Chronique d’une liaison passagère-Emmanuel Mouret

En bref…

Voici un film qui a tout pour plaire, son casting : Charlotte (Sandrine Kiberlain) et Simon (Vincent Macaigne), ce gentil et idéal tandem bobo- Ce style bobo tant prisé par le cinéma d’auteurs français – Et puis il y a l’écriture soignée des dialogues qui est la marque d’Emmanuel Mouret.

Ces deux personnages se rencontrent et n’ont qu’une envie c’est de coucher ensemble. Charlotte l’exprime en mode majeur, carrément et Simon en mode mineur, teinté d’une touche de « culpabilité » et de maladresse. Le décor est planté dès la bande annonce.

…Et si tu m’aimes, prends garde à toi!

Là où tout n’est qu’affaire de désir il n’y a pas de faute : Tu ne trompes pas ta femme car c’est elle que tu aimes, il n’y aura rien d’autre que du plaisir entre nous.

Dans l’amour courtois au Moyen-Age, le chevalier servant aime sa Dame mais tous liens physiques lui sont interdits par le code de chevalerie. Ici Mouret inverse la formule. De sorte que ces deux-là finissent par être obligés d’inventer des stratagèmes de non-attachement, de non-amour pour continuer leur commerce, de se centrer sur leur désir et leur plaisir sans tâche (amoureuse).  D’ailleurs, pour conforter  leur règle de jeu,  ils font une expérience de triolisme en compagnie de la non moins pure est innocente Louise (Georgia Scalliet). Mais voilà! Charlotte et Louise deviennent amoureuses l’une de l’autre. (Louise qui du coup se fera faire une PMA en Espagne…la panoplie complète).

Alors, comment se passe une rupture dans une telle histoire ? Il y a des codes de comportement : Toute manifestation d’attachement est bannie (ce serait lourd). En revanche, l’éconduit peut à la rigueur manifester un peu d’étonnement et de tristesse nostalgique, mais il doit avant tout demeurer tendre et compréhensif.  (Ce qui est léger, élégant).

Alors, on songe un instant à Woody Allen inventeur de situations amoureuses paradoxales subvertissant les codes sociaux, exemple« Whatever Works », mais ça ne dure pas longtemps, il y a chez Woody distance humoristique et capacité d’autodérision qui à mon avis, échappent un peu à Emmanuel Mouret.

Georges

Ve Week-end Cinéma italien

Samedi 1 octobre séance 20h30

America Latina, il ne faut rien en savoir avant de le voir.
Lors de sa présentation, Jean-Claude Mirabella, selon la règle, ne nous en a rien dit.
Et c’est le bonheur total de plonger dans ce film comme dans un liquide amniotique : c’est chargé, visqueux, enveloppant, tiède, odorant, un peu dégoutant.
Attenzione ! ⚠ spoiler
A Massimo, il semble que tout ait, jusqu’ici, réussi. Il a une belle villa, une famille de rêve … mais un jour ou une nuit (?), il découvre qu’une jeune fille sanguinolente est attachée à un poteau dans sa cave jonchée de détritus.
On (Massimo et nous) ne l’avait pas vu venir, on va vouloir comprendre et ça commence à bien « thriller » !
Garder le secret, c’est la base.
Dentiste, Massimo exerce dans son cabinet, ailleurs, en ville, entouré de trois grâces (assistantes) plutôt canon et son ami Simone, son pote de virées nocturnes très alcoolisées, leurs beuveries, fantasme sur l’une d’elle et pose la question : est-ce qu’il couche avec ? Question qui nous embarque sur une piste bientôt brouillée par beaucoup d’autres. On est baladé entre la vie souterraine et la vie au-dessus, deux mondes sans connexion, sans rapport sauf qu’il s’agit de 4 jeunes femmes aux mêmes cheveux longs : son épouse merveilleuse, évanescente, amoureuse, caressante, amore mio (hic), anormalement jeune, leurs deux filles adolescentes et la jeune fille hurlante sans mots de la cave.
Une femme coupée en quatre.
A posteriori, on pense au film « Les Proies ». Les longues robes, l’enfermement, les champignons, ici version sucrée, gâteau aux cerises chaud-bouillant- fumant.
Les rebondissements s’enchainent, les questions se bousculent … C’est quoi ce tutto de piano ? On est en alerte, on patauge, chaque détail compte pour mieux douter et essayer de coller les morceaux.
Il y a un truc, enfin, il y a plusieurs trucs, plutôt … ça ne peut pas coller.
« Nous avons choisi la voie la plus risquée pour nous : la douceur. La douceur et toutes ses conséquences extrêmes. America Latina est un film sur la lumière, et nous avons privilégié le point de vue de l’obscurité pour l’observer »
Avec America Latina, les jumeaux D’Innocenzo, Damiano et Fabio, signent un nouvel opus de leur Italian gothic fresco.
Impressionnant !

Du cinéma, quoi !


Marie-No

ENNIO-GIUSEPPE TORNATORE

Le documentaire remarquable de Giuseppe Tornatore, très complet et éclairant aurait pu faire l’économie d’une fin (coda…) hagiographique un brin disproportionnée. Il use et abuse, à mon sens, un peu du « rythme » caractéristique des documentaires venus d’outre-Atlantique. Une phrase courte, impossible à assimiler sur le fond, assénée par un nouveau « témoin », suivi d’une nouvelle phrase courte etc. Ce sont les usages d’aujourd’hui…

Néanmoins, ce film est traversé d’émotions que le réalisateur n’a pas hésité à filmer « en gros plan » sur l’artiste Ennio Morricone. Ce compositeur, habité par la musique et d’une sensibilité rare, dévoile ainsi sa vie traversée de sentiments profonds. Les mots humiliation, culpabilité (colpevole répète-t-il !) reviennent lourdement. En effet, ce musicien aimé par le public, voire vénéré, a été d’abord et systématiquement rejeté par ses pairs. Ce grand amoureux de la musique absolue (musica assoluta) n’a été reconnu que par ses musiques de film, réputées mineures… Le « métier » ne l’a « adoubé » que tardivement, contraint par la formidable estime que sa musique a suscitée.

