Decision To Leave, Park Chan-Wook (2)

Ce film surprenant composé en trois parties est une délicieuse mise en abîme. 

Le réalisateur Park Chan-Wook fait feu de tout bois, c’est comme si dans les deux premiers tableaux, il avait patiemment accumulé pièces à conviction et tension érotique telles des brindilles et des branchages savamment agencés sur le sol, à seule fin de produire au final la combustion parfaite entre bois et air. Tout cela avec une maîtrise et une économie de moyens remarquables.

Quand ce dispositif s’embrase c’est l’apothéose. Le feu de camp prend avec une subite incandescence dans un décor de bord de mer démontée. La tempête s’intensifie au fur et à mesure que l’immanence du dénouement saute à la gorge du spectateur. L’ondée lave toute la pression accumulée et donne sa dimension tragique à l’intrigue inéluctablement nouée dès les premiers instants. Dans la séquence finale toutes les digues cèdent en même temps.

« Decision to leave » est un film complet. Son titre lui-même est révélateur de la dramaturgie de l’œuvre. Les deux protagonistes sont Hae-Joon, un policier coréen obsessionnel et insomniaque et Seo-Rae, une aide-soignante chinoise énigmatique, suspectée de meurtre à plusieurs reprises. Ils se comportent comme deux araignées. Dans une minutieuse chorégraphie chacune imperturbablement tisse sa toile autour de son araignée partenaire. Elles finissent chacune prisonnière de la toile tissée par l’autre dans une figure d’une grande puissance poétique. Car le choix est cornélien. La « décision de quitter », c’est à-dire le renoncement est au cœur du film, il n’est pas négociable et emporte tout le reste.

Les ficelles du genre sont tirées avec une maestria hitchcockienne en diable. Les ressorts psychologiques des personnages se déploient dans un labyrinthe où chemine le cours implacable de l’enquête policière. Evidemment intervient le grain de sable qui vient à la fois détourner l’enquête officielle et propulser le sentiment amoureux au-delà des limites autorisées. La quête amoureuse qui s’apparente à une quête de sens se superpose à l’enquête, aux enquêtes plus exactement. 

Quant à la fresque sociale, elle est portée par une brochette de personnages caricaturaux sur fond de vengeance, de malversations et de manipulation. Hormis le policier, les hommes sont violents, calculateurs et dénués d’empathie. Dans ce bestiaire se retrouvent notamment pêle-mêle un homme respecté mais loin d’être respectable, sa moralité douteuse et son machisme n’ont d’égal que l’auto-culte de sa personnalité. Ou encore un magouilleur opportuniste aux abois. Un imbécile aveuglé par son complexe d’Œdipe. Un voyou incontrôlable incapable de lâcher la bride à son ex petite amie. Bref des portraits sans concession d’hommes lâches confrontés à la mort et pour lesquels la femme n’est qu’un objet de possession. Dans ce monde brutal frapper une femme apparaît presque anodin.

Face à cet univers impitoyable les femmes incarnent toutes une forme de résistance passive. La sénilité d’une mémé, le pragmatisme d’une salariée en centrale nucléaire, le caractère tour à tour blasé, borné ou vulgaire d’employées mal dégrossies, toutes ces femmes touchantes par leurs qualités tout à fait ordinaires sont taillées pour une vie tranquille sans excès. Les questions effrontées d’une jeune assistante sagace apportent un peu de piment à l’ensemble. Mais surtout l’héroïne bouscule ce jeu de quilles avec sa formidable présence. Par son intelligence, sa vaillance et sa logique diabolique de mante religieuse aussi, elle semble racheter la résignation de la plupart de ses consœurs. De la même manière que son alter ego masculin, par son élégance et l’élan par lequel il se laisse « briser » rachète le machisme et l’obscénité de ses congénères. En définitive leur duo impossible nous oblige à placer amour et dignité au-dessus de la morale. Le couple se frôle en permanence, la chair est sublimée plutôt que consommée.

Enfin le prix mérité de la meilleure réalisation qu’a remporté le film à Cannes lui donne encore une place à part, une place de podium. Les jeux de miroir, le don d’ubiquité que la caméra confère à ses personnages principaux, la beauté de la photographie également font que le spectateur est immergé dans ce polar sans égard pour la fatigue qu’engendre pour lui toute cette complexité. Oui ce film est passionnant et éreintant. Et je ne parle pas de l’ombre de Confucius lui-même qui plane sur les éléments de décor que sont la montagne et la mer. Ni du parti-pris esthétique qui affaiblit la vigilance du spectateur devant la narration en mode fusil de Tchekhov. Pour ma part j’en redemande.

Evelyne Cherbit

8/9/2022

Decision To Leave, Park Chan-Wook

Un jeu de piste hitchcockien

Françoise m’avait prévenue mardi soir, « Tu vas voir, il y a des réminiscences de Vertigo (Sueurs froides) ». Dans sa présentation, Marie-Annick nous avait dit « de bien observer les détails car ils comptent… » Judicieux avertissements, il faut donc avoir l’oeil… Qu’à cela ne tienne, j’aime le jeu de pistes, surtout quand il est quelque peu tarabiscoté, qu’on se perd et qu’il faut, avec patience, construire et déconstruire, accorder les pièces comme celles d’un puzzle.

Certes, Park Chan-Wook n’est pas le premier à être inspiré par le « maître du suspense »: pour ne citer que lui, Clint Eastwood le fait au moins à deux reprises, dans son premier film, Play Misty for Me, 1971 (Un frisson dans la nuit) et en 1983 dans Sudden Impact (Le retour de l’inspecteur Harry) où la dernière scène rappelle étrangement la scène du manège dans Strangers on a Train (L’inconnu du Nord-Express).

Park Chan-Wook nous entraîne donc dans un jeu de chat et de la souris, au centre duquel se trouve un policier nommé Hae-jun, (Park Hae au jeu éblouissant) chargé d’enquêter sur le meurtre du mari d’une jeune femme énigmatique, répondant au nom de Seo-rae ((Tang Wei elle aussi éblouissante), veuve soupçonnée d’avoir tué son mari. Le premier, marié, habite à Busan alors que son épouse vit dans une autre ville, la seconde, troublante à beaucoup d’égards, n’a rien d’une veuve éplorée et devient, pour le policier, un être fascinant et obsédant. Nous voilà plongés dans un film policier (peut-être un peu long car on a tendance à se perdre dans la 2ème partie du film, mais n’est-ce pas le but du jeu?), un polar aux allures de jeu de piste ou de labyrinthe dont on a du mal à trouver l’issue.

L’obsession et la fascination étaient l’une des clés de Vertigo, James Stewart ne pouvant détacher ses pensées et ses yeux de la blonde Madeleine (Kim Novak). Même si nous n’assistons pas à la métamorphose de Soe-rae à l’instar de celle de Madeleine, c’est peut-être à une autre métamorphose que nous assistons, celle d’un policier que l’ennui conjugal semble guetter. Il me semble que le réalisateur entretient savamment une sorte de flou concernant ‘la femme‘ dans le sens où Soe-rae la jeune veuve et l’épouse du policier, Jeong-an (interprétée par Lee Jung-hyun), ont une certaine ressemblance, toutes deux sont brunes au teint de porcelaine. Tout comme le policier, le spectateur est lui aussi parfois désorienté et troublé, embrouillé dans ce jeu dont il ne voit pas toujours les ficelles.

En tant qu’enquêteur, Hae-jun doit suivre de loin les faits et gestes de Soe-rae, l’observer à la jumelle immobile au volant de sa voiture, tout comme James Stewart dans Rear Window (Fenêtre sur cour) immobilisé dans un fauteuil roulant et observant, lui aussi avec des jumelles, les allées et venues d’un voisin qu’il soupçonne d’avoir tué sa femme et dont il veut prouver la culpabilité.

Park Chan-Wook ravit nos yeux par ses plans magnifiques: des entrelacs qui rappellent une toile d’araignée, notamment dans la première partie du film, lorsque Soe-rae au volant de sa voiture suit et observe à son tour Hae-jun à la poursuite de San-oh (du moins je crois….) Cette métaphore de la toile d’araignée nous invite à nous questionner : n’est-ce pas Soe-rae qui tisse une toile pour piéger Hae-jun?

Hitchcock a souvent eu recours à des courses poursuites sur les toits (To Catch a Thief, La main au collet pour ne citer que celui-ci), ainsi qu’aux plans avec grilles ou entrelacs suggérant des personnages captifs (Strangers On A Train, Psycho, The Man Who Knew Too Much, The Thirty-Nine Steps), rappelant un procédé pictural utilisé notamment par Gustave Caillebotte lorsqu’il peint une rue de Paris depuis le garde-corps d’une fenêtre (Le balcon).

Soe-rae et Hae-jun se regardent et s’observent, cherchant à lire le non-dit de l’autre, champ et contre-champ, jeu de miroir qui capte les émotions que l’autre s’efforce de ne pas laisser transparaître, silences qui en disent long, mouvement de caméra qui contourne les visages qui se frôlent en plans serrés, image du désir et la sensualité, comme chez Hitchcock filmant au plus près James Stewart et Kim Novak, Cary Grant et Ingrid Bergman ou Eva Marie Saint…

Autres scènes très évocatrices: la reconstitution de la chute de la victime, le policier et son assistant remontant la paroi rocheuse abrupte: ces mains qui s’accrochent en haut de la paroi pour être hissées, ces doigts qui se touchent l’un tirant l’autre jusqu’en haut de ce rocher vertigineux n’évoquent-ils pas Cary Grant et Eva Marie Saint sur le mont Rushmore, ou Robert Cummings et Norman Lloyd le long du flambeau de la Statue de la Liberté dans Saboteur ? Park Chan-Wook filme Hae-jun qui traverse en courant un espace éblouissant de soleil, cette silhouette noire se détachant sur un fond ocre clair ne répond-il pas à Cary Grant courant sur une route déserte pour se cacher dans un champ de maïs, scène d’anthologie par excellence?

Le croisement de plans, comme une lecture croisée, abondent dans cette tragédie policère aux accents romantiques jusqu’à donner le vertige: les ciseaux ensanglantés font écho aux ciseaux que Grace Kelly saisit pour tuer celui qui tente de l’étrangler avec un bas dans Dial M for Murder (Le crime était presque parfait); un gros plan sur les boutons de manche d’une robe verte ou bleu verte et on se souvient de l’épingle de cravate du tueur de Frenzy; un oiseau mort et voilà un clin d’oeil aux corbeaux de The Birds.

