’a enterré,

riou, tsiou, tsiou!

je suis encore en vie.

À propos du film: La cinéaste (morte à 52 ans d’un cancer du pancréas) était une « intellectuelle » pure et dure, enseignante, jusqu’à sa mort, du cinéma et de l’édition à l’université renommée de Madison/Wisconsin (d’où venait  – l’Allemand se souvient –  Mildred Fish-Harnack, propagandiste à Berlin du roman moderne américain, membre d’une des « cellules » dispersées de ce qui est connu sous le nom de « L’orchestre rouge », morte guillotinée sur demande explicite d’Hitler). Lorrie Moore, nouvelliste et critique américaine connue, elle aussi enseignante à Madison, a dédicacé une de ses nouvelles à Keene, qui était de 5 ans son aînée. 

Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de filles nommées « Nietzschka » si ce n’est pas un pseudonyme. De Nietzsche au poète américain T.S. Eliot, dit « le conservateur imaginatif « , il n’y a pas loin et la citation des « os chantants » au début du film donne le ton:

Under a juniper-tree the bones sang, scattered and shining./ We are glad to be scattered, we did little good to each other. / Under a tree in the cool of the day, with the blessing of sand. / Forgetting themselves and each other, united /in the quiet of the desert. (Sous un genévrier les os chantaient, dispersés et  brillants / Nous sommes heureux d‘être dispersés, nous faisions peu de bien l‘un l‘autre / Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction de sable. / Oubliant nous-mêmes et l’un l‘autre, unis / dans le calme du désert ) 

Ces lignes sont prises du poème « Mercredi des cendres » de 1927, d’une section qui commence avec « Lady, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier /dans la fraîcheur de la journée, ayant été nourris à satiété /sur mes jambes mon cœur, mon foie et ce qui fut le contenu / du rond vide de mon crâne. Et Dieu dit … »

Il paraît que Éliot tenait son inspiration des trois bestiaux de Dante où ils symbolisent trois péchés. 

Ceci pour dire que le film de Keene est un film d’auteur lequel je pense fut guidé par la volonté de faire un travail poussé à la pointe de la poétique contemporaine avec la connaissance aiguë des moyens cinématographiques actuels et historiques. Une recherche d’expression nouvelle  de nos comportements  réduits à l’essentiel. Avec plein de clins d’oeil. Keene a vécu la vague d’ethnologie des années 70 et les débats universitaires autour des « sorcières », des « baba yagas », réflexions historiques, à la suite de la décolonisation. Un film féministe, certes.

Une critique de David Ehrlich du 14 mars 2019 sur « indiewire.com » me semble intéressante, voici ma (mauvaise) traduction d’un extrait: 

« Tandis que le narratif du film, rapsodique et parfois d’une lourdeur de plomb est guidé par des voix, les scènes sont assemblées comme les stances d’un poème, les émotions des figures sont toujours bruyantes et lisibles: quand le garçon se tourne vers Katla et dit: « Elle était meilleure que toi ». À partir de là, la tension ne peut que monter … tous les maigres et élémentaires trois films qu’elle nous a laissés sont construits autour du conflit entre anciennes constructions et féminité moderne – le temps le père, la terre la mère – la sagesse médiévale et la pensée biblique défiées par l’idée radicale que femme n’est pas égale au diable. Dans « Juniper Tree » cette collision gagne une dimension culturelle. Le choix des accents islandais brise la langue anglaise avec un sens d’étrangeté tandis que symbolisme chrétien et mythe païen se frottent avec la même friction originaire des deux familles du film. Autant que la rigoureuse spiritualité monochrome de Keene renvoie vers Bergman et Carl Theodor Dreyer, son révisionnisme joyeux rompt avec ces traditions, quand la réalisatrice se sert de la force de vie animiste de Björk pour déraciner les attentes. Une scène où la Margit (Björk) dort dans une boîte de verre rappelle la cinéaste de « Daisies », Vera Chytilova (de la nouvelle vague tchèque ks). Un moment crucial d’effet particulier qui partage le film en deux fait sentir comme s’il pouvait avoir inspiré David Lynch. A un moment, quand un canon de voix féminines se jette sur la bande-son comme l’eau par une brèche à l’intérieur d’un bateau on a presque le sentiment que le film est en conversation avec « Medulla », l’album de voix seules que Björk fera presque 20 ans plus tard.“ –

Juste pour compléter mes élucubrations : je ne trouve rien sur l’origine et la personnalité de Nietzschka, dont ce prénom m’intrigue. 