Et pourtant, le contrepoint, image de notre musique occidentale, même si elle n’est pas toujours perçue, nourrit absolument la musique de Morricone. Placer B.A.C.H. dans le Clan des Siciliens, quel signe ! Sa musique de film reste également presque toujours tonale, au point qu’on la qualifie en toute confusion de classique ! Mais au fond n’est-il pas aussi connu pour avoir surpris tout le monde par l’introduction de « bruits » surprenants, grincements, aboiements, chutes d’objets divers, trouvant leurs origines dans la Musique Concrète, chère à ses années de jeune apprenti compositeur. Un harmonica et une guitare électrique très « distors » (La distorsion est la base fondamentale du rock) que l’on imagine en souriant accompagnés par le plus « sérieux » orchestre symphonique ! Et que dire de l’usage de la voix telle un instrument, le plus souvent sans parole.

Malgré tout coupable ! Coupable de révéler les contradictions, toujours omniprésentes, entre une musique absolue, supposée seule dépositaire de l’art et des musiques rejetées hors de la « vraie musique ».

Ce documentaire, très beau, peut sembler long mais il fait la part belle à la musique de Morricone, si puissante, si forte. À tel point que l’on peut partir avec le regret de ne pas avoir entendu assez de musique de ENNIO.

Pour les Cramés de la Bobine

Christian Chandellier

COSTA BRAVA LEBANON-Mounia AKL

COSTA BRAVA LEBANON, LUTTES ECOLOGIQUES, PATRIARCAT, LIBERTÉ

Costa brava Lebanon est un film de Mounia Akl, réalisatrice et scénariste libanaise de 33 ans, sorti le 27 juillet 2022 en salles. Le titre est énigmatique et la réalisatrice quasiment une inconnue du grand public.

C’est en effet son premier long-métrage, tourné pendant trente-six jours en novembre-décembre 2020, dans le cadre de la résidence Ciné Fondation de Cannes. Ciclic, l’agence régionale du Centre pour le livre, l’image et la culture numérique du Centre-Val de Loire, dont le siège est à Château-Renard a soutenu l’écriture du scénario.

Nous connaissons la Costa Brava, la côte catalane espagnole. Et c’est une catalane, Clara Roquet, qui est co-scénariste du film. Mais le titre renvoie à la décharge « Costa Brava » au sud de Beyrouth, à l’embouchure du fleuve Ghadir, à proximité immédiate de l’aéroport international, ouverte en avril 2016 et présentée par le gouvernement libanais comme une solution à la crise des déchets provoquée par la fermeture d’une grande déchetterie en 2015. Les manifestations s’étaient multipliées contre la crise sanitaire et aboutirent en 2019-2021 à une révolte contre les inégalités. La pandémie de Covid et l’explosion meurtrière sur le port de Beyrouth le 4 août 2020, qui trouve un écho dans le film avec l’explosion dans la décharge, ont fini de plonger ce pays dans la crise.

Mounia reprend avec ce film le sujet des déchets six ans après son court-métrage Submarine sélectionné à Cannes 2016 qui était déjà une fiction et non un documentaire, un film d’anticipation d’une vingtaine de minutes, tourné en pleine crise des déchets. Vous pouvez le voir ici : https://ciclic.fr/ciel17-submarine-de-mounia-akl-film-court-metrage-en-ligne.C‘est l’histoire d’une jeune femme, Hala. qui ne se résout pas à partir tandis que les ordures ménagères inondent la ville, que les autorités organisent l’évacuation des habitants, et que les risques d’épidémie sont présents partout.

Au sens propre comme au figuré, la réalisatrice met en scène l’idée que nous sommes submergés par nos ordures. Submarine pose la question du départ forcé, de l’exil, mais aussi celui de la marge de liberté de chacun pour s’opposer à la décision des autorités.

PARTIR OU RESTER

« Partons, on ne peut pas fuir toute notre vie » (Soraya). « J’ai évacué l’espoir depuis longtemps » (Walid)

On retrouve dans Costa Brava Lebanon, ces thèmes des déchets et de l’exercice contrarié de la liberté. On pourrait m’objecter que dans Costa Brava Lebanon, la famille a choisi de quitter Beyrouth pour une vie meilleure et plus saine, le début du film nous les présente comme des Robinsons suisses dans une campagne libanaise idyllique, vivant en autarcie heureuse dans une île de verdure, ayant coupé les ponts avec la capitale que l’on voit au loin (de fait le téléphone ne marche pas et il n’y a pas d’internet). Beyrouth était invivable de par la saleté des ordures et la répression de la contestation.

Mais l’obligation de partir est vécue différemment selon les personnages, car si c’est un choix pour le père, Walid, qui dit qu’il serait devenu fou s’il était revenu à Beyrouth et qu’il faudrait un an pour la nettoyer, c’est le seul à en être réellement convaincu et continue à le vouloir même lorsque la décharge les envahit.

Soraya, son épouse, propose plusieurs fois de retourner à Beyrouth et regrette sa vie de chanteuse à succès. Sa carrière a été brisée par leur départ : elle a arrêté de chanter car ils avaient des rêves et des espoirs de changer le monde mais ils ont tout perdu : « Ils nous ont brisés » dit-elle. Mais elle regrette y compris les inconvénients de Beyrouth, elle rechante pour ses filles « Beyrouth mon amour, j’ai autant de bleus que toi » et réentend avec nostalgie le bruit de la ville : les spectacles, la scène, les manifs, la ville… 

La grand-mère, Zeina, n’avait certes plus qu’une année à vivre à Beyrouth et respire mieux à la campagne depuis huit ans mais elle fume en cachette pour se sentir vivante. Pour elle aussi Beyrouth c’est la vraie vie.

On comprend peu à peu que le père a imposé son choix à son épouse et à toute sa famille, au point que le thème du patriarcat monte en puissance dans le film jusqu’à la révolte de Soraya, qui finit par exprimer ce qu’elle ressent vraiment, libérer sa propre parole : « les lumières me manquent, les manifestations me manquent, notre ancienne vie me manque ». « Je m’en vais » dit Soraya, et cette fois elle ne quitte pas Beyrouth, au contraire elle y revient, elle quitte Walid car elle n’est pas heureuse. « On n’est pas heureux ici ? » disait Walid, silence en réponse de Soraya.