Que dire des yeux? Ceux du spectateur bien sûr qui ne quittent pas l’écran pour ne rien râter des plans superbes de ce film où l’on s’aperçoit qu’ils sont un thème essentiel du film: d’ailleurs ne s’ouvre-t-il pas sur une scène de tir sur cible, exercice incontournable pour des policiers? Ces yeux peuvent aussi mettre en danger celui qui voit mal car ils interprètent quelque chose d’autre que la réalité. On remarque que Hae-jun a de toute évidence des problèmes de vue puisque, à plusieurs reprises, il met des gouttes dans ses yeux pour mieux voir mais ces mêmes gouttes troublent la vue pendant quelques instants, effet pervers…? Que voit le policier dans le visage de Soe-rae: une coupable, une victime, une innocente, une femme fatale ou une femme perverse? Son désir tranforme le regard qu’il porte sur elle et altère peut-être la réalité. Les yeux du mari retrouvé mort au pied de la falaise rocheuse sont filmés de si près qu’on croit voir les yeux d’un poisson mort et cette image, cette photo glace Soe-rae lorsqu’elle tire le rideau qui cache les photos de scènes de crimes épinglées par Hae-jun tandis que celui-ci prépare un plat chinois qu’il va servir à son invitée. Tiens, dans Frenzy l’inspecteur va devoir manger un plat préparé par son épouse qui teste des recettes ‘à la française’, et dans son assiette baignent des poissons entiers et autres crustacés qui n’ont pas l’air très alléchant… Le thème de la vue est donc important: la vue peut soudain se brouiller, on voit bien ou pas. James Stewart en sait quelque chose (Vertigo, Rear Window), Gregory Peck aussi (Spellbound, La maison du Docteur Edwards) dans la séquence onirique du film dont le décor, un rideau d’yeux juxtaposés et effrayants, est signé Dali ; les yeux peuvent voir ce qu’ils veulent voir tel Claude Rains qui est troublé par la belle Alicia dès le premier regard et ne voit pas qu’elle se retrouve brusquement dans sa vie pour le démasquer (Notorious, Les enchaînés)….

Voilà un film placé sous le signe du vertige, de l’obession et de la chute qui trouve son point culminant sur une plage, scène magistrale et terrible, où une femme disparaît (The Lady Vanishes) et où un homme obsédé, au regard égaré et perdu ne peut que crier le nom de la femme désirée mais perdue à jamais, lui qui n’a pas su voir le signe sur le sable. Une affiche, peut-être coréenne, dessinée de manière stylisée comme un story-board, mêle à la fois la vague comme dans le célèbre tableau d’Hokusaï , et donc les vagues des derniers plans, et le lieu escarpé de la scène de crime, jouant ainsi sur les deux paysages qui, d’une manière différente, sont en quelque sorte les lieux de disparition.

En 2001, le Centre Pompidou a organisé une magnifique et très enrichissante exposition dont le titre était « Hitchcock et l’art« ; cette exposition avait également un sous-titre: « Coïncidences fatales« . Si vous pensez que ce que vous venez de lire est un peu trop tiré par les cheveux, peut-être avez-vous raison, mais je trouve que ces quelques « co¨ïncidences » ne sont pas anodines, sans pour autant être « fatales ».

Chantal

Clara Sola de Nathalie Alvarez Mesén

Au cœur de la forêt costaricaine, Clara communique avec sa jument, son double, par des gestes (tous filmés en gros plans). Les mains de Clara voltigent et se posent, caressent et saisissent et on a sous nos doigts la douceur de la robe immaculée de Yuca, la douceur de ses naseaux humides.
Deux doigts agiles ouvrent une capsule d’impatiens, deux doigts agiles ouvrent la voie au plaisir.
Clara Sola est typiquement un film qu’il faut aborder vierge de toute information, sans lire aucun synopsis ni voir aucune bande annonce, pour se laisser imprégner par l’atmosphère étrange, se laisser envahir par son réalisme magique, plonger dans cette aventure sensorielle fabuleuse.
Il était une fois une maison-gynécée perdue au cœur d’une forêt luxuriante …
Clara est enveloppée d’attentions qui sont autant de surveillance et de carcans infligés à son esprit et à son corps qui doit continuer à se déformer par la grâce de Dieu et Fresia, sa mère, qui l’a déclarée réincarnation de la Vierge Marie, ne veut en aucun cas risquer d‘« abimer » son trésor, le laisser s’échapper à la réalité. Clara Sola dénonce poétiquement une société régie par les traditions et le culte de la religion et de ses martyrs. Clara souffrira par le feu pour ne pas succomber à la tentation.
Clara Sola parle des femmes dans une société imprégnée par des normes culturelles et religieuses suivies et reproduites par des femmes ad vitam eternam … sauf si on en décide autrement.
Clara est en osmose avec les animaux et les végétaux. Vénérée car déclarée reliée au ciel, elle, c’est avec la terre qu’elle est connectée.
Son comportement, qui échappe à la normalité, la rend d’autant plus vulnérable qu’elle laisse couler le torrent de ses désirs, éclater la puissance de ses amours pour Yuca, pour Santiago, seul homme important du récit, ni mâle dominant, ni toxique. Ses amours pour des êtres vivants bien réels qui lui procurent du plaisir en les regardant, en les respirant, en jouissant de leurs regards bienveillants et sans ombre. Le toucher est un sens central dans ce long métrage, avec de nombreux et magnifiques plans sur les mains.
Mais que Diable ! que Yuca lui revienne, que Santi la cabre du plaisir qu’elle pressent ! Clara Sola affirme, dans une désinihibition totale, l’animalité du désir, qui la pousse vers l’homme convoité .
Contrôler Clara semble tellement injuste et tout aussi aberrant que de vouloir contrôler un volcan qui se réveille. Et pourtant, la raison, la bienséance font qu’il faut qu’elle plie et elle aura beau faire, le plaisir simple d’être vivante lui sera interdit. C’est l’éloignement forcé de Yuca qui déclenchera sa furieuse révolte.
La caméra de Nathalie Alvarez Mesén est en totale osmose avec le personnage et une musique modulée d’accents enchanteurs puis inquiétants traduit sa vie intérieure.
Son premier long métrage célèbre l’univers de l’invisible et de ses forêts.
Personnage prodigieux, Clara Sola est littéralement incarnée par Wendy Chinchilla, magnétique, dont le visage renvoie toute la beauté des éléments alentour.
L’actrice donne corps au traumatisme de Clara en laissant entrevoir le mouvement intérieur qui fendille une armure invisible. Comme une terre qui tremble.
La mise en scène mène le spectateur avec Clara sur le chemin de la délivrance. Délivrance avec la puissance de la scène de l’orgasme onanique illuminé de lucioles qui dansent, délivrance par la boue dans laquelle elle se roule marquant la blancheur de la robe immaculée qui n’est pas faite pour elle, délivrance par le feu qu’elle met à l’autel de son mythe, à la Vierge et tous ses saints, délivrance en s’auto proclamant femme et désirable par la robe bleue des 15 ans qu’elle s’octroie enfin.
Sans y prêter attention, Clara nous a soufflé notre nom secret au creux de l’oreille. Oui, bien sûr …
Puissant et poétique, charnel, ardent, Clara Sola est un film magnifique sur le passage de la souffrance à la libération.
En noyant son chagrin, pour Clara la seule façon de passer.


Marie-No

Le journal de Dominique (3 et Fin) Prades 2022

Mardi 19 juillet

Mia à Prades 2022

            Mia Hansen-Løve est arrivée.

Mercredi 20 juillet

            Ayant vu Bergman Island il y a moins d’un an, nous n’assistons pas à la première rencontre avec elle.

Jeudi 21 juillet

            9h. Tout est pardonné

(« Victor habite Vienne avec Annette et leur petite fille Pamela. C’est le printemps, Victor qui fuit le travail passe ses journées et parfois ses nuits dehors. Très éprise, Annette lui fait confiance pour se ressaisir dès qu’ils seront rentrés à Paris. Mais à Paris, Victor reprend ses mauvaises habitudes[1] ». Vu en 2007 lors de sa sortie mais oublié. Mon seul souvenir :  ça tourne autour de la figure paternelle) 

… premier long métrage (réalisé à l’âge de 25 ans) de Mia Hansen-Løve qui est là (et le sera jusqu’au dernier jour) à la fin de la projection pour nous en parler.

Elle se souvient très bien comment l’idée du film, avec ses trois parties, s’est imposée à elle. Chacun de ses films étant fondé sur quelque chose qu’elle a vécu…

(Elle n’a rien contre les adaptations littéraires à condition qu’elle puisse y dire ce qui lui tient à cœur : des choses personnelles)

… tout est parti d’un deuil. Un oncle mort quand elle avait 12-13 ans et le silence (blessée qu’on ne la laisse pas aller à l’enterrement) autour de sa disparition, un mois après qu’il a retrouvé sa fille. Bien que ce ne soit pas sa propre histoire, elle s’identifie à cette fille.

En même temps, Mia Hansen-Løve est très attachée à la fiction, au romanesque. Plaisir de raconter une histoire. But : rendre compte du réel en le transformant. 

Ses films prennent une histoire en cours et se terminent avec le sentiment que la fin n’est pas définitive, que quelque chose va se poursuivre : dans ce double portrait d’un père et de sa fille, que va faire cette dernière de cette histoire ? De même pour les scènes : la réalisatrice donne toujours le sentiment de rentrer dans une action qui a déjà commencé et qu’elle quitte sans que celle-ci soit terminée. 

Force et beauté intérieure de Pamela : elle fait par elle-même le choix d’aller vers son père, de se faire sa propre idée sans se laisser influencer par sa mère. Que le film ne juge pas : on peut comprendre qu’elle ne veuille plus voir Victor, incarné par Paul Blain (rencontré lors d’une rétrospective, qu’il présentait, des films de son père Gérard ; a tourné dans trois ou quatre films mais n’est pas vraiment un acteur).

Pamela adolescente : incarnée par Constance Rousseau (maladie des yeux, héritée de son père : ils sont toujours en mouvement). Comme Mia Hansen-Løve cherchait une petite fille pour jouer Pamela enfant, Constance proposa sa petite sœur Victoire. Afin de ne pas laisser de côté la troisième sœur, la réalisatrice écrivit spécialement pour elle le rôle d’une cousine qui apparaît à la fin du film.

Le premier titre envisagé, « Je viendrai seul », enfermait le film du côté du père. Dans le titre définitif Tout est pardonné, le choix est fait de porter le regard sur la fille. 

Il n’est pas convenu de s’intéresser à une jeune fille qui décide de pardonner et non de se venger. Mia Hansen-Løve n’aime pas l’idée de vengeance au cinéma.