Sauf, 7 ans après sa mort un souvenir d’une camarade de l’école du cinéma californien, la scénariste Pat Verducci, qui en 2011 venait de lire l’autobiographie de Patty Smith, « marraine du pop » et une icône du nouveau mouvement des femmes (elle est née en 1946). Le 20 mai 2011, Verducci écrit : 

« Après avoir fini le livre de Smith, qui en somme est un hommage à Maplethorpe, son amant et ami, qui est mort du sida en 1989, j’ai commencé à penser à trois camarades de l’école du cinéma et qui sont décédés depuis. (le premier est mort lui aussi du sida, le second dans un accident ks) … et finalement Nietzschka. J’ai mis 5 ans à pouvoir épeler son nom, les premiers deux ans de notre rencontre, elle me faisait peur. Elle avait une chevelure rouge, sauvage et le visage fier mais d’un autre monde. Elle avait l’air d’être quelqu’un d’un roman d’Emily Brontë qui avait erré autour des marais réellement pendant longtemps. Elle supervisait la section du mixage tout en étant une étudiante avancée et ne supportait pas les bêtises. Elle buvait du thé tout le temps et parfois laissait un sachet dans sa tasse jusqu’à ce que la porcelaine à l’intérieur devienne noire. 

Elle m’a appris à reconnaître la sérénité malsaine des comtes de Grimm. La façon de jeter un effet de son exultant dans une scène et la rendre réellement amusante. Elle était fun d’histoires de crimes autant que moi et toutes les deux nous nous intéressions à Belle Gunness, une femme qui avait vécu au début du siècle et qui avait tué 23 hommes pour leur argent. 

Un cancer.

Alors, la lecture des mémoires de Patti Smith m’a rappelé des personnes que j’ai rencontrées dans ma jeunesse et qui m’ont aidée à trouver mon chemin. Aucun de nous n’est devenu une célébrité, mais le voyage du héros n’est pas simplement vers les puissants et les influents …

Alors merci à André pour m’avoir appris la puissance de mon drapeau d’outsider. Et merci à toi, Hutch pour m’avoir toujours forcée de rester dans le moment. Et à toi, Nietzschka pour avoir dévoilé la beauté dans un détail terrifiant. » (toujours ma traduction vite faite)

Pour ce qui est le lien entre le conte de Grimm (« malsain ») et le scenario du film comme interprétation de ce conte : il me faudrait chercher chez Bruno Bettelheim et autres auteurs ce qu’ils ont éventuellement écrit sur « Machandelboom ». Mais d’autres préoccupations m’appellent.

***

Carson Lund : In any case, The Juniper Tree’s peculiar pedigree as an American indie (independant movie ks) fueled by European arthouse (outside the studios of the big film industry ks) tropes and constructed with a flair for the avant-garde and the handmade, marks it as a welcome rediscovery. 

***

Le texte de Lorrie Moore , The Juniper Tree, a paru dans « The New Yoker » le 17 janvier 2015 : une histoire de revenant, un peu « too much » de « creative writing » remarque un critique, mais un bel hommage à sa collègue récemment morte. 