LA DENONCIATION DU PATRIARCAT

Je pense pour toi (Walid à Soraya). Qui t’a demandé de nous protéger, on étouffe (Soraya à Walid)

Lorsque le choix de fuir une ville polluée devient absurde puisque le site de la décharge est encore plus polluant que Beyrouth (« ils seront bientôt dans notre chambre » dit Soraya), l’acharnement du père à rester devient du pouvoir patriarcal : il interdit pratiquement à Soraya d’aller à Beyrouth pour rencontrer l’avocat, il interdit à sa fille aînée d’avoir un smartphone où elle voit la vie à Beyrouth. Il vocifère des ordres de plus en plus durs au fur et à mesure que la situation se dégrade : « Tu ne sors pas sans masque ». Il devient violent et se défoule en tirant sur les oiseaux charognards qu’il appelle des rats volants, c’est une image très dure. Il commande. Sa mère le traite alors de « fasciste ».

Rim, semble échapper à la violence et au pouvoir patriarcaux, à première vue seulement car elle ne connaît de Beyrouth que la vision de son père à laquelle elle adhère sans avoir les moyens de la discuter. Mais cette vision est faussée de mauvaise foi dans le sens de l’épouvante, pour la mettre de son côté et qu’elle ne veuille pas repartir. Soraya crie à Walid d’arrêter de lui raconter des mensonges, en effet on craint pour la santé mentale de cette enfant dans le film.

La sœur de Walid, Alia, venue pour l’enterrement de la grand-mère, résume bien cela quand sa nièce lui dit : « Papa dit que tu ne sais pas ce que tu veux », et qu’elle répond fort justement « c’est parce que je ne veux pas ce qu’il veut lui ».

Soraya explose (« j’ai perdu le compte de tout ce que tu détestes ») et décide de partir, le quitter et revenir à Beyrouth : dans une belle image, les manifestations venues de Beyrouth arrivent sur la décharge au moment où elle part les rejoindre.

OÙ VIVRE COMMENT VIVRE

La vie est passée tandis que j’attendais (Zeina).

Mounia a participé activement aux manifestations lors de la crise des déchets de 2015 dans le pays. « C’est la première fois que j’ai eu le sentiment d’appartenir à un mouvement, parce qu’il était en quelque sorte sans leader », explique Akl en évoquant les manifestations qui ont secoué le Liban il y a six ans. « J’ai grandi après la guerre civile dans un pays où l’on ne compte que lorsqu’on suit un certain leader ou un parti politique. Ce n’est pas mon cas. Je n’ai jamais senti que j’appartenais à ce monde-là. Lorsque la crise des déchets a éclaté, j’ai eu l’impression que les rues appartenaient à ma génération. Cette crise était aussi une métaphore des dysfonctionnements dans le pays. Il ne s’agissait pas seulement d’une catastrophe environnementale qui a transformé notre ville, mais aussi de corruption politique ».

Mounia Akl semble dire que la vie dans un monde en crise, la ville de Beyrouth, était la vraie vie, cette famille a renoncé non seulement à sa vie antérieure mais à vivre, en prenant le parti de s’éloigner des problèmes au lieu de chercher à les résoudre. La fuite vers une pureté de vie conduit à une autarcie qui n’est pas une vraie vie, à savoir vie sociale dans son temps, dans un contexte bon ou mauvais. Mounia, militante, défend le choix de la lutte politique qui est celui de son personnage, Soraya, être dans le monde pour essayer de le changer et non hors du monde pour se préserver. De plus, Soraya considère qu’ils sont « favorisés » car ils peuvent s’isoler des problèmes, vivre dans une île. Et elle admet que la réalité les a rattrapés et que leur solution a atteint sa limite. Le père ne comprend pas car il répond que cette bicoque (et une vieille voiture), c’est tout ce qu’ils ont et qu’ils n’ont que « le fruit de leurs efforts ». Lui pense que « les manifestations n’ont jamais rien changé », il croit aux actions légales ou à la pression internationale pour venir à bout de cette décharge, Soraya croit encore à la lutte directe ou en tout cas elle veut être avec ceux et celles qui essayent.

FAMILLE ET SOCIÉTÉ

J’ai toujours été obsédée par la famille et par la façon dont, en observant sa structure, on peut comprendre les failles d’une société. (Mounia Akl)

« En grandissant, j’ai toujours pensé que c’était à cause du Liban que mes parents se disputaient. J’étais convaincue qu’il existait une relation entre la pression extérieure qu’ils subissaient et leurs moments de vulnérabilité. Je voulais donc réaliser un film sur cette friction, sur la manière dont les contraintes au Liban font que les personnes qui y vivent n’ont pas le temps d’exister ou de prendre soin d’eux-mêmes. Cela fait ressortir nos propres démons parce que nous sommes toujours en état de crise ».

Il est frappant de voir dans le film que ces parents qui se disputent de plus en plus durement au fur et à mesure que la décharge avance et les divise, n’ont pas appris à leurs enfants à vivre comme êtres sociaux dans leur nouvelle vie depuis 8 ans : Rim 9 ans, qui n’en a pas connu d’autre, vit dans un monde imaginaire et tout inconnu est un extraterrestre qu’elle voit et élimine, croit-elle, en fermant les yeux (sur la réalité !), ou en jetant des pierres si ces étrangers sont identifiés comme tels. Tala 17 ans ne sait pas comment vivre le passage de la puberté. C’est Zeina qui la conseille et lui conseille une sexualité libre. Tala et Rim ne savent pas résoudre leurs interrogations car elles sont hors du monde qu’elles ignorent, qui tente Tala et effraie Rim. Rim, par manque de clés d’appréhension du réel, tombe dans l’irrationnel, elle vit casquée à cause des rats de Beyrouth et passe son temps dans une pensée magique à compter et à répéter que tout ira bien pour exorciser les problèmes de plus en plus angoissants, Tala, par manque de conseils pour conduire sa vie, se jette dans les bras d’un employé servile de la multinationale, l’ennemi de la famille. Ce n’est pas un échec de la lutte de cette famille mais un échec de la solution individualiste que constitue la fuite, ce qui écorne au passage certaines solutions de purisme écologique proposant de vivre en marge du monde au lieu de vouloir le changer collectivement.