La dernière séance du jour (précédée d’un repas en musique) a lieu à 21h 30 sous les remparts de Villefranche-de-Conflent et, même s’il y a possibilité de covoiturage, pas envie de sortir de Prades. Nous ne verrons donc pas Eden de Mia Hansen-Løve. Pas trop grave, la musique électro n’est pas notre truc.

Vendredi 22 juillet

            9h. Le Père de mes enfants (2009), second film de Mia Hansen-Løve.

            « Grégoire Canvel a tout pour lui. Une femme qu’il aime, 3 enfants délicieuses, un métier qui le passionne. Il est producteur de films. Révéler les cinéastes, accompagner les films qui correspondent à son idée du cinéma, libre et proche de la vie, voilà justement sa raison de vivre, sa vocation. Avec sa prestance et son charisme exceptionnel, Grégoire force l’admiration. Il semble invincible[2]… »

Il n’était pas dans les plans de Mia Hansen-Løve de faire un film sur le cinéma. Ce sont les circonstances -le suicide en 2005 d’Humbert Balsan qui devait produire Tout est pardonné-…

(La réalisatrice dut se trouver une autre maison de production. Celle-ci n’ayant pas voulu produire Eden, elle se vit dans l’obligation d’en chercher une seconde. Depuis, elle est fidèle aux deux qui la produisent tour à tour, ce qui donne de l’air à l’une quand elle choisit l’autre)

… qui ont été l’élément déclencheur. Elle a voulu garder une trace de cet homme. Le cinéma : un art qui fixe l’éphémère, qui rend éternelle la fragilité de l’existence.

Mia Hansen-Løve a grandi hantée par l’idée de suicide. Après que le sien eut mis fin à ses jours, son propre père s’est retrouvé dans la situation de le remplacer, de devenir le père de la famille. Le suicide de son producteur a ranimé cette histoire. 

Une question hante ses films : celle de la survie de l’âme. Est-ce le vide ou bien l’esprit reste-t-il ? Dans ce cas, comment ? Grégoire Canvel survit-il à travers ses enfants ou les films qu’il produit ? Mia Hansen-Løve est athée mais elle est dans l’interrogation. Désir de croire en l’au-delà mais incertitude totale sur l’hypothèse que quelque chose puisse persister.

Ses films parlent de la mélancolie à laquelle le cinéma lui a permis d’échapper. 

            Humbert Balsan donnait l’impression que tout allait bien. Il était dans une addiction destructrice : la vitesse, qui est conservée dans le film (et à laquelle Mia Hansen-Løve a pris goût) même dans les scènes avec les enfants. Louis-Do de Lencquesaing a quelque chose du panache du personnage. Clémence, sa fille dans le film, est joué par sa propre fille Alice dont l’émotion à la mort du père est réelle.

            Les enfants. État de grâce par rapport à eux. Forte de l’expérience de son premier film, Mia Hansen-Løve a écrit celui-ci pour leur donner de l’espace suivant un canevas non cadenassé. Les scènes sont pensées en fonction de la liberté qui leur est laissée, au contraire des adultes pour qui tout est écrit.

            Le titre. Considère le point de vue de la mère mais tout le monde est dedans. Il fait exister toute la famille. Mise à distance et intimité mêlées.

            17h. Un Amour de jeunesse (2011), troisième film de Mia Hansen-Løve qu’elle considère (Tout est pardonné et Le Père de mes enfants lui ayant été « imposés » par les circonstances) comme son premier.

« Camille a 15 ans, Sullivan 19. Ils s’aiment d’un amour passionnel, mais à la fin de l’été, Sullivan s’en va. Quelques mois plus tard, il cesse d’écrire à Camille. Au printemps, elle fait une tentative de suicide. Quatre ans plus tard, Camille se consacre à ses études d’architecture. Elle fait la connaissance d’un architecte reconnu, Lorenz, dont elle tombe amoureuse. Ils forment un couple solide. C’est à ce moment qu’elle recroise le chemin de Sullivan[3]… ».

Le sujet : la construction d’une personnalité. Histoire fondatrice. Lien entre la vocation et le très long deuil amoureux.

Camille est faible par rapport à Sullivan…

(Elle est aussi amoureuse de son sentiment et peut-être est-ce pour cette raison que Sullivan la fuit)

… mais malgré tout elle fait sa vie. Il fallait une adolescente qui devenait femme. Ce fut Lola Creton…

(Jeu minimaliste. N’est jamais affectée et en même temps est très gracieuse, avec encore quelque chose de l’enfance)

… repérée dans Barbe bleue, un film de Catherine Breillat. 

Sebastian Urzendowsky (Sullivan) : il y eut des commentaires négatifs sur lui alors que Mia Hansen-Løve a été touchée par sa fragilité. 

Importance du rôle de la mémoire dont on se nourrit, ce qui n’empêche pas les films de la réalisatrice d’être tournés vers l’avenir.

Au départ d’un film, il y a une image. Ici, le chapeau emporté par le vent.

Un Amour de jeunesse a été écrit en deux fois. Une première du point de vue masculin, la seconde du côté féminin.

L’architecture. Mia Hansen-Løve s’y connaît peu mais elle y est sensible + c’est photogénique + architecture et cinéma ont beaucoup en commun (rapport à l’espace et recherche de l’ombre pour mettre en valeur la lumière, et là je pense à L’Eloge de l’ombre du grand Tanizaki)

Samedi 23 juillet

            11h. Rencontre-débat avec Mia Hansen-Løve.

            Elle n’est pas passée par une école de cinéma (me rappelle Marion Hänsel). Une expérience décisive : à 17 ans, elle s’est retrouvée à jouer (dix jours de tournage) dans un film…

(Fin août début septembre, revu il y a quelques mois. J’ai alors eu la surprise de la retrouver actrice quand je la croyais uniquement réalisatrice)

… d’Olivier Assayas suite à un casting sauvage (sa prof de philo : Vas-y). Impressionnée, émerveillée, elle échappe à ses problèmes de l’époque…

(Un chagrin d’amour -voir Un amour de jeunesse- qui avait amenée l’ado mélancolique à faire le geste radical de couper ses cheveux très courts.)

… et découvre le bonheur du cinéaste sur un tournage.

Après son bac, elle suit des études germaniques à la Sorbonne.

Quelques années plus tard, elle réalise un court métrage qui, sélectionné dans un concours étudiant, est remarqué par un membre du jury, le producteur Humbert Balsan. Six mois après, ayant reconnu son nom peu commun (d’origine danoise) dans Les Cahiers du cinéma, il recontacte la jeune réalisatrice afin de lui demander si elle écrit un long métrage. Oui. 

Humbert Balsan : avait été assistant et acteur sur le Lancelot de Robert Bresson, cinéaste qu’aime aussi Mia Hansen-Løve. De même qu’Eric Rohmer…

(Peut-être aurait-elle été intéressée d’apprendre que « dans la perspective de la donation par la famille Schérer de sa [E. Rohmer] maison natale à la ville de Tulle, un travail est en cours sur le projet d’un futur lieu culturel et associatif à rayonnement international ». J’espère qu’on pourra la visiter, une photo de l’intérieur resté « dans son jus » -des rayonnages remplis de livres surmonté d’un tableau naïf moyenâgeux sur fond de papier peint style toile de Jouy- m’a alléchée sur une grande affiche -la même, en petit format, sur les vitrines de boutiques ainsi qu’en carte postale au dos de laquelle j’ai trouvé les renseignements retranscrits ci-dessus)

… qui également l’influence : il parle de gens qu’elle connaît. Dans Conte d’hiver, l’héroïne retrouve par hasard l’homme qu’elle attendait. Choix d’être dans l’espoir et du côté de la vie même si elle est cruelle. 

Mia Hansen-Løve écrit seule ses scénarios, en surmontant ses angoisses parce que c’est difficile. Mais il faut en passer par là et affronter sa solitude face à l’écriture. C’est différent du cinéma qui est un art collectif…

(A ce propos je ne comprends pas qu’on boycotte un film sous prétexte que le réalisateur est devenu persona non grata. Injuste pour les acteurs et les équipes techniques. Qu’ont-ils fait pour mériter ça ? Idem d’ailleurs pour tout le domaine artistique et même scientifique, fera remarquer Orlan sur France Inter le mois prochain, qui sait si ça ne nous aurait pas privé des antibiotiques -c’est un exemple comme un autre, ni elle ni moi ne connaissons rien de la vie privée d’Alexander Fleming- et s’il fallait ôter des musées les œuvres des salauds -il sera question de Picasso- ils seraient presque vides)  

… mais c’est important si on veut dire quelque chose d’essentiel. L’écriture d’un scénario est la promesse d’autre chose.

Les décors naturels sont très importants pour Mia Hansen-Løve, très sensible à la nature. Elle a grandi à Paris dans un petit appartement sombre mais chaque été elle partait avec sa famille dans la maison de sa grand-mère, près des sources de la Loire (où ont été tournées des séquences d’Un amour de jeunesse). Les mêmes lieux toujours parcourus et le contraste ville/espace continuent de la nourrir. Scènes de baignade dans presque tous ses films. 

De même il y a toujours des personnages qui marchent. Marcher raconte un cheminement intérieur invisible.

Mia Hansen-Løve définit son style ainsi : clarté, lumière, concision. Rejet de toute emphase. Sobriété et retenue. Recherche de la justesse des mouvements de façon invisible. 

Marion Monnier : monteuse de tous les films de la réalisatrice en collaboration avec elle (elle adore le montage). La première aurait du mal à choisir une prise sans la seconde et réciproquement. 

Mia Hansen-Løve a fait le choix de ne pas travailler avec un compositeur (pas de musique qui souligne). Les chansons sélectionnées ont leur propre histoire et donnent aux films une dimension supplémentaire. 

L’Avenir. Ecrit pour Isabelle Huppert. Désir de travailler avec elle…

(Pour autant, Mia Hansen-Løve était terrorisée de tourner avec la célèbre actrice. Un moment inoubliable : cette dernière est dans sa loge, brouhaha sur le plateau. Elle en sort. Silence. Huppert : charmante et facile -idem en ce qui concerne Edith Scob : humour + aucun narcissisme- avec un respect immense pour le travail du metteur en scène -si elle butait sur un mot, elle voulait réussir à dire ce qui était écrit- mais la réalisatrice est restée intimidée)

… pour son énergie, son humour, sa vivacité, parfaits pour incarner la prof de philo. Mia Hansen-Løve redoutait la façon dont le film allait être perçu. Grâce à Isabelle, les spectateurs rient ou sourient. 