https://www.newyorker.com/magazine/2005/01/17/the-juniper-tree

Trois jours passés, le film ne me sort pas de la tête. Trop paresseux pour encore chercher dans Bettelheim et autre, voici mon interprétation : l’histoire porte sur la solitude, le juxtaposé de douceur et de violence en nous, sur la contrainte de l’environnement humain et naturel, sur l’immortalité. Une femme, un homme, une observatrice-interprète immiscée et hypersensible, un petit oiseau de trouble-fête, le trouble-fête immortel en quelque sorte et pierre de touche de notre comportement avec l’autre. L’observatrice, réduite à une simple « médiatrice » dans le conte de Grimm, est dans le film, et contrairement au conte de Grimm, à la fin la seule qui reste (jouée par Björk et sans doute largement un des alter ego de la réalisatrice aussi). Le petit oiseau, le garçon (joué par une fille) gardien des vaches, agaçant au possible dans son refus des réalités de vie et de mort et qui prétend pouvoir voler, « vole » à sa mort et devient l’oiseau « éternel ». Sa résurrection chez les Grimm est absente chez Keene. La femme, tueuse toute crue chez les Grimm, dans le film n’utilise contre l’enfant que le sadisme d’adulte et social « raisonne-toi ou meurs». L’enfant pour lequel l’imagination se confond avec la réalité « se raisonne » et « s’envole ». Presque fidèle aux Grimm, du fils, ce qui n’est pas devenu oiseau, le corps entier dans le conte, un doigt (clin d’œil au sexe?) dans le film, est « symboliquement-réellement » rendu au père avec la soupe. Avec l’os qu’elle (!) trouve dans la soupe et enterre, la fille, le genévrier et l’oiseau se retrouvent dans une trinité « fils, père et saint-esprit »,équipée de forces transcendant la réalité. 

Kinorama 77

Pour avoir participé à cet événement en 2018, sorti mon « Maurice », mais surtout passé 3 jours épatants, je vous encourage à vivre, vous aussi, cette formidable expérience.

C’est du 5 au 7 juillet 2019 à Avon et les inscriptions sont ouvertes

« Faire bien avec rien,

faire mieux avec peu… mais le faire maintenant ! »

https://kinorama77.wixsite.com/avoblo

Quand nous étions Sorcières -Nietzchka Keene

Film islandais, (vo, mai 2019, 1h19) de Nietzchka Keene avec Björk, Bryndis Petra Bragadóttir et Valdimar Örn Flygenring 
Titre original : The Juniper Tree 
Distributeur : Les Bookmakers / Capricci Films

Présenté par M.A. Laperle

Quand nous étions sorcières
(Envoûtant, déstabilisant, magnifique. Merci aux Cramés ! Merci à Marie-Annick pour sa présentation très éclairante.)
Ce qui m’a donné envie de voir ce film, c’est la beauté des images, la lenteur des gestes et la poésie entrevues dans la bande-annonce.
Les images en noir et blanc, les paysages, les gestes autour de la laine, sont envoûtants. Mais tout dans ce film déroute. Le plus grand choc étant ce découpage des doigts de l’enfant mort. J’ai fermé les yeux, je n’ai vu que le couteau, le doigt enfourné dans la bouche du petit cadavre et les lèvres cousues, le doigt trouvé dans le ragoût par Margit.
Le choix du noir et blanc convient au conte. Dans le conte tout est blanc ou noir, pur ou diabolique, bon ou mauvais.
Ces deux faces de la vérité sont représentées par les deux sœurs, filles de sorcière, sorcières elles-mêmes. L’une, Katla, est celle qui veut mentir, cacher sa condition de sorcière mais se servir de tous ses pouvoirs pour faire semblant d’être une humaine conforme à ce qu’on attend d’une femme, celle qui a besoin d’un homme pour exister, qui l’ensorcelle, qui ne supporte pas d’être percée à jour par l’enfant, qui se prend à son propre piège et devient meurtrière : c’est le comble de la sorcière. L’autre, Margit, est la sorcière pure, celle qui voit à la fois le passé et l’avenir, qui a un lien direct avec sa mère sorcière qu’elle voit apparaître tout au long du film. Ces apparitions de la mère, image sereine d’une femme douce, qui représente la bonté même, nous rappellent la fée des contes de notre enfance, celle qui sauve, celle qui permettra au conte de finir bien. Mais c’est aussi la première sorcière, celle qui a donné naissance aux deux autres.
Dans ce conte, nous avons donc trois sorcières ? Est-ce que cela ne fait pas références aux Parques de la mythologie : naissance, vie et mort entre les mains de trois fileuses ?
Les paysages sont forts, rudes, escarpés, nature mystérieuse, où s’entremêlent volonté de vivre et mort omniprésente. Le travail autour de la laine est lent. Les femmes prennent le temps. Si l’on se laisse aller à suivre leur rythme, on comprend que c’est dans cette lenteur qu’elles communiquent avec la nature. Mais tout comme la langue parlée par les personnages, un anglais qui n’est pas leur langue maternelle, ce travail de la laine est un travail de conte. Les toisons qui servent de couverture autant que celles qui sont préparées avant le cardage sont exceptionnellement belles, mais où sont les moutons ? Les moutons me manquent autant dans ce film que la langue maternelle des personnages. Le seul mouton entraperçu est cet agneau mort dans le cours d’eau, qui préfigure la mort du petit garçon.
Le même décalage est donné par le soi-disant genévrier, qui ressemble plus à un acacia ou un mimosa géant qu’à un conifère.
Aucun message ? Est-ce que le rôle du conte n’est pas de donner aux peurs qui nous traversent l’occasion de s’exprimer. Et les peurs exprimées ici sont les peurs qu’inspirent les sorcières, la peur de leur pouvoir de vie et de mort, la peur de leur lien avec la nature.
La résolution, parce que tout conte se termine bien, c’est la condition de sorcière assumée par Margit, qui reste seule mais libre. Qui reste en lien avec l’arbre et l’oiseau, avec la vie de l’enfant, dans un cycle de vie et de mort qui n’a pas de fin. C’est à partir du moment où elle assume cette condition que sa mère cesse de lui apparaître.
S’il n’y a pas de message, j’y lis, moi, celui du lien avec la nature assumé par la sorcière Margit.