Mounia Akl dit de Costa Brava Lebanon : « Le plus important est que certains personnages de ce film sont en accord les uns avec les autres pour dire que la situation doit changer. C’est important, parce que quand on croit qu’on peut changer, cela veut dire qu’il y a peut-être un peu d’espoir ».

LA LIBERTÉ

Je ne pense pas que les cinéastes doivent transmettre des messages dans leurs films, mais plutôt soulever des questions(Mounia Akl)

Avec le thème au premier plan de l’écologie, celui des moyens de lutte qui en découlent, celui du patriarcat qui s’affirme comme étant majeur au cours du film, il y a, de façon continue mais plus en filigrane, le thème de la liberté. Dès la première scène, un dîner plein de rires, est-on libre à table de manger comme l’on veut, dans la petite société de la famille, le père dit que Rim est libre. Mais vers la fin du film quand il dit à sa mère, Zeina, au cours d’une dispute cette fois, : « tu es libre de partir », et que Zeina dit qu’elle partira, on sait que sa seule liberté de partir sera celle de mourir. C’est d’autant plus terrible que c’est le personnage le plus épris de liberté. Et de fait elle accepte de partir dans la scène suivante (suivante ou presque puisqu’il y a uns semblant de réconciliation avec son fils, une scène affectueuse où Walid l’aide à se nourrir mais qui ne résout pas leurs différends).

La sœur de Walid, Aila, a vraiment changé de vie en changeant de pays (la vente ou expropriation de son terrain, cause du problème, n’est plus un problème pour elle), elle n’est pas une militante (elle semble travailler en entreprise en Colombie) et pourtant c’est la seule qui a exercé sa liberté. La grand-mère veut d’ailleurs la rejoindre. Mounia veut-elle dire que soit on reste et on milite soit on part, vraiment ailleurs, dans un contexte réel ? Le pire serait de rester un pied dedans et un pied dehors, en marge de tout (le capitalisme d’un côté et la contestation de l’autre) comme Walid et Soraya, qui ne sont pas vraiment partis puisque tous les matins, Beyrouth est à l’horizon.

Nous avons vu un beau film en effet qui nous interroge et pas seulement sur ce qui s’est passé au Liban, mais sur ce qui se passe partout et arrive à nos portes, tels les déchets de Costa Brava Lebanon. Où aller, que faire, comment lutter contre la démesure du désastre écologique causé par la puissance du capitalisme, ses gouvernements et ses multinationales ?

Monica Jornet

Week-End de Cinéma Italien 2022

Voilà… Bien heureux de ce week-end Italien passé ensemble, de ces moments cinématographiques animés par Jean-Claude Mirabella et…il y avait dans l’air comme une ambiance d’avant-Covid et espérons-le, d’après… Nous étions tout au plaisir de nous retrouver et d’échanger les uns les autres durant les poses.

Je vous livre ici quelques impressions sur ces films du WE vous pourrez en savoir davantage en voyageant sur le Site de Cramés de la Bobine et en lisant les excellents articles de Laurence, Marie-No, Françoise ou Marie-Annick. (en appuyant sur le bouton rouge à gauche, vous y êtes!)

Théorème de Pasolini ouvre le WE, c’est la seconde fois que nous y présentons un film ancien, après » la fille à la valise ». Pasolini aurait eu cent ans cette année, ça justifiait bien ce petit écart. Dès sa sortie en 1968, ce film a fait scandale. La venue d’un jeune homme est annoncé dans une maison bourgeoise, il y arrive séduit la bonne, la mère, le fils, la fille, le père, (mais où étaient les grands-parents ?) puis s’en retourne un peu comme il était venu. La mécanique bourgeoise, bien huilée de la famille se brise et chacun de ses membres voit en lui s’opérer un changement radical — Pour le meilleur et le pire — Sommes-nous choqués aujourd’hui d’un tel film ? Nous n’en avons pas eu l’impression, sommes nous séduits ? Guère davantage. Disons alors que ce film a satisfait la curiosité de ceux qui ne l’avaient jamais vu et de ceux qui voulaient le revoir, dans les deux cas c’était une belle introduction à la conférence du dimanche sur l’œuvre cinématographique de Pasolini, brillamment réalisée par JC Mirabella.

« Les huit montagnes », voici une avant-première, réalisée par un couple dans la vie comme au travail : Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen(vo, décembre 2022, 2h27) avec Luca Marinelli (Pietro), Alessandro Borghi (Bruno) et Filippo Timi. D’après le roman de Paolo Cognetti. On pouvait imaginer qu’avec ce cadre, ce film serait en cinémascope. Mais surprise, c’est du 1.33 (presque carré), pas mal du tout. C’est l’histoire d’une amitié entre deux jeunes garçons. Elle paraît simple, Pietro est un citadin pas trop dégourdi et Bruno depuis son plus jeune âge, un montagnard dans l’âme. Les deux enfants vont cultiver une solide amitié et s’aguerrir, d’autant qu’ils font de longues et hautes excursions guidées par le père de Piétro. Un jour, cette montagne qui a réuni ces deux amis d’enfance va les séparer, jeunes hommes, ils souhaiteront s’y retrouver, reconstruire le cours brisé des choses. Mais chacun doit faire son chemin, Bruno ne saurait quitter sa montagne, Pietro veut parcourir le vaste monde. Les réalisateurs entrelacent habilement histoire de montagne et histoire de vie, belles, tragiques parfois, singulières toujours. Pour en savoir plus : voir le billet de Laurence dans le site des cramés de la Bobine et si vous regrettez de ne pas avoir pu voir ce film, qu’à cela ne tienne ! Il sera de nouveau à l’affiche à l’Alticiné dans quelques semaines.