Comment interpréter les larmes de sa fille à la maternité ? Quand Isabelle Huppert dit des choses violentes contre son père, elle est dans l’amour → ça la heurte (j’avance une autre hypothèse : c’est elle qui, par son intransigeance, a poussé son père à quitter sa mère ; ne peut-elle le regretter ?).

Avec L’Avenir…

(« Nathalie est professeur de philosophie dans un lycée parisien. Passionnée par son travail, elle aime par-dessus tout transmettre son goût de la pensée. Mariée, deux enfants, elle partage sa vie entre sa famille, ses anciens élèves et sa mère, très possessive[4]… »)

 le cinéma de Mia Hansen-Løve prend un tournant : ses acteurs sont connus. Mais elle conserve intact le plaisir de travailler avec des gens sans expérience. 

Les livres. Quand elle présente le film à l’avance sur recette, le premier reproche qu’on lui fait est : pourquoi une prof de philo, une intellectuelle ? Par fidélité envers sa mère, enseignante en philosophie. Et aussi : c’est l’amour de la pensée qui sauve le personnage d’Isabelle Huppert. Lui permet de ne pas être abattue. L’intellectualité est associée à la bourgeoisie (cependant, dans les films bourgeois, les grands appartements sont vides de livres) mais le milieu dans lequel a grandi la réalisatrice n’était pas bourgeois. Ses parents, tous deux profs de philo, travaillaient très dur. Ils lui ont transmis des valeurs, des interrogations, même si elle-même possède très peu de livres de philo,

Il est intéressant de faire des films différents des précédents. De ne pas s’enfermer.

            17h. Maya (2018) de Mia Hansen-Løve, tourné avant Bergman island.

            « Décembre 2012, après quatre mois de captivité en Syrie, deux journalistes français sont libérés, dont Gabriel, trentenaire. Quelques semaines plus tard, voulant rompre avec sa vie d’avant, Gabriel décide de partir à Goa. Il s’installe dans la maison de son enfance et fait la connaissance de Maya, une jeune indienne[5] ».

Le rapport avec la réalisatrice : son grand-père était reporter de guerre, correspondant pour Paris Match. Désir aussi de faire un film sur quelqu’un qui doute de son métier.

Le thème : la vocation.

Film ouvertement romanesque. Après L’Avenir

(Vu déjà deux fois → pas allés à sa projection ce matin, d’autant plus que nous nous sommes couchés à 2 heures du mat’, les séances à la belle étoile ça ne commence jamais à l’heure indiquée mais quand la nuit veut bien tomber, et en plus il y avait le concert qui s’est fait attendre) 

… Mia Hansen-Løve est en quête de renaissance. Elle veut explorer un autre territoire, échapper au monde qu’elle connaît. Maya incarne l’inconnu, une forme d’interdit, un amour impossible. Le film = le portrait d’un homme qui regarde cette jeune fille. Qui cherche à retrouver son corps, à se réincarner. Qui part en Inde pour se reconstruire et retrouver son passé mais ça rate : sa maison brûle (incendiée par les promoteurs qui veulent récupérer son terrain ?) et le courant ne passe pas avec sa mère. Sauvé par Maya : on peut chercher une chose et en trouver une autre.

Pourquoi l’Inde ? Pour s’en rapprocher, aller au-delà des apparences. La réalisatrice a choisi de tourner dans les rues sans les vider de leur population, sans mettre des figurants à la peau plus claire comme c’est l’usage dans les films indiens. De même la jeune fille qui incarne Maya ne correspond pas aux critères bollywoodiens : elle est mince et s’habille à l’occidentale, ce que Mia Hansen-Løve a choisi de conserver.

Séquence tournée à Hampi qui, pour la réalisatrice, est un lieu de calme, de paix, de plénitude.

Remarquons le T-Shirt de Léa Seydoux et regardons celui de Mia Hansen Love … Tous nos voeux de succès !

            21h 30. Projection en avant-première du dernier film en date de Mia Hansen-Løve, Un beau matin

            (« Sandra, jeune mère qui élève seule sa fille, rend souvent visite à son père malade, Georg. Alors qu’elle s’engage avec sa famille dans un parcours du combattant pour le faire soigner, Sandra fait la rencontre de Clément, un ami perdu de vue depuis longtemps[6]… »

            Le film s’inspire des rapports de Mia Hansen-Løve avec son père Ole -auteur des notes sur l’évolution de sa maladie censées être écrites par Pascal Greggory- atteint du syndrome de Benson.

Lien entre Tout est pardonné et Un beau matin, le second ayant fait ressortir des émotions ressenties au cours du premier.

Un joli moment : la fille de Sandra -elle est veuve- vient réveiller sa mère qui lui dit, Je ne suis pas seule. Alors, la tête de Melvil Poupaud -ni lui ni Léa Seydoux ne sont au mieux de leur forme d’acteur, je trouve- émerge des draps comme un diable jaillit de sa boîte. La gamine rit. C’est gagné)

pour clôturer la 63è édition des Ciné-Rencontres :

            La sueur en mille gouttes d’eau

Me dégouline dans le dos

C’est la faute à la canicule, canicule, canicule, canicule

Hou canicule canicule

            Mettons ce soir dans l’réservoir

            De l’essence et poussons

            A fond la climatisation

Rentrons à Montargis.

Ça ne changera pas d’ici

I f’ra trente-huit degrés aussi

Y’aura toujours la canicule, canicule, canicule, canicule

Hou canicule canicule.

L’année prochain’ nous reviendrons

Car aller ailleurs à quoi bon

Ce s’ra encor’ la canicule, canicule, canicule, canicule

Hou partout  la canicule.


[1] Brochure des Ciné-Rencontres.
[2] Brochure des Ciné-Rencontres.
[3] https://vodkaster.telerama.fr/films/un-amour-de-jeunesse/674091
[4] Brochure des Ciné-Rencontres
[6] https://filmsdulosange.com/film/un-beau-matin/

Le Journal de Dominique (2) Prades 2022

Samedi 16 juillet

21h30. Cinéma sous les étoiles dans le parc de la mairie.

Le court métrage Toutes les deux de Clara Lemaire Anspach…

(Une fille et sa mère atteinte d’un cancer en phase terminale, qui pourraient être Clara et sa propre mère morte de cette maladie, partent vers le sud pour un dernier voyage ensemble)

… est suivi de Queen of Montreuil (2012. Avec Dida Jonsdottir, éboueuse islandaise qui, dans son pays, reçut un César pour son rôle) de Sólveig Anspach à qui les Ciné-Rencontres rendent hommage en créant un prix qui porte son nom. Un peu de légèreté (qui n’empêche pas la profondeur) et de drôlerie ne fait pas de mal après trois films des Dardenne.

…..Pendant la projection passe une étoile filante.

Dimanche 17 juillet

            17 h. Unrueh (Cyril Schäublin, 2022, Suisse), premier des huit films (des premières, secondes ou troisièmes réalisations, toutes européennes) en compétition pour le prix Sólveig Anspach (souvent venue à Prades), attribué par le public et doté de 3000 euros.

Au bout d’une vingtaine de minutes, je glisse à l’oreille de JC, C’est chiant (trois spectateurs quittent la salle) : 

Images statiques dans lesquelles les personnages prennent des poses rappelant les tableaux du 19è siècle (couleurs idem) où l’action se situe. 

Mis à part un traveling latéral gauche qui part d’une montre accrochée à une branche pour s’arrêter juste avant (ça, c’est futé) de montrer les amoureux qui se sont avoué leur flamme, longs plans fixes où parfois deux personnages dialoguent dans le lointain avant que ça ne défile juste devant la caméra.

Nombreux inserts sur des mécanismes de montres (nous sommes dans une ville horlogère où de nombreux ouvriers s’engagent dans le mouvement anarchiste).

C’est joué par, me semble-t-il, des amateurs (en tout cas, ça parle plat).

Cependant (quand un film ne me plaît pas au départ, je reste quand même jusqu’au bout, les choses peuvent s’améliorer et c’est le cas ici) :

La ville est réglée sur quatre horaires (ceux de la municipalité, de l’usine, de la gare et du télégraphe) qui diffèrent de quelques minutes, ça ne simplifie pas l’existence mais c’est drôle.

Le patron de l’usine n’a rien contre la presse anarchiste (au contraire, sa lecture instructive lui donne des tuyaux pour gagner encore plus de sous).

Le parler plat finit par être (volontairement) comique, surtout quand c’est celui des gendarmes, qui souhaitent une bonne journée aux contrevenants après les avoir verbalisés. 

A son amoureux potentiel (et géomètre) qui lui demande en quoi consiste son travail, une ouvrière répond en le détaillant par le menu pendant plus d’une minute et en énumérant moult termes spécialisés et inconnus du profane, après quoi elle lui demande s’il a compris et il répond, Oui, je pense. 

Ça doit être ça l’humour suisse.

De 1 à 5, j’attribue au film la note 2 (passable) qui ne correspond pas vraiment à mon ressenti après coup. J’aurais pu mettre 3 mais il faut rendre son papier à chaud dès la sortie et on n’a pas le temps de la réflexion.

Lundi 18 juillet

11h. A l’occasion du 70è anniversaire de la revue Positif, débat avec Yann Tobin… (Pseudonyme de N.T. Binh  sous lequel  il a envoyé  son premier article à la revue afin 

de ne pas se ridiculiser si ce dernier n’était pas retenu, ce qui ne fut pas le cas)

… membre du comité de rédaction, qui nous apprend que :

            Les critiques qui écrivent pour la revue ne sont pas rémunérés. C’est stimulant car ils restent des amateurs (= des amoureux du cinéma). Aucune contrainte. Les seuls salariés sont le secrétaire de rédaction et deux coordinateurs.

            Toutes générations confondues, les jeunes ont toujours côtoyé les anciens (à la différence de ce qui se passe aux Cahiers du Cinéma). Quand certains cessent d’écrire parce qu’ils n’ont plus envie, il en vient d’autres.

            Les textes sont expédiés par la poste. Le premier ne sera peut-être pas publié (arrive trop tard, n’est plus d’actualité) mais s’il est bon on en demande un autre à l’auteur. Ce fut le cas d’Emmanuel Carrère (son prof de latin écrivait pour la revue) : il envoya un texte sur Hitchcock qui fut refusé mais on lui demanda d’en rédiger un autre sur les batailles au cinéma et celui-ci fut publié.

            Pas de rédacteur en chef à Positif mais un comité de rédaction dont les membres se réunissent dans les bureaux (au début : au domicile des uns et des autres) de la revue chaque dimanche à 17 heures. 