L’exception de ce conte, comme l’indique le titre français « Quand nous étions sorcières », c’est qu’il s’agit non pas d’un conte pour enfants, mais d’un conte pour femmes.
MO Larsimon

Douleur et Gloire de Pedro Almodovar

Douleur et gloire : Affiche

Soirée débat animée par Laurence mardi 11 juin 2019

 

Les premières images, déjà captivent. L’émotion nous étreint et ce sera jusqu’au bout.
De ses giclées de couleurs, poudres magiques, Pedro Almodovar illumine la vie. Un peu de sa vie, ici condensée en l’essentiel.
Et on se surprend à penser que, si chacun de nous faisait son autofiction, comme pour lui, les éléments majeurs en ressortiraient.

Almodovar, lui, les filme. Et comment !

Pedro Almodovar se livre tout simplement, sans s’apitoyer, nous parle de lui.  De son enfance pauvre mais enluminée de sa mère, son joyau.
Penélope Cruz en Jacinta, madone en sa cueva à ciel ouvert, caverne lumineuse, berçant son enfant de son chant,  l’enveloppant dans sa tendresse maternelle, l’imprégnant pour la vie de son amour absolu,  n’a jamais été aussi touchante, aussi belle, plus vraie que vraie, mère souveraine,  éblouissante du blanc immaculé des draps étendus au soleil.
Et on voit que Pedro/Salvador est riche de naissance. Riche du côté de sa mère.
Après un résumé pudiquement, ironiquement, psychédélique, il nous montre et détaille où il en est, ses multiples douleurs, physiques, psychiques et les événements choisis qui ont fait de lui cet être fragilisé, aujourd’hui, au moment où ressort Sabor. C’est sa vie qui défile … Le premier émoi qui donne la fièvre, l’envie furieuse de vivre, les amours qui finissent un jour et nourrissent pour toujours.
Oh, si ! Pedro a été un bon fils : égoïste et Salvador !

Douleur et Gloire est comme une introspection, clinique et romanesque.
Par bonheur, et dans la douleur, aussi, chez Almodovar, la créativité l’emporte infiniment et indéfiniment sur la mélancolie.
Rechercher pour la recréer la saveur du premier désir.
Primer Deseo. Moteur !

Un très beau film. Antonio Banderas a reçu la palme du meilleur acteur à Cannes et c’est bien mérité d’autant qu’il réussit par son interprétation à ce que, au final, il s’efface et que ça soit Pedro Almodovar lui-même qui nous atteigne et nous bouleverse !

Marie-No