« America Latina » est le troisième film des frères jumeaux Damiano et Fabio d’Innocenzo, révélés avec « Frères de sang » en 2018, Leur deuxième film, et l’étrange « Storia di vacanze », sorti en 2021 et que nous avons projeté au WE italien 2021. Comme le remarque Marie Annick, ils y confirmaient leur talent et leur originalité. Là nous avons eu droit à un film déconcertant, décapant j’ajouterais. Un film qui ne se laisse pas saisir du premier coup, qui intrigue, vous ballade, prend le spectateur à contre-pied jusqu’à la dernière image. Mon sentiment de malaise à la sortie de la salle n’a pas résisté à une nuit de sommeil. Ces  jumeaux en effet ne cherchent pas à nous servir des choses prévues et à séduire qui que ce soit. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils conduisent leur film comme ils l’entendent et prennent leur risque. Une chose est sûre ils auront des adeptes fidèles. Qui seront-ils ? On ne sait que répondre mais on leur souhaite le plus nombreux possible. Pour en savoir plus : voir le billet de Marie-Annick dans le Site des cramés de la Bobine.

« La dérive des continents », Film de Lionel Baier, « La dérive des continents ( au sud ) 2022, est la troisième pièce de l’Europe vue par un Suisse ( qui n’en fait pas partie ) » nous dit Françoise sur le site des Cramés de la Bobine. En 2017 nous avions vu un film italien d’Andréa Segré,« l’Ordre des Choses » qui traitait plus gravement ce sujet. Avec la dérive, la tonalité est bien plus légère. Une certitude, ce film a été apprécié par nombre spectateurs, j’ai pu le vérifier à la pose café. Je n’en étais pas si sûr car comme Laurence, je trouvais que ce film traitait trop de sujets : les relations franco/allemandes, mère/fils, amantes/amantes, imigrés/europe, la visite des politiques, ce qu’on montre et ce qu’on cache, ce qu’on travestit. Sans doute la note à la fois grave et humoristique, la générosité du film, le jeu des acteurs dont Isabelle Carré ont emportés l’adhésion.

Nostalgia Avant-première. Film de Mario Martone (vo, novembre 2022, 1h57) avec Tommaso Ragno, Pierfrancesco Favino et Francesco Di Leva. Ce film a eu le plus grand nombre de spectateurs, ce qui prouve que le public des cramés de la bobine est un public averti, certains comme moi-même ont lu le billet de Marie-No dans le Site des Cramés de la Bobine ou des critiques qui ne manquent pas sur internet. Et le film est à la hauteur de tout le bien qu’on dit de lui. Pierfrancesco Favino est de presque tous les plans. Dès le début, l’arrivée à Naples, le retour d’exil, la reprise de contact délicatement sensuel, les retrouvailles avec la mama, si petite et si fragile sont des images inoubliables. Mais cette nostalgie fait écran à d’autres choses indicibles qui petit à petit se révèlent. « L’expression d’une force inconnue qui pousse chacun à soulager sa culpabilité » dit le Docteur Freud.
Ce film va repasser à l’Alticiné, ne le manquez pas et si vous l’avez vu, vous pourrez ainsi le revoir si le coeur vous en dit.

Marcel Film réalisé par Jasmine Trinca (vo, juillet 2022, 1h33) avec Alba Rohrwacher, Maayane Conti et Giovanna Ralli. Jasmine Trinca est cette belle et excellente actrice, souvent vue aux cramés de la Bobine comme l’indique le billet de Françoise dans le Site des Cramés de la Bobine. Voici un premier film magnifiquement présenté et défendu par J.C Mirabella (sans doute à l’égal des autres, mais celui-ci en avait davantage besoin !). Un premier film prometteur, qui va aux sources du cinéma, avec ses séparations de séquences par des cartons (aux sentences énigmatiques). C’est Alba qui tient le rôle principal, celui d’une artiste de rue, elle est mime, elle a une fille mais c’est une mère énigmatique qui délaisse sa fille pour son chien. Un peu comme l’un des films précédents (América Latina) mais pour une tout autre raison, ce film poétique délivre son sens aux dernières images, nous invitant à le revisiter de mémoire.

Et bien sûr tous ceux qui le souhaitent peuvent commenter à leur guise les films de cet heureux W.E cinématographique. Déposer vos articles dans la boîte du Site les Cramés de la bobine ou les envoyer à georges.joniaux45@orange.fr

Georges

Vu à l’Alticiné …

Dix lignes, dix lignes

Ça ne prévient pas quand ça arrive, ça vient de loin …
Julia n’a pas de place, pas de temps pour le mal de vivre !
Le terrain de sa vie est miné ? Alors elle fonce tête baissée, avec au ventre sa rage de vivre sa passion qui fait fulminer le sang dans ses veines. Qui pour l’en empêcher, d’abord ?
Julia ne reconnait aucune exclusivité des mecs dans ce monde qu’elle a décidé d’habiter. Ce n’est même pas une question. Elle s’impose en grand format, en version hors normes, les coiffant au poteau d’un machisme qu’elle dépasse au risque de finir brûlée vive.
Rodéo urbain sanglant pour un western en cinémascope à quelques encablures du métro parisien. Un film tourné avec virtuosité, caméra à l’épaule, un film de bruit et de fureur qui survole une réalité sociale pour plonger dans une réalité mentale, celle de l’obsession furieuse de Julia pour la moto.
Premier film, un peu plein, mais très impressionnant par l’actrice principale, Julie Ledru, par les scènes de groupes particulièrement réussies, par le côté quasi documentaire de ce monde inconnu, ses codes, son langage. Un univers où la virilité s’exprime en wheeling, tous chromes dehors, et aussi par une violence verbale de chaque plan.
Il faut avoir envie de plonger dans ce monde pétaradant, dans les vapeurs d’essence, en roue arrière sur le bitume.
Je l’ai eu et bien m’en a pris.
J’y pense encore.
Marie-No

Vu à l’Alticiné…

Dix lignes, Dix lignes !