Si le comité est parisien (il faut assister aux réunions au moins deux fois par mois), Positif compte aussi des collaborateurs (qui envoient un texte de temps en temps) et des correspondants à l’étranger. 

            La revue a changé d’éditeur plusieurs fois. Parce que le titre Positif lui appartenait, l’un d’eux a voulu virer les rédacteurs → rachat par le comité afin de garder son indépendance. A présent le titre lui appartient et depuis 12 ans un contrat le lie à l’Institut Lumière et aux éditions Acte Sud. La revue tire à 10 000 exemplaires. C’est peu mais elle est lue par les professionnels de la profession. Le compte-rendu de juillet/août sur le festival de Cannes est très consulté par les distributeurs et les exploitants.

            Positif a des liens avec les cinéastes mais, afin de garder son indépendance, ne donne pas dans l’amitié. Yann Tobin cite l’exemple de Wim Wenders avec qui la revue a une relation très forte jusqu’au jour où un de ses films déçoit → annulation de la mise en couverture et du rendez-vous pris avec le réalisateur, qui n’a jamais pardonné ce revers. Quand des rédacteurs de Positif se retrouvent en face de lui lors d’un dîner, il les ignore. Puis il fait un film qui plaît à la revue → bonne critique → respect de Wim Wenders.

            La critique : un genre littéraire mineur. Une critique écrite par Flaubert sera toujours moins importante que Madame Bovary.

            Yann Tobin : j’aime quand il remarque que Michel Ciment peut être « distant »

14h. Jacky Caillou (Lucas Delangle, 2022, France). Dans les Alpes, une histoire de louve-garou chez les magnétiseurs-guérisseurs. 

Incapable de donner au film la note minimale de 1 (= « ne se prononce pas », façon polie de dire que le film est nul), je ne peux lui attribuer qu’un 2, mais comme ça correspond  à celle donnée à Unrueh qui lui est, selon moi, supérieur, je ne suis pas satisfaite.

17h. Golda Maria (2020) du producteur… 

(Il a, entre autres, produit les films de Sólveig Anspach -la cinéaste la plus libre qui soit- et insiste bien, Je ne suis pas réalisateur) 

… Patrick Sobelman et son fils Hugo. 

Golda Maria

Après avoir produit pour Arte des films sur les déportés, il se dit qu’il en a oublié une : sa grand-mère. En 1994 c’est le bon moment, pour lui et pour elle : elle a envie de parler, ce qu’elle n’avait jamais fait en famille. Il la filme sur des cassettes VHS.

En 2018 sa femme, également productrice (elle a produit Lune de miel d’Elise Otzenberger), lui dit qu’il a fait le travail à moitié → l’idée du film qu’une  amie productrice l’invite à montrer, Vous ne pouvez pas garder ça pour vous.

« Face à la caméra, ses [ceux de sa grand-mère Golda Maria Tondovska] souvenirs reviennent, de son enfance en Pologne à sa vie de femme en France, nous livrant le témoignage vivant d’une femme juive née en 1910, sa traversée du siècle et de ses horreurs[1] ».

Question : pourquoi attend-elle quinze mois pour accepter d’aller en Suisse…

(Sa réponse -elle veut être en France pour y vivre la victoire- ne satisfait ni son petit-fils -qu’est-ce que ça cache ?- ni moi)

… quand son mari, qui y est avec leur fille Simone (future mère de Patrick Sobelman), lui envoie tous les jours un passeur ? Elle est arrêtée lors de sa tentative, en compagnie de son fils Robert, trois ans, et de sa belle-mère qui seront tous les deux gazés…

(A un Allemand qui lui demande pourquoi elle n’a pas demandé réparation pour la perte de son fils, elle répond, Comment peut-on mesurer la valeur d’un enfant ? Ce qui nous ramène à L’Enfant des frères Dardenne, vendu par son père pour 5000 euros)

… dès leur arrivée à Auschwitz-Birkenau. 

(La colère de Maria est intacte quand elle mentionne le négationniste Faurisson)

En 1948, Golda Maria a un autre fils prénommé Gérard dont l’enfance a dû, dit Patrick Sobelman, être un cauchemar : elle l’appelait toujours Robert. Gérard a été fait pour remplacer Robert.

Simone, qui prétendait ne pas être au courant de ce que sa mère avait vécu, n’a pas voulu voir les rushes. Elle a attendu sa mort (à l’âge de 102 ans, c’était donc en 2022) pour regarder le film et a dit, Je n’ai rien appris que je ne savais déjà (a-t-elle écouté aux portes quand Golda Maria s’enfermait avec son amie de déportation Yvette ? se demande son fils).

Pour terminer sur une note moins tragique Patrick Sobelman dit de sa grand-mère, C’était une coquine. C’est avec elle qu’il a pris sa première cuite, à la sangria, à l’âge de 13 ans.

21 h. Seis dies corrents (Neus Ballús, 2021, Espagne-Catalogne) que je traduirais bien par « Six jours ouvrables » mais dont le titre français, Les Plombiers, est tout aussi pertinent. Film (drôle) sur l’acceptation de l’autre et la nécessité de vivre ensemble malgré ses différences. Ma note : 4 (« très bon »).

Incendies de forêt monstres en Gironde à la Teste-de-Buch depuis près d’une semaine. Pas de victimes humaines, se réjouit-on (et c’est normal) mais quid de la faune et de la flore ?

Mardi 19 juillet

            11h. A cause de Langlois (Mamad Haghighat, 2022, France).

            « Un jeune cinéphile d’Ispahan envoie une lettre » (en persan, qu’il conclut par le mot « merci ») « à Henri Langlois dans laquelle il lui exprime son désir de le rencontrer. Ne recevant pas de réponse, il débarque » (en 1977) « à Paris pour le voir. Trop tard, Langlois vient de décéder. Le jeune homme ira pourtant converser avec lui au cimetière Montparnasse. Dans son voisinage se trouve la tombe du fondateur de la cinémathèque iranienne » Faroukh Gaffari, longuement interviewé) «  lui-même formé par Langlois[2] ».  

            Si Langlois est mort, Mamad Haghighat (nom qui signifie « vérité ») découvre qu’à la Cinémathèque on peut voir quatre à cinq films par jour. Dès 1979 il y propose un cycle de films iraniens. Il dirige pendant plusieurs années la Filmothèque Quartier latin. Est retraité depuis six ans. Mais il fait toujours des films et écrit des livres.

            17h. Première séance de courts métrages (un prix sera attribué). Se détachent

            Dernière station (Pierre Ferrière, 2021, France). « Un client fait le plein dans une station-service isolée, puis… ». Avec Dominique Pinon et Pascal Légitimus. Note : 5 (excellent).

            Parallèles (Ambroise Carminati, 2021, France). « L’observation parallèle de deux jeunes femmes : une bergère et une custom success manager » (traduction ?) « dans le quotidien de leur journée de travail ». Devinette : laquelle a ma préférence ? Note : 4. Mais je regrette de ne pas lui avoir donné 5.

            21 h. Alcarràs (Nos soleils). Autre devinette : des arbres fruitiers ou des panneaux solaires, qui sera gagnant ?

Premier film catalan (Carla Simón) en 120 ans à recevoir un prix international, à savoir l’Ours d’or au festival de Berlin 2022.

Mercredi 20 juillet

            14h. Godland (Hlynur Pálmason, 2022, Danemark, Islande). 

« À la fin du XIXe siècle, un jeune prêtre danois se rend dans une région reculée de l’Islande pour y construire une église et photographier ses habitants. Mais plus il s’enfonce dans ce paysage impitoyable, plus il s’éloigne de son but, de sa mission et de sa moralité[3] ».

La première partie (difficile marche à travers une Islande inhospitalière) me fait penser à Jauja, film de Lisandro Alonso (2014) dans lequel Viggo Mortensen sue sang et eau dans le désert argentin (« pays de merde ! ») à la recherche de sa fille enfuie. 

Note 4. Mais j’aurais dû lui donner 5.

            17h. Deuxième séance de courts métrages. J’aime assez

            La Meute (Sept réalisateurs, 2021, France). « Après une journée éprouvante, une jeune femme d’une vingtaine d’années raconte son histoire à un policier dans l’espoir de se faire entendre… ». Film d’animation. A noter : trois films aujourd’hui sur les violences faites aux femmes ou les rapports hommes/femmes.

            Tu vas revenir ? (Léo Grandperret, 2021, France). « Max et Chloé sont timides. Un cours de théâtre pourra-t-il changer la donne ? »

            La Débandade (Fanny Dussart, 2021, France). « Trois hommes, trois générations (70, 50 et 20 ans), un point commun : leur virilité qui déraille… ». Avec Gérard Darmon et Philippe Lellouche.

            Tous notés 4. Mais je parie sur Parallèles.

            Jeudi 21 juillet

            13h 30. Palazzo di Giustizia (Chiara Bellosi, 2020, Italie).

« La limite entre justice et vengeance est parfois perméable. Dans un grand tribunal italien, Viale attend d’être jugé. Son crime ? Avoir poursuivi, puis tué, l’un des deux voleurs qui lui ont soustrait les recettes de sa station service. Le second attend de l’autre côté des barreaux et fait confiance à la rhétorique de son avocat. Dehors, sa compagne attend de savoir, en compagnie de leur fille, s’il sera jugé coupable. Face à elles, la fille de Viale espère que son père sera acquitté pour légitime défense. Toutes ces vies en équilibre instable se croisent dans le tourbillon d’une machine judiciaire où l’attente se cristallise et où le jugement tarde à arriver[4] ».

Jugement que nous ne connaîtrons pas : le sujet du film est ailleurs, dans « les familles, les enfants, les femmes des accusés et des victimes qui attendent dehors[5] ».

Note 4.

15h 30. Troisième séance de courts métrages parmi lesquels je détache

Pour un zeste d’amour (Hadrien Kasker et Mathieu Bouckenhove, 2021, France). 

« Pour séduire Alizée qu’il vient de rencontrer, Sébastien se met en tête de cuisiner le plat parfait mais il n’a pas le citron vert censé le rendre aphrodisiaque[6]… »

            Dernière valse (Jean-Baptiste Delannoy, 2021, France). Quand on perd un être cher, est-ce une offense à sa mémoire de ne pas conserver ses effets personnels ? Est-il choquant de ne pas garder les habitudes qu’on avait avec lui ? Pas très original mais… Avec Rufus. 

            Quant à La Mort de Claudette (Gérard Patoureau, 2021, France), ce documentaire sur une artiste hors norme gagnerait à ne pas raconter son enfance à l’aide de personnages (en pâte à modeler ?) aussi laids, Claudette et ses œuvres ne méritent pas ça.

Wet Sand

            17h 30. Wet sand (2022) d’Elene Naveriani que la présentatrice du film nous apprend être queer, de même que son acteur principal qui d’ailleurs n’en est pas un (il est professeur d’université), aucun comédien géorgien n’ayant accepté de jouer un gay …

            (« Après le suicide de son grand-père Eliko, Moe retourne dans un village au bord de la mer Noire pour organiser ses funérailles. En découvrant le secret du défunt, son histoire d’amour secrète pour un autre homme, Amnon, la jeune femme va mettre en lumière le sectarisme enraciné de la communauté[7] ») 

… la Géorgie est un des pays les plus homophobes d’Europe.

Note : 4.

Vendredi 22 juillet

            14h. Le Cœur noir des forêts (Serge Mirzabekiantz, 2021, Belgique). 

Des deux films belges proposés par Louis Héliot pour le prix Sólveig Anspach, les responsables des Ciné-Rencontres ont sélectionné celui-ci. Je ne sais à quoi ressemble l’autre, mais Le Cœur noir des forêts

(« Nikolaï, 16 ans, vit en foyer d’accueil. Solitaire et hanté par les origines de son abandon, il rêve de fonder une famille. Il convainc Camille, 15 ans, de partir vivre avec lui dans la forêt[8] » et d’avoir un enfant ensemble. Film réaliste qui flirte curieusement avec le fantastique avec ces vues -toujours accompagnées d’un grondement, menace invisible- de forêt artificiellement assombrie dans laquelle Camille finit par se perdre comme une sœur du Petit Poucet qui aurait perdu ses frangins)

… ne trouve pas le chemin de mon intérêt (pourquoi bon sang ce désir d’enfant ?) ni celui de JC qui, en pleine projection (il a piqué un somme, se réveille brusquement, se croit dans son lit devant la télévision), se tourne vers moi et me demande tout haut, Tu regardes ça ? 

Le réalisateur (né en 1975) est aussi pharmacien à Bruxelles. Qu’il le reste.

Note : 1.

21h 15 (en théorie). Soirée plein air dans le parc de la mairie. Certains l’aiment chaud

(Mais d’où sortent ces sous-titres tout droit sortis d’une traduction de Google où les expressions traduites littéralement -j’essaie d’en retenir mais elles sont si nombreuses que ça m’embrouille- sont du pur charabia ?)

… de Billy Wilder est précédé d’un petit concert (standards des années 1930 à 1950) censé être exécuté… 

(Exécuté, mot approprié : on ne demande pas à la violoniste d’être Stéphane Grappelli ni à la saxophoniste de jouer comme John Coltrane, mais il y a des limites et les couacs dans Petite fleur sont presque des caricatures)

… par des profs du Conservatoire. Cependant, dit le directeur, ce sont les vacances et la plupart sont partis en concert. Alors, qui joue ?

Samedi 23 juillet

            14h. La Dernière nuit de Lise Broholm (Tea Lindeburg, 2021, Danemark).

            « Campagne danoise, fin du XIXe siècle. Lise, aînée d’une famille luthérienne, rêve d’émancipation. Mais lorsque sa mère est sur le point d’accoucher, la jeune fille voit sa vie basculer en une nuit[9]… ».

            Encore une histoire d’accouchement. Et de foi. Lise demande à Dieu de sauver sa mère contre le renoncement à ses études et à son amoureux. Il laisse la mère mourir mais la fille doit quand même renoncer à tout. Ou bien Dieu est injuste ou bien il n’existe pas, rayer la mention inutile.

Et puis les cris, le jeu outrancier (ah ! le naturel des enfants chez Mia Hansen-Løve !), la lenteur, le flirt (encore) avec le fantastique (le nuage rouge sang au fond du champ de blé) dans une situation traitée avec le plus grand réalisme. L’ennui. C’en est trop.

Note : 1

            21h15. Remise des prix…

            (Coup de cœur du jury jeune : Wet sand -bravo-

            Prix du court métrage : La Débandade -très bien-

            Prix Sólveig Anspach : Wet sand -c’est mérité-)


[1] Brochure des Ciné-Rencontres.
[2] Brochure des Ciné-Rencontres.
[3] https://www.senscritique.com/film/godland/47402147
[4] https://festival-villerupt.com/title-item/palazzo-di-giustizia/
[6] Brochure des Ciné-Rencontres.
[7] https://www.rts.ch/info/culture/cinema/12983480-avec-wet-sand-elene-naveriani-brise-les-tabous-de-la-
[8] https://www.senscritique.com/film/Le_Coeur_noir_des_forets/45594381
[9] https://www.ufo-distribution.com/movie/ladernierenuitdelisebroholm/

Le Journal de Dominique Prades 2022

Vendredi 15 juillet 2022

           Hommage est rendu, pour leur fidélité, aux Cramés de la bobine par le président (?) des Ciné-Rencontres en cette soirée d’ouverture, en présence de Jean-Pierre Dardenne (né en 1951) dont L’Enfant (2005, réalisé avec son frère Luc, de trois ans son cadet) est projeté ce soir.

            L’idée du film est venue aux frères pendant le tournage de Le Fils : une jeune femme venait souvent sur les lieux, poussant un landau qu’elle maniait avec une telle violence qu’ils ont pensé qu’il était vide. Comme elle était toujours seule, ils ont imaginé qu’elle cherchait le père de l’enfant → c’est quoi devenir père ?

L’Enfant : avec Olivier Gourmet et Jérémie Renier, qu’on retrouve régulièrement… (Vous faites souvent appel aux mêmes comédiens,  jamais aux comédiennes, leur a fait

 remarquer Emilie Dequenne. Ils n’ont pu qu’en convenir) 

            … dans les films des frères.

            Après des démêlés avec le gouvernement français en 1968, Armand Gatti enseigne à  Bruxelles. Jean-Pierre étudie avec lui l’art dramatique (Luc : philosophie et sociologie). Gatti demande aux Dardenne de réaliser des documentaires sur les résistants de la Seconde guerre mondiale et sur les ouvriers. Suivent deux longs métrages de fiction jamais sortis en France…

            (Falsch, avec Bruno Crémer en 1987 et Je pense à vous avec Robin Renucci et Fabienne Babe en 1992)

… = des échecs retentissants… 

(Ne maitrisent pas les techniciens, en particulier sur le second film où le chef opérateur n’en fait qu’à sa tête, disant qu’il s’y connaît mieux qu’eux. Les frères : syndrome de l’autodidacte) 

… → ils fondent leur propre maison de production → leur troisième long, La Promesse (1996), est fait contre le précédent. C’est le premier dont ils ont la maîtrise…

(Belle séquence, que j’avais oubliée, de poursuite entre un scooter et une voiture : ne me souvenais que de la vente de l’enfant -et de sa récupération-) 

… et le film fondateur de leur cinéma.

Samedi 16 juillet

            Débat avec Jean-Pierre Dardenne après la projection de La Promesse

            A l’époque, les immigrés qui arrivent en Belgique bénéficient d’une assistance publique s’ils ont une adresse où habiter → des gens comme Roger les attendent à la gare pour leur louer un logement contre du travail au noir. Le bas de Seraing (banlieue de Liège d’où les Dardenne sont originaires) devient un ghetto pour immigrés (ayant vu les frères faire des repérages pour un autre film, un homme leur propose des logements).

            Olivier Gourmet. Immense acteur de théâtre. Il joue dans quatre pièces par an mais les Dardenne ne l’ont jamais vu. Ils le rencontrent dans un jury qui se réunit tous les trois mois. Alors qu’ils le filment, Luc remarque, Tu n’as pas les yeux bien ajustés. Olivier n’en convient pas, mais pour les frères, c’est formidable. Ce qui leur plaît en lui : il n’a pas l’air d’un acteur (= mon propre ressenti). Sans lunettes, il est perdu et c’est bien, parce que cet accessoire est très important dans le film. Les lunettes choisies sont celles payées par la Sécu. Elles sont moches.

            Jérémie Rénier. Trouvé par casting.

            Avant le tournage, Olivier et Jérémie passent du temps ensemble tout seuls. Les frères leur demandent de s’entraîner à changer de place en voiture pour se passer le volant : afin de ne pas perdre de temps au tournage, il faut qu’ils le fassent naturellement sans effort. 

            Répétition des scènes de bagarre pour les chorégraphier.

            Tout le monde doit être dans la même optique → les frères prennent le moins de collaborateurs possible entre eux et les comédiens.

            Jérémie Renier/Igor n’est pas conscient de ce qu’il fait. Ce sont les gestes qui l’amènent à changer.

            Tournage chronologique. Ça coûte un peu plus cher mais quand on revient sur les lieux on bénéficie du chemin fait entre temps et on peut améliorer au besoin ce qu’on a déjà tourné.

            Plans séquences et ellipses où la musique n’a pas sa place : les Dardenne travaillent à partir de leurs manques. Leur musique: le vent, le silence. « Mais on épargne du pognon, ça coûte cher un musicien ».

            La Promesse : présenté à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs. Un seul journaliste dans la salle : un film avec Lolo Ferrari est programmé à la même heure et tous les autres ont choisi… 

(Et ça me rappelle qu’en 1985 Lucile et moi avions boudé Emir Kusturica -qui c’est celui-là ?- et son Papa est en voyage d’affaires, qui devait remporter la Palme d’or, pour L’Hôtel du libre échange de Marc Allégret, je n’en suis pas encre remise) 

… de voir les seins de Lolo. Le lendemain, le film fait la une de Libération et les journalistes marris recopient l’article, à grands renforts de « sic ».

Jean-Pierre et Luc Dardenne

  

Pour leur film suivant, les Dardenne suivent un personnage féminin qui se bat pour trouver sa place dans la société.

Sur 1000 postulantes (seul critère inscrit dans le scénario, l’âge : 16-17 ans) les Dardenne en retiennent deux et choisissent finalement Emilie Dequenne, plus terrienne. 

Scène dans laquelle Rosetta doit s’accrocher à un sac de farine. Répétition avec une chaise tenue par Luc : Emilie s’y agrippe avec rage. Idem avec la paire de bottes que Rosetta porte dans le film : Emilie, qui suit des cours d’art dramatique et est plutôt sophistiquée, les enfile tout naturellement.

Le but des Dardenne : sans que ce soit cérébral, faire perdre à quelqu’un qui n’a jamais joué la personne qu’il ou elle est dans la vie. Pour les pros, leur faire oublier leur technique, leurs tics.