« Tout le Monde aime Jeanne » 

 Premier long-métrage de Céline Devaux et quel beau premier film ! Rien ne vaut un scénario sur mesure pour obtenir un casting parfait. Les acteurs sont dans leur registre et ils le sont avec mesure. Blanche Gardin et Laurent Lafitte sont impeccablement dirigés et donnent toute l’émotion tantôt joyeuse, tantôt désolée qu’un spectateur peut souhaiter pour ce film à la fois humoristique et grave. Nous avons lu le synopsis, Jeanne (Blanche Gardin) vient de perdre tout ce qu’elle avait et davantage encore dans ce qu’il est convenu d’appeler le fiasco de son entreprise écologique, il ne lui reste rien, en bon thérapeute, son comptable lui en explique les conséquences que par déni, elle ne semblait pas saisir vraiment. Ce qui rappelle un peu le marquis de Castellane : « non seulement je suis ruiné, mais si de plus je dois vivre pauvrement ! ». Par bonheur et malheur à la fois, il lui reste l’appartement portugais de sa mère qui vient de mourir. Jeanne toute à sa déprime s’y rend. Et c’est là qu’elle rencontre Jean (Laurent Lafitte). Bonne séance !

« Revoir Paris »

Alice Winocour la réalisatrice a choisi Virginie Efira, Benoit Magimel et quelques autres acteurs tous remarquables pour ce film qui nous parle de ceux qui après un attentat, sont à la recherche de leur histoire, ceux qui comme c’est le cas du film, cherchent à reconstituer leurs souvenirs, la vérité aussi insoutenable soit-elle… À lui survivre et à vivre. Alice Winocour, arrive à figurer à bonne distance, cette traumatologie de guerre où se bousculent fantômes et faux souvenirs et pires encore, les souvenirs vrais avec leurs images et leurs bruits terrifiants. D’abord elle a choisi Virginie Efira qui certainement interprète ici l’un de ses plus beaux rôles, elle est parfaite. Et il y a tous les autres acteurs, jusqu’au dernier plan très émouvant avec Amadou Mbow, qui nous montre des beaux traits humains : la tendresse, la compassion, la solidarité et la reconnaissance. Saisissants aussi, les décors urbains, le Paris des rues et bistrots avec ces superbes jeux d’ombres et de lumière. Bistrots et rues, insouciants et conviviaux qui furent aussi des lieux de massacre.

Georges

Decision To Leave-Chan-Wook Park(3)

Dans la brume des sentiments …

Le film est d’une grande virtuosité à la fois esthétique et formelle : face à un cinéma de plus en plus industrialisé (c’est-à-dire « markété »), Chan-Wook Park veut renouveler les codes esthétiques, tout en se raccrochant à la grande tradition du cinéma, par ses clins d’œil appuyés à des films mythiques. Il veut faire se rejoindre tradition (l’histoire du cinéma) et modernité (le renouveau des codes), et son style, d’une certaine façon, rejoint l’histoire et le destin de son pays : une nation écartelée entre une mémoire à la fois fière et douloureuse, et une renaissance forcée mais assumée, sur un modèle occidental (et industrialisé) dont il dénonce les excès. Decision to leave, la décision de quitter, est l’histoire d’une rupture qui fait écho, au plus profond de l’âme coréenne, à d’autres partitions : entre passé et avenir, orient et occident, mythe et rationalité, entre Corée du Nord et Corée du Sud, enfin.

L’esthétisme poussé de Decision to leave n’est pas, néanmoins, le fruit d’un travail esthétique formel et abstrait. Commentant son travail de créateur, Chan-Wook Park insiste avant tout sur la primauté de l’histoire, du scénario, des personnages, sur la forme. Digne héritier d’Hitchcock, dont le Vertigo sert de toile de fond et d’inspiration à l’intrigue du film, il s’agit d’abord de raconter une histoire, pour tenir le spectateur en haleine tout au long des 2 heures 18 que dure le film. Pari réussi, tant la trame de l’histoire et les moyens de la raconter sont au service d’une même cause : envoûter le spectateur, lui procurer une expérience avant tout sensuelle et sensorielle inégalée. Pour cela, Chan-Wook Park immerge littéralement le spectateur dans ses scènes, comme le héros se projette et s’incruste dans les scènes qu’il imagine, qu’il reconstitue ou qu’il épie, tel le voyeur de Fenêtre sur cour. Or, les références ne sont là que pour surprendre le spectateur, parce qu’elles sont réutilisées dans une perspective radicalement nouvelle. On croit revivre Vertigo ou Fenêtre sur cour, en réalité, la référence n’est la que pour mettre en valeur la singularité et la différence du style de Chan-Wook Park. On joue au chat et à la souris, mais à la place de la souris, il y a un corbeau. « Vous me prenez pour un pigeon ? » dit l’inspecteur à la suspecte ? Une référence au Faucon maltais, sans doute, et à la virilité d’un Humphrey Bogart qui sert de contrepoint à la fragilité de Hae-joon dans la gestion de ses émotions. C’est la femme qui est plus forte que l’homme dans le couple de Decision to Leave, dans une inversion des rôles déjà vue dans le Tess, de Roman Polinski, selon un schéma similaire.

Comme dans Vertigo, l’histoire se déroule en deux séquences qui se répondent, inversées, comme de part et d’autre d’un miroir. La décision de quitter est juste au centre du film, elle sépare les deux parties du film telle la face du miroir, dans Alice au Pays des Merveilles. La deuxième partie est une répétition de la première, une sorte de « déjà vu » : comme dans Vertigo, c’est une deuxième chance qui est offerte à l’inspecteur, et au spectateur, de réellement comprendre ce qui s’est passé dans la première partie du film. La décision est une césure, ou, comme dans la tragédie aristotélicienne, un tournant critique, qui permet de voir chaque partie du film comme symétrique l’une de l’autre. Formellement, cette symétrie renvoie au film fondateur du succès de Chan-Wook Park : Joint Security Area, une enquête sur un meurtre, dans le no man’s land situé à la la frontière de la partitionentre la Corée du Nord et la Corée du Sud.