Rosetta : un film de guerre. La caméra la suit, toujours derrière. Rosetta est amoureuse du travail comme Emma Bovary l’est de l’amour. Son obsession : trouver un boulot. Pour elle, la solidarité n’existe pas. Les autres sont des ennemis. C’est chacun pour soi. Libéralisme. Jusqu’au moment où elle est bouleversée par Fabrizio Rongione.

Film mal reçu en Belgique. Perçu comme une insulte à la Wallonie mais à la suite un plan est mis en place en faveur des jeunes.

Le Fils. La caméra est sur la nuque d’Olivier Gourmet → ça lui donne une grande fragilité…

(Et je pense à ce tableau de Bonnard, L’Enfant au pâté de sable -musée d’Orsay-, qui représente un petit garçon accroupi dans le sable, absorbé par son occupation il tourne le dos au spectateur, tendre nuque offerte entre sa blouse à carreaux et son béret noir, et je suis toujours épouvantée à l’idée qu’une grosse main la saisisse et la brise)

… → on a envie de voir son visage, ce qu’il pense, va-t-il se venger de celui qui a tué son fils → énorme tension.

Olivier avait interdit au jeune jouant l’assassin de l’approcher hors tournage à moins de trois mètres. C’était un jeu, dit Jean-Pierre Dardenne, ce que confirme l’acteur dans le documentaire de Luc Jabon et Alain Marcoen, L’âge de raison, le cinéma des frères Dardenne (2014, Belgique) que nous verrons mercredi matin. Un jeu sans doute. Ou présenté comme tel ? 

En Belgique existe le Tax shelter…

 (« Produit financier, mis en place en 2004 par le Gouvernement fédéral, destiné à encourager les entreprises à investir dans la production audiovisuelle en Belgique, moyennant un avantage fiscal intéressant[1] ». Un crédit d’impôt en quelque sorte) 

… qui permet à la société de production des Dardenne, Les Films du Fleuve, de produire des films de Cristian Mungiu ou de Ken Loach.

Le Gamin au vélo. Lors d’un déjeuner avec les frères et le gamin, Cécile de France, qui vient de tourner avec Clint Eastwood, explique que ce dernier ne fait qu’une seule prise (les Dardenne en font beaucoup : au bout de nombreuses prises, le travail disparaît). Aussi, quand à la fin d’une journée de tournage les frères ne sont pas contents du travail acompli, le gamin croit que c’est de sa faute quand ce sont les réalisateurs qui n’ont pas su placer leur caméra. Alors, pour lui faire plaisir, ils lui feront tourner une scène difficile en une seule prise, « à la Clint Eastwood ».

Le Silence de Lorna. Film -que nous (re)voyons à 14h- sur la mafia albanaise qui sévi(ssai)t à Seraing. Les Dardenne demandent à Jérémie Rénier une prouesse physique en lui faisant perdre 15 kilos (sous contrôle médical) pour son rôle de camé. 

Le film contient la plus belle ellipse…

(Qui ne peut être que celle-ci : Jérémie Rénier/Claudy a repris du poil de la bête, il part à vélo en se donnant un but. Au plan suivant, Lorna trie ses vêtements : il est mort)

…du cinéma des frères, dit Louis Héliot, responsable cinéma au Centre Wallonie-Bruxelles/Paris.

Dimanche 17 juillet

            Nous voilà dans un’ bell’ panade

Le soleil cogn’ comme un malade

Il doit bien fair’ trent’ six degrés, six degrés, six degrés, six degrés

Et ça doit encor’ monter.

Il fait un temps abominable

            Ah quelle chaleur c’est intenable 

Heureusement que le ciné, le ciné, le ciné, le ciné

L’ciné est climatisé.

Mais aujourd’hui, en l’absence de Jean-Pierre Dardenne… 

(Déjà reparti, un petit tour et puis s’en va -nous sommes déçus- et ceux qui comme nous ont choisi de ne pas revoir hier Le Gamin au vélo n’ont pas bénéficié de ses dernières confidences) 

… et ayant vu relativement récemment les films programmés en début de journée…

(Deux jours une nuit et La Fille inconnue. Quant à Rosetta, projeté à 21 heures, je ne prendrai pas le risque de vomir en pleine séance -caméra tourbillonnante- comme ce fut le cas en 1999, c’est encore ancré dans ma chair. 

N’irons pas non plus demain -re-voir Le Jeune Ahmed, vu en 2019 aux Cramés, son souvenir : encore vif. Ni Le Fils-pas vomi en 2002 mais atteinte tout du long de nausées, et la magnétique présence d’Olivier Gourmet ne me fera pas revenir aujourd’hui sur ma décision, je ne suis pas maso-)

… nous restons tranquillement chez nous, tous volets fermés, dans la brise du ventilateur.


L’AVENIR de Mia Hansen-Love (2016)-Retour de Prades

Une démarche trottinante comme une course empêchée, un élan têtu contre la souffrance, un bouquet de roses rageusement (et impossiblement) jeté, en s’y piquant, dans une poubelle, un chat noir ronronnant – la vie qui va – au creux d’une femme en larmes, reprise par son passé : ce sont autant d’images fortes, émouvantes de L’Avenir de Mia Hansen-Love, ours d’argent au festival de Berlin 2016.

Isabelle Huppert, tout en retenue fébrile et abandon maîtrisé, y campe Nathalie, professeure de philosophie épanouie dans un lycée parisien, mariée et mère de deux ados, soudain frappée au cœur par trois coups du sort : son mari, sommé par sa fille de clarifier la situation, la quitte après vingt-cinq ans de mariage ; sa mère, aussi capricieuse et tyrannique que malade et dépressive, qui la réveille en pleine nuit, l’appelle en plein cours, meurt dans l’Ephad où on l’a placée ; moins grave certes, écrivant pour des éditions universitaires, elle se voit reprocher un travail trop érudit, pas assez attrayant et finalement remerciée pour n’être pas assez flashy ni synthétique dans son approche philosophique. (Mia Hansen-Love, même si ce n’est pas son propos majeur, offre ici une belle satire du monde de l’édition !)

Ce film tout en finesse, doux-amer et lumineux, sur le deuil (d’une mère, d’un amour, d’un projet éditorial) préfère aux éclats d’une rupture, aux portes qui claquent, aux reproches torturés la douceur de l’amitié, la vie rêvée d’une ferme communautaire dans le Vercors et le bonheur de la transmission enseignante. Il nous offre un chemin de résilience ou plutôt, car le terme est un peu convenu et psychologisant, de reconstruction personnelle, inconsciente, par les mots, les gestes, les choses surtout au fil des jours. Un cheminement fait d’élans et de régressions, de projets de voyage et de colères rentrées, entre mouvement fébrile (continuer pour ne pas sombrer, sans trop savoir où l’on va) et arrêts douloureux sur image. Les larmes, langage du silence et de la solitude, fluctuent au gré des circonstances, de la maîtrise ou de l’abandon avec lesquels on réagira : larmes mêlées de surprise accablée et persifleuse lorsque Nathalie reconnaît à travers une vitre de bus la jeune maîtresse de son mari, pleurs réprimés, bercés et comme sublimés par la musique folk dans la voiture de Fabien, ancien élève et ami philosophe de Nathalie, qui les mène à la ferme du Vercors, sanglots irrépressibles près du chat ronronnant. (A noter le nom délicieux de ce chat noir, de la mère de Nathalie (Edith Scob), Pandora, cherchant sans cesse sa place comme sa nouvelle maîtresse, inquiétant comme le vampire du même nom ou s’enfuyant dans la ferme du Vercors une fois sorti de son panier tel une boîte de Pandore !).

Dans ce très beau film sur la douleur, la dépossession et le dessaisissement de soi pour mieux se retrouver et se réinventer – qu’on subisse d’abord la situation ou qu’on l’ait choisi tel Fabien renonçant à sa vie bourgeoise et parisienne pour faire du fromage dans le Vercors – Isabelle Huppert oscille entre chagrin, humour et amertume. Poussant la maîtrise de soi jusqu’au stoïcisme (elle n’est pas intellectuelle et philosophe pour rien…), elle ne cède jamais, ou que fort rarement, au désespoir ou à l’aigreur. Apprenant que son mari (André Marcon) la quitte, elle ne proteste ni n’éclate, n’exprimant qu’étonnement navré et désillusion accablée, dans un curieux mélange d’incrédulité et d’acceptation, comme pour apprivoiser, déjà, la douleur… »Et moi qui croyais que tu m’aimerais toujours ! » s’écrie-t-elle lorsqu’il lui avoue sa liaison et son désir de la quitter. Ses rares reproches ou bouffées d’amertume concernent des livres (lui aussi est professeur de philosophie), un Levinas emporté, un Schopenhauer (maître en pessimisme) réclamé par lui, tout Kant disparu, lecture pourtant aride et peu consolante. Une telle maîtrise de ses émotions, une telle intellectualisation des situations peuvent paraître peu vraisemblables, relever d’un milieu bourgeois – reproche injuste ou faiblesse du film ? Il n’empêche que cette attitude illustre parfaitement, en toute circonstance de rupture, plus encore que de deuil, le combat entre l’orgueil et l’amour, la pudeur et la souffrance, la dignité à préserver au regard de l’autre comme à ses propres yeux et le besoin de comprendre, de s’expliquer, de s’exprimer. Combat sans fin le silence et la parole, le travail sur soi et l’abandon aux sentiments, l’amère noblesse de l’esprit et le cycle sans fin des émotions, des explications, des reproches. Dans un rare moment d’aigreur, Nathalie venue voir sa fille à la maternité, découvre le bébé bercé par son ex-mari et insiste pour le porter ; quand le nouveau grand-père s’en va enfin, elle a ces mots malheureux et un peu fielleux, comme un retour du passé, un sursaut de rancœur : « ah ! celui-là, je pensais bien qu’il ne partirait pas. » La jeune femme se met alors à pleurer : souffre-t-elle de la maladresse de Nathalie qui vient entacher son bonheur de jeune mère en lui rappelant ce passé qu’une nouvelle génération devrait oublier et dépasser ? Se culpabilise-t-elle en se rappelant qu’elle est à l’origine de la séparation de ses parents puisqu’elle a demandé à son père de prendre enfin une décision courageuse, de quitter sa mère pour sa maîtresse ? Douceur et douleur de la vie, réversibilité entre la mère et la fille : si Nathalie, comme tournée vers l’avenir, chante soudain dans la voiture de Fabien pour enchanter sa souffrance, la jeune mère, tirée vers son passé, pleure au cœur de son bonheur d’enfanter.

Se remettre de la douleur, retrouver le goût de vivre, ne passe pas seulement par un travail sur soi, ou le travail du temps. On pourrait s’attendre à un nouvel amour, l’espérer avec et pour Nathalie, qui n’en est pourtant pas encore là – on ne se remet pas si vite : la force du film est justement de déjouer cette attente facile d’une relation amoureuse entre Nathalie et Fabien, à laquelle Mia Hansen-Love préfère l’admiration familière et la complicité caustique de l’ancien élève pour sa professeure de philosophie.

Non, c’est plutôt le réel qui viendra à notre secours car la nature nous enveloppe autant qu’elle nous environne : « les choses ont leur secret, les choses ont leur légende et les choses murmurent si nous savons entendre » – chantait Barabara dans « Drouot ». A Isabelle Huppert, la nature apporte apaisement et consolation – pelouse des Buttes-Chaumont où elle socratise avec ses élèves, rocher du Grand Bé, déjà, où la famille encore unie était placée pourtant d’emblée sous le signe de la mélancolie romantique face à la tombe de Chateaubriand, champs du Vercors propices aux lectures et terrasse au clair de lune où résonnent encore tard dans la nuit les échos assourdis d’une conversation politique sur l’adéquation entre les idées et les actes, le mode de vie bourgeois de Nathalie et le choix bucolique et libertaire de Fabien.

Oui, les choses nous entourent et nous parlent. Elles nous aident à reprendre pied, même si elles nous rappellent le passé et qu’il faudra bien un jour les abandonner concrètement, à moins que, dans un mouvement dialectique, on ne parvienne, faute de les oublier ou de les faire revivre par le souvenir, à les intégrer à notre nouvelle vie : qui de nous, après une séparation ou un deuil, et ce triste solde de tout compte des objets de l’amour défunt, n’a pas finalement gardé tel tableau, tel bibelot, tel livre d’abord détesté comme un souvenir de l’autre et de la relation avortée pour réapprendre à l’aimer, lui sourire à nouveau un beau matin ? Etrange combat de la possession jalouse et du délaissement salvateur, où l’on emporte un livre ou s’en débarrasse, où la maison familiale de Saint-Malo, appartenant à la famille de l’ex-mari, et où l’on pourrait continuer d’aller en vacances, devient soudain insupportable à Nathalie, qui y récupère toutes ses affaires…

Le livre est sans doute l’objet le plus emblématique de cette relation viscérale aux choses, le plus paradoxal aussi car il pourrait n’être que le véhicule banal, fort remplaçable de la pensée et de la culture d’Isabelle ou de Heinz, son mari. Non qu’il s’agisse de livres prestigieux, ou d’une édition de luxe auxquels on tiendrait particulièrement pour leur valeur marchande : ce sont plus simplement des compagnons de vie, sur lesquels on a travaillé pour ses élèves ou dont le message, les valeurs nous ont portés au fil de notre vie, nourrissant nos interrogations, répondant parfois à nos doutes ou nos angoisses : La Mort de Jankélévitch face à la folie, à la dégradation d’Yvette, la mère de Nathalie, Les Pensées de Pascal qui irriguent le film et dont la lecture devant une classe suscite le questionnement sur le sens de la vie, la misère de l’homme sans Dieu, le pari gagnant de la foi – surtout quand on est athée, que notre vie bascule et qu’il faut lui redonner sens et se réinventer ; mais surtout ce titre oxymorique d’Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, écho direct de l’angoissante nouvelle vie de Nathalie.

La culture et le métier, si on le vit avec passion, ici l’enseignement, nous sauvent -nous l’avons tous mesuré dans les circonstances difficiles – ils nous structurent, ils donnent sens et rythme à nos vies – fussent-elles par ailleurs parties en lambeaux. Du sujet de philosophie qui ouvre le film : « peut-on se mettre à la place des autres ? » aux débats animés entre Fabien et Nathalie (et quel plus beau rêve pour un enseignant que de transmettre non seulement son amour des mots et de la pensée, mais jusqu’à son métier même, et son goût de l’écriture !?), la vie de la pensée anime et scande les étapes douloureuses d’une existence, d’une correction de copies sur un bateau empiétant un peu (trop ?) sur la vie familiale, à ce cours buissonnier, abandon bucolique et concentration rêveuse, sur les collines des Buttes-Chaumont, lui-même interrompu par l’appel d’Yvette, cette mère si possessive. Un fil rouge parcourt ces scènes, ces moments d’échange ou de réflexion, de lecture solitaire : la question de la vérité, au cœur du film et d’un cours de Nathalie. La vérité, en amour, en politique, en philosophie même existe-t-elle, ou ne faudrait-il pas s’interroger plutôt sur les critères qui la fondent ? Tout n’est-il pas plutôt affaire de désir, ou d’urgence intérieure, de vérité intime, pour tout dire, de cheminement pour revivre et se réinventer encore une fois pour Nathalie.

La dernière scène, bouleversante, du film, résume tous ces questionnements et réconcilie les éléments épars de ce drame intime, sous la lumière du monde – un monde intériorisé, un appartement avec sa lampe orangée au fond de la pièce, ses étagères en bambou et ses livres au premier plan, une bibliothèque témoin du temps et de la permanence, de ce qui demeure quand tout semble se déliter : le dîner de famille vient de réunir Nathalie et ses enfants, son gendre et sa petite-fille qu’elle berce dans ses bras. Un lent travelling arrière sur le salon ramène aux marges du cadre le fils de Nathalie et, de l’autre côté, l’héroïne elle-même entrevue dans l’entrebâillement de la porte voisine, puis les met hors-champ, comme pour dire la force des choses qui nous enveloppent et nous sauvent, qui, seules, demeurent et nous préservent lors même qu’elles semblent nous évacuer.

Au son du sublime lied de Schubert Auf dem Wasser zu singen, une certitude nous gagne et nous foudroie : ce sont nos enfants, ce sont les choses qui nous sauvent. Grâce à eux, la vie est enfin réconciliée.

Claude

CINE RENCONTRES PRADES 2022

La vocation des Ciné-Rencontres de Prades est d’œuvrer à une meilleure diffusion des films d’auteurs. Ce festival international de cinéma se tient chaque été depuis 1959 au pied des Pyrénées catalanes

Et cette année encore plusieurs Cramés de la bobine y étaient

La sélection « Solveig Anspach » met en lumière des premiers films et le prix a été décerné cette année à Wet Sand de Elene Naverlani.

Nous proposerons très prochainement ce film dans notre programmation pour le partager avec tous les spectateurs de l’Alticiné !

Murina-Antoneta Alamat Kusijanovic

Synopsis – Sur l’île croate où elle vit, Julija souffre de l’autorité excessive de son père et trouve le réconfort auprès de sa mère. L’arrivée d’un riche ami de son père exacerbe les tensions au sein de la famille. Julija réussira-t-elle à gagner sa liberté ?

Ce film croate a reçu la caméra d’or au festival de Cannes en 2021, a été développé avec le soutien de la Cinefondation du Goethe Institute et coproduit par Martin Scorcese. Il dure 1 heure 32 minutes, a reçu un financement croate, américain et slovène.

Murina hypnotise d’emblée par sa superbe séquence inaugurale et subaquatique qui montre Julija en compagnie de son père Ante, partis comme tous les jours, pêcher la murène au harpon.

Antoneta Alamat Kusijanovic est une réalisatrice croate née à Dubrovnik qui vit aujourd’hui à New York. Après avoir étudié à l’Académie d’art dramatique de Zagreb, elle obtient une maîtrise en scénario et réalisation à l’Université de Columbia à New York.

En 2017, elle avait réalisé un court-métrage « Into the blue » nommé aux Student Academy Award, qui a été récompensé à la Berlinale, au festival du film de Sarajevo et aux Premiers Plans d’Angers.

L’histoire de Murina se déroule dans une nature austère, où les émotions sont exacerbées et, où les sens, exposés à la mer, au soleil et à la roche, incitent le réel à fusionner avec le spirituel.

Pour la réalisatrice, il est important de raconter l’histoire de ces deux générations de femmes piégées dans le machisme et la violence, ce que beaucoup appellent la mentalité croate…

Pourquoi le choix de la murène, ce poisson anguiliforme du bassin méditerranéen dont les dents acérées et la souplesse sinueuse ont des reflets légendaires ?

Son nom scientifique « murenae helena » qui évoque la belle Hélène, la femme la plus célèbre de la mythologie grecque à l’origine de la guerre de Troie, en fait une variation sur l’éternelle histoire de la beauté mise en cage qui cherche désespérément à s’en échapper.

Les acteurs, à l’exception de Javier, joué par Cliff Curtis, sont originaires des Balkans.

Cliff Curtis qui est né en 1968 en Nouvelle-Zélande, est imprégné de tradition maorie. Il a joué : en 1993, le rôle de Mana dans « la Leçon de Piano » de Jane Campion, en 1999, dans « A tombeau ouvert »de Martin Scorcese, en 2022, dans « Avatar », « la voie de l’eau » de James Cameron, en 2024, dans Avatar 3, toujours de James Cameron, ainsi que dans de nombreux téléfilms.

En ce qui concerne Julija, Gracija Filipovic, est née en 2002 à Drubovnik, a reçu une formation théâtrale et a joué dans « Into the blue ». Ces collaborations avec la réalisatrice lui ont valu une reconnaissance internationale et une mention à la Berlinale.

Danika Curcic, qui joue le rôle de la mère, est une actrice danoise d’origine serbe, née à Belgrade en 1985. En 2014, elle joue le rôle de Sanne, atteinte de la maladie de Charcot, dans le film de Bille August, où elle obtient la shooting star de la Berlinale. Elle est aussi présente dans les séries Wallander et Bron.

Leon Lucev, qui joue Ante le père, est né en 1970 à Šibenik en Croatie est un acteur réalisateur. Il joue dans de nombreux films croates et bosniaques, tient le rôle principal dans « Sarajevo mon amour » en 2006 et, en 2010, dans le « Choix de Luna » qu’il a réalisé ainsi que « Love Island » en 2014.

A mon avis, ce premier film, réalisé par une trentenaire, qui est un récit initiatique, a su déjouer les clichés. Il est une œuvre maîtrisée même si l’île paradisiaque où il est tourné est un cocon menaçant pour la jeune fille. On y retrouve de la virtuosité dans la mise en scène, la photographie est sublime et le rythme soutenu. Point qui mérite d’être souligné, il est coproduit par Martin Scorcese que l’on ne présente plus et qui confirme les qualités de cette réalisatrice.

Murina pose l’éternelle question de la libération de la femme dans les sociétés patriarcales mais réussit-il à aider Julija à gagner sa liberté ?

Marie-Christine Diard