Ainsi, le film est traversé par les symétries : un héros masculin, l’inspecteur, Hae-joon, qui vit dans un monde rationnel et causal. Une héroïne féminine, Seo-rae, à la fois coupable et victime, toute en sensibilité tactile et affective, dans son métier d’aide-soignante pour les personnes âgées. La femme de l’inspecteur incarne l’amour charnel (l’acte sexuel est un exercice, bon pour la santé, c’est un acte « bio », recommandé par une ingénieure en nucléaire !). L’héroïne représente l’amour platonique, qui stimule l’imaginaire (même si, de façon ambigüe encore, elle campe à la fois le personnage de Paul Verhoven, dans Basic instinct, à la faveur d’un interrogatoire policier, et celui de In the mood for love, de Wong Kar-wai, dans les nombreuses scènes d’effleurement intimiste du couple). Le malheur du héros, en définitive, est d’avoir séparé, en amour, le corps (la femme) et l’esprit (l’amante). C’est cette séparation qui est la vraie cause de l’indécision du héros à choisir entre deux femmes, puisqu’au bout du film, il reste seul dans sa schizophrénie amoureuse.

Grâce à sa sagacité, l’inspecteur va résoudre l’énigme du premier meurtre, sur la montagne. Une femme (l’héroïne) a tué son mari, fonctionnaire de l’immigration. Or, celui-ci, naguère, a facilité l’admission de sa femme en Corée du Sud, chinoise arrivée en clandestine, condamnée pour crime dans son pays natal, en échange de ses faveurs permanentes : le mariage est un chantage. L’inspecteur tombe amoureux de la femme, et un faisceau d’indices indique que c’est la femme qui est coupable. Cependant, Il doit classer l’affaire, comme un simple accident, avant de pouvoir prouver le crime. Il a été trompé, sans doute aveuglé (ou ralenti) par ses sentiments. Au moment où il comprend le crime, il comprend le mobile : le mari est un fonctionnaire véreux, le crime est presque une légitime défense. Mais il renonce à son amour par fierté : il a rompu les codes de son métier de policier. Or ce métier est sa raison d’être, il est brisé. Cette cassure trace l’axe de symétrie du film. Ici, la référence est le film de Polanski, Tess : Angel, le héros, se sent trahi par une révélation qui souille l’innocence de la femme, même si cette souillure n’est finalement qu’un accident de la vie, et même si, comme dans Tess, le spectateur peut soupçonner que c’est Seo-rae elle-même qui lui a indiqué la piste de sa propre culpabilité, en lui donnant l’occasion de rendre visite, seul, à la patiente qui lui a fourni son alibi. Comme Tess, Seo-rae espère que Hae-joon lui pardonnera sa faute. Mais l’héroïne est entachée d’un crime originel, qu’elle ne fait que répéter : elle a euthanasié sa mère, en Chine. Pour Hae-joon, il ne peut y avoir d’amour sans innocence. Il ne peut y avoir de pardon. Sans pardon, pas de réconciliation possible. Comme dans Tess, la quête de la pureté par le héros n’est peut-être que le masque d’un orgueil auto-destructeur. C’est aussi, d’une certaine façon, l’histoire de la Corée.

La deuxième partie du film est la quête de rédemption. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter la future victime du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est un « déjà vu ». Comme dans Joint Security Area, où une même scène de crime est refilmée selon la perspective de plusieurs protagonistes différents (une citation du Rashomon de Kurosawa), Decision to leave est émaillé de flash-backs, qui incitent le spectateur à mieux réfléchir l’action, à changer de perspective. Le déjà vu, dans Matrix, c’est le moment où le « bug » vient troubler la réalité établie. Cette deuxième fois, dès le début de l’action, l’héroïne tient à présenter le futur coupable du crime : c’est son nouveau compagnon. C’est elle, cette fois ci, qui dicte le rythme de l’enquête qui va suivre. Ainsi, Hae-joon, dans cette répétition de l’histoire, pourra cette fois retrouver le coupable et le condamner à temps. Et ainsi retrouver sa fierté. En effet, dans un stratagème machiavélique, le coupable par procuration, c’est Seo-rae elle-même : les ressorts de la tragédie grecque sont là : pour reconquérir son amour, Seo-rae doit redonner l’occasion à Hae-joon de la condamner pour meurtre. L’amour est une mise à mort. Sur l’affiche, les deux amants maudits sont enchaînés, comme dans le film d’Hitchcock, encore. Le héros a les yeux fermés. Enfin, il dort semble dire l’affiche. À force de mettre du collyre dans ses yeux, tout au long du film, pour mieux comprendre, pour mieux traquer le crime, le héros insomniaque ne dormait plus, ne rêvait plus. À vouloir trop garder les yeux ouverts, sur un monde rationnel, le héros en a oublié la force des émotions et des sentiments. Sur cette plage, à la fin du film, comme dans la dernière scène du film de Visconti, Mort à Venise, le héros comprend enfin, mais un peu tard, ce qui fait son humanité : c’est autant la raison, ce soleil qui a brulé les ailes d’Icare, à vouloir trop s’élever dans la pureté d’une vérité éclatante, que la passion, cet univers plus sombre et agité que symbolisent les profondeurs de l’océan, au-delà du miroir des vagues. Dans la première partie du film, le héros s’élève en altitude, sur la montagne (ou dans les ruelles escarpées de Busan), pour trouver la vérité de la raison. Dans la deuxième partie du film, il faut se noyer (dans la piscine, dans la mer) pour comprendre la vérité des sentiments. La référence ultime, d’ailleurs, c’est peut-être Buñuel et le Chien andalou : pour accéder à l’art, il ne faut pas théoriser, il faut oser fendre la pupille, et rendre sa force à l’imaginaire, aux émotions et aux pulsions. L’œil est omniprésent dans le film, mais c’est un élément macabre, souvent, désacralisé comme dans la scène du Chien andalou : l’œil du poisson mort sur le marché, qu’on effleure du doigt, l’œil du cadavre, au travers duquel on entrevoit la scène du crime, piétiné par les insectes. L’œil était dans la tombe et regardait Cain…

En rupture d’un art cinématographique de plus en plus codifié par les impératifs du Marketing, Chan-Wook Park milite pour un art qui se renouvelle sans cesse, dans un jeu où le spectateur n’est pas passif mais où son imagination travaille, sollicitée à chaque plan. A côté du pic à glace de Basic Instinct, autre citation du film, où le couteau traditionnel du crime se transforme sans grande originalité, Chan-Wook Park réinvente… le « mobile » du crime, c’est-à-dire, en somme, le crime « téléphoné ». Le « mobile », en effet, est invasif dans cette histoire : il traduit (le chinois en coréen et inversement), il trahit (les escalades coupables, le trajet d’une filature virtuelle). Traduttore, traditore, dit la formule : traduction est trahison. Le mobile est à la fois tradition (il transmet, nos messages, notre langue) et modernité (il est l’extension de nos sens, la vue, l’ouïe, le toucher, instrument cardinal et digital d’une réalité « augmentée », comme dit le transhumanisme). Mais nous aide-t-il vraiment à communiquer ou est-il simplement l’artisan de notre isolement solipsiste dans une moderne solitude ? Et si c’était lui la véritable « arme du crime » ? Le cinéma asiatique donne-t-il la leçon au cinéma américain sur le bon usage de la technologie dans l’art cinématographique ? 

La chanson du film a pour titre la brume. C’est la chanson favorite du cinéaste et de la patiente, ainsi que de l’héroïne, comme on le devine. Le héros du film est comme le voyageur solitaire du tableau de Caspar David Friedrich : il lui a fallu grimper sur la montagne pour contempler et comprendre la puissance de la brume.

Patrick Raviroson

Decision To Leave, Park Chan-Wook (2)

Ce film surprenant composé en trois parties est une délicieuse mise en abîme. 

Le réalisateur Park Chan-Wook fait feu de tout bois, c’est comme si dans les deux premiers tableaux, il avait patiemment accumulé pièces à conviction et tension érotique telles des brindilles et des branchages savamment agencés sur le sol, à seule fin de produire au final la combustion parfaite entre bois et air. Tout cela avec une maîtrise et une économie de moyens remarquables.

Quand ce dispositif s’embrase c’est l’apothéose. Le feu de camp prend avec une subite incandescence dans un décor de bord de mer démontée. La tempête s’intensifie au fur et à mesure que l’immanence du dénouement saute à la gorge du spectateur. L’ondée lave toute la pression accumulée et donne sa dimension tragique à l’intrigue inéluctablement nouée dès les premiers instants. Dans la séquence finale toutes les digues cèdent en même temps.

« Decision to leave » est un film complet. Son titre lui-même est révélateur de la dramaturgie de l’œuvre. Les deux protagonistes sont Hae-Joon, un policier coréen obsessionnel et insomniaque et Seo-Rae, une aide-soignante chinoise énigmatique, suspectée de meurtre à plusieurs reprises. Ils se comportent comme deux araignées. Dans une minutieuse chorégraphie chacune imperturbablement tisse sa toile autour de son araignée partenaire. Elles finissent chacune prisonnière de la toile tissée par l’autre dans une figure d’une grande puissance poétique. Car le choix est cornélien. La « décision de quitter », c’est à-dire le renoncement est au cœur du film, il n’est pas négociable et emporte tout le reste.

Les ficelles du genre sont tirées avec une maestria hitchcockienne en diable. Les ressorts psychologiques des personnages se déploient dans un labyrinthe où chemine le cours implacable de l’enquête policière. Evidemment intervient le grain de sable qui vient à la fois détourner l’enquête officielle et propulser le sentiment amoureux au-delà des limites autorisées. La quête amoureuse qui s’apparente à une quête de sens se superpose à l’enquête, aux enquêtes plus exactement. 

Quant à la fresque sociale, elle est portée par une brochette de personnages caricaturaux sur fond de vengeance, de malversations et de manipulation. Hormis le policier, les hommes sont violents, calculateurs et dénués d’empathie. Dans ce bestiaire se retrouvent notamment pêle-mêle un homme respecté mais loin d’être respectable, sa moralité douteuse et son machisme n’ont d’égal que l’auto-culte de sa personnalité. Ou encore un magouilleur opportuniste aux abois. Un imbécile aveuglé par son complexe d’Œdipe. Un voyou incontrôlable incapable de lâcher la bride à son ex petite amie. Bref des portraits sans concession d’hommes lâches confrontés à la mort et pour lesquels la femme n’est qu’un objet de possession. Dans ce monde brutal frapper une femme apparaît presque anodin.

Face à cet univers impitoyable les femmes incarnent toutes une forme de résistance passive. La sénilité d’une mémé, le pragmatisme d’une salariée en centrale nucléaire, le caractère tour à tour blasé, borné ou vulgaire d’employées mal dégrossies, toutes ces femmes touchantes par leurs qualités tout à fait ordinaires sont taillées pour une vie tranquille sans excès. Les questions effrontées d’une jeune assistante sagace apportent un peu de piment à l’ensemble. Mais surtout l’héroïne bouscule ce jeu de quilles avec sa formidable présence. Par son intelligence, sa vaillance et sa logique diabolique de mante religieuse aussi, elle semble racheter la résignation de la plupart de ses consœurs. De la même manière que son alter ego masculin, par son élégance et l’élan par lequel il se laisse « briser » rachète le machisme et l’obscénité de ses congénères. En définitive leur duo impossible nous oblige à placer amour et dignité au-dessus de la morale. Le couple se frôle en permanence, la chair est sublimée plutôt que consommée.

Enfin le prix mérité de la meilleure réalisation qu’a remporté le film à Cannes lui donne encore une place à part, une place de podium. Les jeux de miroir, le don d’ubiquité que la caméra confère à ses personnages principaux, la beauté de la photographie également font que le spectateur est immergé dans ce polar sans égard pour la fatigue qu’engendre pour lui toute cette complexité. Oui ce film est passionnant et éreintant. Et je ne parle pas de l’ombre de Confucius lui-même qui plane sur les éléments de décor que sont la montagne et la mer. Ni du parti-pris esthétique qui affaiblit la vigilance du spectateur devant la narration en mode fusil de Tchekhov. Pour ma part j’en redemande.

Evelyne Cherbit

8/9/2022